« Celui qui se plonge dans la dialectique tient du mangeur de crustacés : pour extraire un morceau de chair, il perd son temps à décortiquer l’animal et à accumuler les déchets » (1)
Je souhaiterais dédier mon intervention aux soignants qui ont accepté de travailler avec moi depuis tant d’années, sans compter leur énergie, malgré la pression du travail quotidien qui ne se relâche pas, à tel point que je dis souvent que nous travaillons désormais en « flux tendus psychiques », ces soignants, les membres de l’ACSM, sont des personnes généreuses et je les en remercie du fond du cour. Mais je souhaiterais aussi associer à ces personnes si vivantes le souvenir de deux amies qui ont disparu récemment, Dany Rochereau et Sabine Lafforgue. Dany a été une grande soignante dans l’équipe de Reims, Madeleine en a parlé, et nous n’oublierons pas sa philosophie de la vie ; le très beau texte écrit par Patrick Chemla sur notre amie Dany paraîtra dans la prochaine revue Institutions. Sabine a aussi permis à notre ami Pierre Lafforgue d’être le remarquable pédopsychiatre que nous apprécions tous et qui nous a fait l’amitié de venir participer activement aux journées d’Angers, malgré la mort très récente de sa femme. Dany Rochereau et Sabine Lafforgue aimaient rire, et si aujourd’hui j’ai choisi de parler du drame psychotique en m’appuyant pour une part sur Tex Avery, je ne crois pas qu’elles s’en fâcheraient, bien au contraire.
Introduction
« Un jour, l’expression « c’est du Tex Avery » entrera dans le Petit Larousse comme un proverbe populaire. L’image avérienne par excellence , sa véritable marque de fabrique, c’est le loup aux yeux exorbités (2). Car au delà de Daffy, Droopy et Company, ce qui se retient de Tex Avery, c’est un personnage anonyme, c’est le loup fou d’amour. Entendez-le hurler dans le train, dans la rue, dans la cour. Un archétype. Le geste des yeux sortant de leurs globes passe dans le langage populaire (Video 1 et 2). Ajoutez à cela toute la violence, toute la destruction véhiculée par tous ces personnages découpés, hachés, déchiquetés, émiettés, écartelés, morcelés, écrasés, dynamités, et vous comprendrez pourquoi par ses visions nouvelles des deux pôles fondamentaux de la nature humaine, l’amour et la mort, Tex Avery peut vous toucher vous, et autant vous que votre boucher que vous considérez comme un parfait crétin. La renommée de Tex Avery ne peut que s’étendre, les bouchers ne manquent pas. (3) »
L’idée ancienne de m’appuyer sur Tex Avery pour mieux comprendre et faire comprendre ce qui se passe dans la période archaïque du développement de l’enfant, notamment dans son corps, et ainsi dans les mécanismes qui semblent prévalents dans les pathologies qui « cultivent » l’archaïque n’est pas sans rapports pour moi avec l’intérêt de l’utilisation de l’humour dans la pédagogie, et sans doute aussi avec mes propres moyens de soutenir ma curiosité intellectuelle dont on sait le tribut qu’elle paye à la curiosité infantile qui gît en chacun de nous. Le souvenir de quelques dessins animés et films muets comme défense contre la tristesse du retour au collège le dimanche soir est resté actif en moi et j’en ai compris toute la portée lorsqu’il y a quelques années, des amis angevins m’ont demandé de faire une conférence sur « le rire dans la psychopathologie de la vie quotidienne » et ses bienfaits dans l’ambiance thérapeutique. Toujours est-il que les dessins animés de Tex Avery m’ont paru, dès que je me suis davantage intéressé aux pathologies autistiques et psychotiques, illustrer d’une façon assez fine les mécanismes en jeu dans cette pathologie de l’archaïque. Vous avez appris des différents auteurs psychanalystes avec lesquels nous travaillons tous les jours que les angoisses en question amènent le moi-archaïque à mettre en scène les différentes possibilités de retour à l’état antérieur de la construction du corps, la dernière éprouvée comme solide avant la catastrophe actuelle. Ce couple angoisse-défense contre l’angoisse est la base de notre compréhension de la psychopathologie et des possibilités thérapeutiques qui en découlent. Or Tex Avery semble en avoir perçu tous les différents mécanismes, et last but not least, avoir eu l’idée de les utiliser dans le ressort comique de ses scénarios de dessins animés. Mais cet auteur aurait pu nous faire des dessins animés extrêmement éclairants sur les mécanismes en question, sans que nous puissions en rire le moins du monde. Lorsque nous lisons une description du « démantèlement » écrite par Meltzer ou de « la crainte de l’effondrement » par Winnicott, il ne me semble pas avoir remarqué les lecteurs s’esclaffer de leurs découvertes. Pour avancer dans cette direction, il me semble que là encore il nous est utile d’en référer à Freud, et notamment à son étude des Mots d’esprit dans leur rapport à l’inconscient.
