1 : ELOGE DE L’AMOUR… ET DE LA MEMOIRE / Elias Jabre
Les vieillards ne veulent pas le temps, car ils ont peur de déchoir…
Dans l’amour, il y a trois âges : la jeunesse, l’âge adulte et la vieillesse.
Edgar rappelle qu’il y a également quatre moments : « la rencontre, la passion amoureuse, la séparation, les retrouvailles. »
Edgar auditionne une vieille actrice qui joue le troisième âge de l’amour. Elle récite : « Ça dépend de l’idée que je me fais encore de moi. Quelqu’un qui a pour projet d’aller encore de l’avant, implique dans son précédent moi, le moi qui n’est plus, et il se désintéresse. Par contre, le projet de certains refuse le temps, et un lien solidaire très fort avec le passé s’établit. C’est le cas de presque tous les vieillards. Ils ne veulent pas le temps, car ils ont peur de déchoir chacun, en son moi intérieur. »
Dans la deuxième partie, Edgar répète ces mêmes mots deux ans plus tôt au vieux résistant figé dans son passé :
« Qui va décider si notre passé est vivant ou pas ? » demande le vieil homme.
- Ça dépend de ce que vous pensez, vous. Celui qui a pour projet d’aller encore de l’avant définit son ancien moi comme un moi qu’il n’est plus. Au contraire, le projet de certains implique le refus du temps, une étroite solidarité avec le passé. La plupart des vieillards sont dans ce cas. Ils refusent le temps parce qu’ils ont peur de déchoir. Chacun garde la conviction d’être demeuré immuable. Mais dans quelle mesure la mémoire nous permet-elle de récupérer nos vies ? » répond Edgar.
De même, Berthe demandera à sa grand-mère : « Il y a une question que je n’ai jamais osé poser, à grand-papa, non plus. Pourquoi vous avez gardé votre nom de bataille, et pas le vrai (…) Vous vous appelez encore Bayard. Pendant la guerre, oui, mais après ? »
Bayard, nom héroïque de chevalier… La vieille femme ne répond pas.
Ce passage entre en résonance avec le temps présent qui semble arrêté. Peut-être peut-on déceler un indice de cette glaciation ?
Si l’on reprend les quatre moments de l’amour, il semble que ces vieillards aient été saisis d’une telle passion pour leur moi héroïque de résistants (deuxième moment de l’amour), qu’ils n’auraient jamais réussi à passer le moment de la séparation. Et comme si ce refus de la séparation avait entravé le mouvement en empêchant les générations suivantes d’exister, le référent ultime restant cette période glorieuse qui aurait émasculé tout devenir.
Lorsque Edgar arrive chez le couple de vieux résistants, des américains débarquent au même moment leur racheter leurs souvenirs afin d’en faire un film.
Les deux vieux semblent alors les représentants d’un peuple immobile qui n’a jamais su se défaire de son histoire. Ils ont perdu leurs enfants qui se sont suicidés après 68 et voient aujourd’hui un monde sans mémoire qui fonctionne sur les images de leur passé. Passé qu’ils vendent à présent à Hollywood pour retrouver un peu de couleur ou gagner un peu d’argent.
Cette impossibilité de la séparation avec cette tranche d’héroïsme ou simplement cette longue digestion naturelle semble avoir vitrifié le temps, quelles que soient les poussées de désir des générations suivantes. Car jusqu’à présent, les valeurs de notre temps restent perpétuées par ces images de résistance. Des images mortes de héros du passé qui ont donné leurs noms à des rues que les passants ont oublié….
Un monde qui a perdu la mémoire…
Tout au long du film, Godard incruste des mots sur fond noir qui scandent l’histoire.
Eloge de l’amour… de quelque chose,… de quelque chose… de quelque chose… La locution « de quelque chose » réapparaît régulièrement, comme si le titre lui-même cherchait à se souvenir de quoi…
Mais qu’est-ce qui a été perdu ? La mémoire de l’amour ? Ou la mémoire de la mémoire ?
Eloge de l’amour est un éloge de l’amour de la mémoire, comme si l’un n’allait pas sans l’autre.
