S’il était besoin d’un argument, un seul, pour attester que la question du communisme n’a pas fait l’objet d’un verdict historique définitif, comme on l’entend si souvent proférer, il est là, sous nos yeux : lorsqu’on été annoncées tambour battant les arrestations de Tarnac, au mois de novembre 2008, l’un des arguments de l’incrimination diffusée par le ministère de l’Intérieur, relayé par la presse, était celui-ci : les jeunes gens interpellés, accusés par certains de visées « terroristes », de formation d’une « association de malfaiteurs », ont fondé une commune, adopté un mode de vie communautaire – à Tarnac, donc, dans un hameau sur le plateau de Millevaches.
Vous vivez en commune, donc vous êtes dangereux, donc vous êtes suspects, donc vous êtes des subversifs en puissance : le message diffusé en boucle par Mme Alliot-Marie était sans ambiguïté. Il ne saurait mieux dire l’actualité persistante, récurrente de tout ce qui, de façon implicite ou explicite, irréfléchie ou concertée, s’associe au motif communiste – et ce, envers et contre la diffusion lancinante de la ritournelle célébrant la « faillite historique » du communisme sous toutes ses espèces.
Chassé par la porte de l’Histoire européenne – histoire des Etats, des peuples, des régimes, des idéologies – le spectre du communisme nous revient par la petit lucarne de Tarnac. Une page s’est tournée, les dès ont roulé, une nouvelle partie s’engage, sur de nouveau frais : à tout le moins, il sera bien difficile de faire de Julien Coupat ou de ceux qui se rattachent à un texte comme l’Insurrection qui vient des disciples attardés de Staline, voire Trostsky, voire Mao. Changement de décor, changement de scénario, tout diffère – et pourtant, dans ce tableau nouveau, radicalement hétérogène à celui dans lequel l’agencement établi autour du mot « communisme » s’est effondré comme un château de cartes et a été pulvérisé par une puissance supérieure, après avoir été prêt de conquérir le monde, dans cette topographie tout autre, le signifiant communiste revient, « comme un nageur qu’on attend plus » (Léo Ferré) – et ce n’est pas nous qui le disons, c’est l’ennemi (comment nommer autrement que comme Versaillais ceux qui incriminent les « communards » ?).
Il revient dans la discontinuité, mais aussi bien, porté par une mémoire longue, secrète, bannie : celle du Limousin rouge, de la résistance communiste de masse au nazisme et à Vichy animée par Guingouin et les siens ; ce n’est pas pour rien que les voisins des néo-communards de Tarnac identifient aussitôt dans ces jeunes gens venus d’ailleurs non pas des intrus ou des hurluberlus, mais des amis dont les rapprochent des affinités électives qui ne se paient pas de mots. Ce n’est pas pour rien non plus qu’en retour, le signifiant « Vichy » conserve intacte sa densité d’abjection pour nos jeunes gens qui, à l’occasion de la réunion des ministres européens consacrée à l’immigration, sur l’initiative de Hortefeux, se font une obligation d’y aller manifester énergiquement. Ces correspondances, ces connivences indétectables au premier regard le montrent : si la révolution, avec ou sans majuscule, est animal fouisseur, taupe donc, le communisme, lui, est rivière souterraine, riche en résurgences. Non pas, devrait-on dire, en supplément de la « démocratie réelle » (comme on disait, naguère et par antiphrase ou dérision, « socialisme réel »), de la démocratie-Etat, de la démocratie-institution, de la démocratie-idéologie, de la démocratie de marché ; mais bien plutôt comme ce qui, irréductiblement, s’en détache en tant que pure puissance d’un différer ou d’un devenir autre.
Dans le Grand Récit de l’Histoire dialectique (qui est simultanément un topos politique, culturel, discursif), le communisme est un mot puissant pour autant qu’il est doté de la capacité de présenter des espaces autres que ceux de la domination (le règne de la marchandise, la dictature du capital, l’Etat « bourgeois », etc.), de nommer des alternatives globales aussi bien en termes spatiaux que temporels. Dans cette topographie, le communisme est ancré dans le réel, il produit du réel, il augmente ou intensifie le réel (pour le meilleur et le pire aussi) sous la forme de mouvements communistes, de partis, de régimes, d’Etats communistes, d’une culture communiste, de héros, de grands textes communistes. Mais il est aussi bien enraciné dans l’imaginaire des peuples qu’il investit sous la forme d’utopies, de grands desseins d’avenir, de promesses et d’espérances collectives, d’une véritable eschatologie. Cette double dimension d’enracinement dans le réel et de capacité projective dans l’imaginaire est ce qui fonde son statut, plein et entier, de mythe au sens sorélien du terme.
La bévue de l’historicisme contemporain est celle qui consiste à confondre l’effacement de cette configuration sur le sable de notre présent avec la disparition de toute actualité du motif communiste pour nous. Comme si, à tout jamais, le communisme aurait perdu la capacité de découper l’horizon d’un rassemblement possible, d’une subjectivité commune, d’une action décisive. Or, c’est l’inverse qui est vrai. Plus le mythe qui, pour dire vite, s’est substitué à celui du communisme – celui de la démocratie, avec majuscule éventuellement, plus ce mythe est compact, impérial, conquérant, « global » – et plus il est l’agent d’une puissance dont le paradoxe est (dans la situation où elle met en acte la figure de l’Un-seul) de n’être fort que de son indétermination, pour ne pas dire son inconsistance : la démocratie, celle qui coïncide avec son mythe est l’exemple même de ce mot puissant qui, comme Dieu, comme sacré, comme peuple, ne « règne » que par la grâce des antinomies qui l’habitent et du flottement constant qui en affecte le sens. La démocratie, c’est comme le rock and roll : un mot indécis, trop large, inapte à manifester l’existence d’une singularité, à moins d’être complété, précisé – démocratie parlementaire, démocratie athéniennne, démocratie de marché, rock de Liverpool, punk rock, métallique, etc.