« On peut acquérir quelque lumière sur le déplacement humoristique en le considérant sous l’angle d’un processus de défense. Les processus de défense sont les équivalents psychiques des réflexes de fuite et sont destinés à empêcher l’éclosion du déplaisir qui dérive de sources internes ; à cet effet, ils agissent comme des régulateurs automatiques des opérations psychiques ; j’ai démontré qu’un certain type de cette réaction de défense, le refoulement avorté, est l’agent des psychonévroses. L’humour peut être considéré comme la manifestation la plus élevée de ces réactions de défense. Il dédaigne de soustraire à l’attention consciente, comme le fait le refoulement, le contenu de la représentation lié à l’affect pénible et il triomphe ainsi de l’automatisme de défense ; pour ce faire, il trouve moyen de soustraire au déplaisir son énergie déjà prête à se déclencher et transformer cette énergie en plaisir par la voie de la décharge. Ce sont les rapports avec l’infantile qui lui fournissent les moyens de s’acquitter de cette tâche. Seule notre enfance connut des affects alors fort pénibles, dont, adultes, nous souririons aujourd’hui tout comme l’adulte, en tant qu’humoriste, rit de ses affects pénibles de l’heure présente. » (4)
Il est donc intéressant de considérer que ces mécanismes infantiles viennent à nouveau à la rencontre de notre conscience perceptive, mais que le rire qu’ils déclenchent quand on les regarde à la lumière de Tex Avery restent la décharge nécessaire au passage du déplaisir de leur évocation indirecte, soit chez les enfants autistes et psychotiques que nous tentons de comprendre, soit chez nous, au plaisir de les avoir retrouvés neutralisés dans leur force destructrice. Nous pourrons ainsi aider ces enfants à moins souffrir de leurs angoisses archaïques et à mieux psychiser leurs vécus.
« L’être humain est porté à tous moments à symboliser ses expériences du monde selon trois modalités complémentaires du corps, des images et des mots. Mais en même temps, il a besoin en permanence d’un tiers pour valider ses représentations du monde, et cela à la fois sur un mode verbal, imagé, émotif et moteur. A travers les mises en scènes des corps, les gestes, les mimiques, les attitudes et les intonations, ce qui était jusque-là éprouvé dans la solitude corporelle devient visible pour l’autre et fonctionne donc comme support de socialisation. » (5)
Il s’agit en quelque sorte d’accepter l’idée que si tant de gens peuvent rire à l’évocation par Tex Avery de situations que nous avons traversé dans notre vie infantile propre, notre familiarité avec ces angoisses archaïques en sera d’autant plus évidente, et leur caractère d’inquiétante étrangeté en sera tempéré par le sentiment de pouvoir partager un vécu humain commun. Je rappelle que pour Freud, cette « inquiétante étrangeté » est justement le sentiment que le plus familier peut revenir hanter le sujet de manière effrayante ou énigmatique, signe d’un retour d’une motion plus ou moins refoulée. On sait avec quelle pertinence Selma Fraiberg a décrit « les fantômes dans la chambre des enfants ». Alors à propos de fantômes, revenons-en au corps.
Pierre Delion
Corps, psychose et institution / 2002
1 Prantl, Geschichte der Logik im Abendlande (Histoire de la logique en Occident), tome II, 250-260. Cité par Hermann, I., le Moi et le penser, Psychanalyse et logique, Denöel, 1978, p.110.
2 Lambert, P., Tex Avery, Red hot riding hood, 1943, Paris, Demons et merveilles, 1993, p. 31.
3 Igual, A., Tex Avery, la folie du cartoon, Artefact, Paris, 1986, p.105.
4 Freud, S., le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), Gallimard, Paris, (1930), 1974, pp.392-393.
5 Tisseron, S., Enfants sous influence, Armand Colin, Paris, 2000, p.61.