Dés le début de la première partie, Edgar demande à une jeune fille qui passe le casting, si elle se souvient des noms des personnages qu’elle doit jouer :
« - Vous vous souvenez des noms ?
- Non, je ne sais plus du tout. » répond la jeune actrice.
Le film commence et se termine avec la même réplique. On entend, en effet, pendant le générique de fin qui boucle la deuxième partie, Edgar répéter cette phrase qui fait ainsi la jonction avec la première partie (chronologiquement inversée).
« - Vous vous souvenez des noms ? Ou peut-être qu’on l’avait pas dit. Peut-être qu’on l’avait pas dit. Peut-être qu’on l’avait pas dit », répète la voix désabusée d’Edgar, et le film s’achève.
Tous les acteurs ou comédiens qu’Edgar rencontrera semblent souffrir de la même amnésie.
Il demandera à l’un d’entre eux venu lire un passage du Bleu du ciel : « Vous avez entendu parler de cet écrivain ? – Bataille ? non. »
L’acteur lira son texte avec emphase, comme un héros de spectacle, et Edgar de conclure, comme à chaque fois : « Non, ça n’ira pas ».
Ce dernier lui demande « Mais pourquoi ? ». La réponse d’Edgar : « Je l’ai déjà dit, un adulte, ça n’existe pas », comme si ces acteurs n’étaient pas à la hauteur de son projet, étant juste capables de jouer des rôles, mais non d’incarner ses personnages.
Une autre actrice essuiera sa colère : « Il faut apprendre à lire, Madame, ou à dire, ou apprendre à écouter ». Puis, « Ça n’ira pas. » répète Edgar, avant de la laisser avec Philippe qui chantonne le texte qu’elle ne sait pas lire.
Edgar erre dans un monde vieux où les jeunes n’ont pas de mémoire, les jeunes étant jusqu’à cette vieille actrice au regard vide et poignant à laquelle il fait la leçon.
Hollywood au service du capitalisme et de l’Etat américain
Cette amnésie mêlée à cette vitrification des images du passé semble entretenue par une machine infernale qu’alimentent les « américains », peuple sans histoire qui dévore les histoires des autres au profit du commerce.
Dans la deuxième partie du film, le producteur américain venu acheter les souvenirs du couple de vieux résistants compte faire un film avec Juliette Binoche. Il est accompagné d’un homme du State Department qui représente l’Etat : « Washington is the real director of the ship, and Hollywood is only the Stewart. (…) Ils disent que le cinéma est l’avant-garde du commerce. »
Les américains sont présentés comme n’aimant pas l’histoire, mais les histoires.
Quand Edgar fait une remarque à la productrice américaine sur le concepteur de sa voiture, une Lotus, elle lui répond avec agacement :
« So what?
- You don’t like history, miss » répond à son tour Edgar.
Lors d’une discussion avec Berthe, dans la première partie, Edgar lui dit : « les Américains du Nord, ils n’ont pas de mémoire à eux ou très peu. Alors ils achètent celles des autres. Surtout de ceux qui ont résisté, ou ils vendent des images parlantes, mais une image ne dit jamais rien. On n’y voit plus rien, mais c’est ça qu’ils veulent.
- Je suis de votre avis. », répond la jeune femme.
Aujourd’hui, les histoires des peuples sont brouillées par les images hollywoodiennes. La résistance est devenue un divertissement pour des foules qui leur permettra de s’exalter le temps d’une séance, avant de reprendre leur place dans un monde immobile.
Matrix apparaît plusieurs fois. Dans la deuxième partie, des jeunes filles habillées et coiffées en costumes traditionnels font signer une pétition pour passer Matrix en breton. Scène improbable de notre modernité où les images d’un passé devenu folklorique se durcissent et luttent contre les images d’un monde de marchandise. Images gelées du passé, images marchandises du présent, décomposition de notre temps.
Matrix, dont on voit l’affiche dans la première partie, est également l’illustration de la superproduction américaine qui utilise la résistance comme un thème hollywoodien au service du commerce, ce qui la déconnecte de toute politique.
Edgar, dans la deuxième partie colorisée, discute au restaurant à propos du capitalisme et du spectacle avec l’homme qui l’aide à faire son travail de recherche :
« - Ceux dont on parle, en fait, ils considèrent la vie comme une pute dont ils profitent pour améliorer leur existence. Ils confondent la vie et l’existence
- L’extraordinaire pour améliorer l’ordinaire, comme on dit.