Dans les conditions où flottement, indétermination du sens et puissance du vocable démocratie marchent d’un même pas, le signifiant communisme revient dans le jeu, fait retour en cette topographie même non pas comme ce qui en présenterait l’extérieur possible ou en représenterait l’alternative souhaitable mais, tout simplement comme ce qui nomme l’échappée aux conditions de l’Un-seul compact et mortifère. Dans les conditions d’une globalisation démocratique de plus en plus totale et totalisante, il n’y a plus de bord extérieur sur laquelle puisse se « réfugier » une utopie communiste ou se construire un programme de renversement de l’état des choses – les plus décidés des amis « anticapitalistes » de M. Besancenot seraient bien en mal de nous présenter le tout autre de la topographie générale qu’ils entendent détruite ou surmonter. Le communisme tend alors à devenir le désignant de la totalité des flux disséminés qui résistent aux conditions de l’Un-seul, le taraudent, rétablissent les conditions de la différence et les puissances du devenir-autre. Le communisme devient alors une virtualité générale qui s’actualise chaque fois que se forment des subjectivités et se trament des actions dans l’horizon d’une résistance à un gouvernement des vivants dont l’axiome est : c’est ainsi, il n’y a pas le choix, pas d’alternative, c’est l’Un-seul qui impose ses décrets, car il coïncide avec l’ordre naturel des choses. Le communisme revient, à la faveur d’une énième métamorphose, lorsque des enseignants et des lycéens mobilisés contre les projets de réforme Darcos, des militants du DAL accompagnant des mal-logés, des activistes de RESF mobilisés contre une expulsion de sans papiers, des postiers, des ouvriers au chômage technique, des psychiatres sommés de traiter les malades mentaux en criminels statuent : nous ne voulons pas être gouvernés sur ce mode-là, nous ne voulons pas être gouvernés par ces gens-là, nous sommes prêts à entrer dans des insurrections de conduite, nous ne renoncerons jamais à nos facultés critiques, nous ne sommes pas gouvernables comme l’escomptent les représentants de ce pastorat « démocratique » qui entendent nous conduire en troupeau.
Il y a du communisme dans ces contre-conduites, dans ces mouvements de résistance et de désobéissance, parce qu’y est actuelle la figure de l’inservitude volontaire face à celle de la douce servitude consentie, anesthésiante et infantilisante, mais aussi celle de l’ingouvernable, face au dessein (celui de la biopolitique contemporaine) d’une gouvernementalisation sans cesse étendue des corps et des conduites.
Le communisme, en ce sens, ne présente ni ne représente plus l’ailleurs, l’alternative, « l’ici et maintenant » dépassé et surmonté, mais plutôt la possibilité infinie d’une multitudes de lignes de fuite hors des conditions imposées par cette saisie du vivant humain dans les rets de l’idéologie de la total-démocratie : il n’y a rien d’autre (politique) que la démocratie parlementaire, rien d’autre (vital) que le travail soumis aux conditions de l’entreprise, rien d’autre (économique) que le libre jeu du marché, rien d’autre (affectif) que la vie de famille, etc.
En ce sens, Mme Alliot-Marie et ses sbires ne se trompaient pas de cible en désignant comme danger public et le petit essai intitulé l’Insurrection qui vient, et l’initiative des jeunes communards de Tarnac. L’un comme l’autre en effet déploient des puissances critiques assez rares : ils proposent de s’organiser face à l’intolérable dont est perclus le régime d’une démocratie « de notoriété générale soluble dans les plus pures législations d’exception » – chasse à l’étranger pauvre, généralisation du flicage biométrique et autre, mise au pas des universités… Ils proposent non pas un retrait dans des lieux « alternatifs », immunisés contre la violence de l’ordre libéral, mais un redéploiement des forces, avec la formation de pôles (communes) et de réseaux dont l’ambition serait d’échapper aux dispositifs de capture des énergies sociales et politiques, de se rendre durablement inemployables, ingouvernables, et, ce faisant, de prêcher d’exemple tout en demeurant insaisissables. Il y a du communisme dans ces nouvelles formes d’organisation, d’implantation, de déplacement, de résistance, car rien n’y est reconductible aux conditions du pastorat biopolitique et des dispositifs de la démocratie de marché. L’autre qui y est exposé, au contraire, n’est pas celui d’un culte éthique de l’altérité mais bien celui de l’énonciation d’une politique tout autre, tout autrement agencée sur les puissances de la vie, – une politique de l’égalité, de l’amitié et de la résistance infinie. Il y a du communisme en acte, là où s’affiche la superbe souveraineté d’un nous qui a su se rendre autonome des injonctions à pratiquer le culte de l’Etat démocratique, de la vie employable et productive, de la consommation obligatoire, de la denrée culturelle, etc. Ce communisme pauvre, dépouillé, dispersé, nomade est moins l’enfant du manque que celui de la réplétion. Il vaut bien, en tout cas, celui qui, prostitué à l’Etat, devint pensée captive et appareil de pouvoir. Il penche vers Diogène et John Brown, davantage que vers le maréchaux soviétiques et les héros stakhanovistes…
Alain Brossat
Tous Coupat, tous coupables, le moralisme antiviolence / 2009
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