- C’est exact.
- On peut jouir de l’existence, pas de la vie. »
On retrouve plus loin un échange similaire entre Edgar et la jeune femme : « Quand est-ce que le regard a basculé à votre avis ?
- (…) avant la préséance de la télé (…) sur la vie. »
La discussion résume un monde où le capitalisme serait une sorte de maladie parasitaire qui se nourrirait de la vie, l’exploitant jusque dans ses derniers retranchements pour fabriquer des images extraordinaires au service d’existences gelées.
Monde d’ennui avec des moments de spectacle. Monde de la fin de l’histoire et de la mort de la politique.
Elias Jabre
Eloge de l’amour… et de la mémoire / 2009
Extrait du texte publié dans Chimères n°70 Dedans-Dehors 1
2 : ELOGE DE L’AMOUR / Alain Badiou
(…) la France est simultanément le pays des révolutions et une grande terre de la réaction. C’est un élément dialectique de compréhension de la France. J’en discute souvent avec mes amis étrangers, parce qu’ils continuent à entretenir la mythologie d’une merveilleuse France toujours sur la brèche des inventions révolutionnaires. Alors, ils ont forcément été un peu surpris par l’élection de Sarkozy, qui ne s’inscrit pas tout à fait dans ce registre… Je leur réponds qu’ils font une histoire de France dans laquelle se succèdent les philosophes des Lumières, Rousseau, la Révolution française, Juin 48, la Commune de Paris, le Front populaire, la Résistance, la Libération et Mai 68. Fort bien. Le problème, c’est qu’il y en a une autre : la Restauration de 1815, les Versaillais, l’Union sacrée pendant la guerre de 14, Pétain, les horribles guerres coloniales… et Sarkozy. Il y a donc deux histoires de France, emmêlées l’une à l’autre. Là où, en effet, les grandioses hystéries révolutionnaires se donnent libre cours, les réactions obsessionnelles leur répondent. De ce point de vue, je pense que l’amour aussi est en jeu. D’ailleurs, il a toujours été très lié aux événements historiques. Le Romantisme amoureux est lié aux révolutions du XIX° siècle. André Breton, c’est aussi le Front populaire, la Résistance, le combat antifasciste. Mai 68 a été une grande explosion de tentatives de nouvelles conceptions de la sexualité et de l’amour. Mais lorsque le contexte est dépressif et réactionnaire, ce qu’on tente de mettre à l’ordre du jour, c’est l’identité. Cela peut prendre différentes formes, mais c’est toujours l’identité. Et Sarkozy ne s’en est pas privé. Cible numéro un : les ouvriers de provenance étrangère. Instrument : des législations féroces et répressives. Il s’était déjà exercé là-dedans quand il était ministre de l’Intérieur. Le discours en vigueur mêle identité française et identité occidentale. Il n’hésite pas à faire un numéro colonial sur « l’homme africain ». La proposition réactionnaire est toujours de défendre « nos valeurs » et de nous couler dans le moule général du capitalisme mondialisé comme seule identité possible. La thématique de a réaction est toujours une thématique identitaire brutale sous une forme ou sous une autre. Or, quand c’est la logique de l’identité qui l’emporte, par définition, l’amour est menacé. On va mettre en cause son attrait pour la différence, sa dimension sociale, son côté sauvage, éventuellement violent. On va faire de la propagande pour un « amour » en toute sécurité, en parfaite cohérence avec les autres démarches sécuritaires. Donc défendre l’amour dans ce qu’il a de transgressif et d’hétérogène à la loi est bien une tâche du moment. Dans l’amour, minimalement, on fait confiance à la différence au lieu de la soupçonner. Et dans la Réaction, on soupçonne toujours la différence au nom de l’identité ; c’est sa maxime philosophique générale. Si nous voulons au contraire, ouvrir à la différence et à ce qu’elle implique, c’est-à-dire que le collectif soit capable d’être celui du monde entier, un des points d’expérience individuelle praticables est la défense de l’amour. Au culte identitaire de la répétition il faut opposer l’amour de ce qui diffère, est unique, ne répète rien, est erratique et étranger. J’écrivais en 1982 dans Théorie du sujet : « Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois. »
(…) Godard a toujours inscrit dans ses films, moment historique après moment, ce qu’il estimait être les points de résistance, les points de création aussi, et plus généralement tout ce qui méritait à ses yeux d’entrer dans la composition d’une image. Sur l’amour, essentiel pour lui, il me semble qu’il le distribue entre une conception forte et puritaine à la fois de la sexualité, et une tension proprement amoureuse dont les femmes principalement sont dépositaires, au point que les rejoindre, ou en accepter l’autorité sur ce point, est pour tout homme une épreuve. Je viens de travailler avec lui sur son prochain film, où je ferai peut-être, dans le rôle du philosophe-conférencier d’une croisière en bateau de luxe, un passage, ou peut-être pas, car qui sait ce que cet artiste va faire à la fin de tout ce qui fut tourné ? J’ai admiré de près son exactitude, son exigence, unique. Et c’est presque toujours de l’amour qu’il s’agit. Cependant, la différence que je verrai entre lui et moi sur la connexion entre l’amour et résistance, c’est la mélancolie qui chez Godard est la couleur de toute chose. Je suis incurablement éloigné, y compris s’agissant de l’amour, de ce coloris subjectif.
(…) En politique, comme nous l’avons dit, il y a des ennemis. Donc, on ne va pas se soucier de leurs souffrances d’amour. Ils ne vont pas, si vous me passez l’expression, nous la faire ! Si on est lucide politiquement, on dira que le fait que Sarkozy ait été ou non trompé par sa femme n’est pas, franchement, notre problème. Mais dans un autre registre, celui d’un savoir diffus concernant les vertus de l’amour, un registre qui a d’ailleurs été cimenté par le christianisme,, il faut bien reconnaître que l’on s’intéresse à la visibilité de l’amour. Et, finalement, cette visibilité fait partie du champ sans bornes où se façonne, avec des matériaux impurs, le courage politique, le quel part toujours de ceci que les ennemis n’ont aucune signification surnaturelle, ni aucune force transcendante. Je songe – pour ne pas nous cantonner aux médiocrités sarkoziennes – à un exemple d’amour intense, sublime, de notre histoire : celui qui, du temps de la Fronde, a lié la régente Anne d’Autriche à ce politique génial, corrompu et retors qu’était Mazarin. Du point de vue des émeutiers, cet amour a été indissolublement un terrible obstacle (jamais la régente ne lâchera son homme) et un aliment essentiel de la polémique populaire, qui représentait Mazarin en cochon pervers. On ne saurait mieux dire qu’entre la politique et l’amour n’existent que des rapports ambigus, une sorte de séparation poreuse, ou de passage interdit, dont il faut rien de moins que les ressources du théâtre pour rendre raison. Comédie ? Tragédie ? Les deux. Aimer, c’est être aux prises, au-delà de toute solitude, avec tout ce qui du monde peut animer l’existence. Ce monde, j’y vois, directement, la source du bonheur qu’être avec l’autre me dispense. « Je t’aime » devient : il y a dans le monde la source que tu es pour mon existence. Dans l’eau de cette source, je vois notre joie, la tienne d’abord. Je vois, comme dans le poème de Mallarmé : Dans l’onde toi devenu(e) / ta jubilation nue.
Alain Badiou
Eloge de l’amour / entretiens avec Nicolas Truong / 2009
C’est sur l’arbre à palabres, je vois les trois mots amour badiou et godard je me dis c’est pour moi je veux ça ce matin pour ouvrir la journée après une nuit entière de conversations amoureuses. Ce silence qui parle tant moi il m’a embarqué ce matin, douce résurrection je traverse ce chemin je prends des munitions pour la journée je reviens lire dans les creux tout à l’heure.
Coucou.
Tu veux dire par là que le prèze drague le FN ???
Chpeux pas le croire.
Personne lui a dit que c’était dangereux de jouer avec les allumettes ?
Au fait, le Cervin, aussi majestueux soit-il, je n’ai plus trop envie d’aller le voir. J’ai trop bu et je me suis votationner sur les chaussettes.