En suivant la généalogie de la communauté, comme concept du politique attaché à la pensée des différents modes de gouvernements, entre Platon et Aristote, entre Rousseau et Hobbes, nous verrons comment la communauté fut pensée comme le centre de la pensée politique, de l’organisation de la Cité. Elle est le premier espace politique qu’il s’agit de rendre gouvernable. Mais elle est aussi le symptôme de la « politique des philosophes », elle est voulue et désirée selon des définitions qui appartiennent aussi à l’éthique, à l’amour et à l’amitié. Elle est ainsi immanente à la politique, et toujours aussi « à venir », investie des ambitions philosophiques pour la politique.
C’est d’emblée sous cette double exposition, éthique et politique, qu’elle sera considérée, engageant sa position sur une limite, un bord – au-dedans/au-dehors de l’Etat. La question de la souveraineté intervient alors, dans une rupture qui peut être repérée à partir de Nietzsche qui recherche la communauté dans un rapport de déliaison, dans une pensée politique de la séparation.
Le conflit, le malentendu de la communauté s’actualise également quant à l’histoire, dans une perspective plus contemporaine cette fois, et nous verrons comment l’histoire et l’événements sont intervenus dans la pensée de la communauté, au point de mettre en opposition les philosophes historiens et les philosophes politiques.
Ainsi, c’est face à la déception de la proposition communiste et à l’avènement des fascismes en Europe que l’élaboration d’une pensée de la communauté s’est avérée nécessaire, qu’elle s’est imposée aussi, dans l’impossibilité de son projet, comme pensée de l’impossible. Après Nietzsche, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy pensèrent la communauté dans ce mouvement issu du communisme, à partir de la communication littéraire, dans l’expérience imminente de son déclin, dans l’événement de sa fragilité, de sa nécessaire précarité.
Mais très différemment, chez J. Rancière et A. Badiou, la communauté appartient à la pensée politique et reste l’élément attendu d’une intermittence du politique soumise à des opérations, des contacts, entre le réel, l’histoire, et les subjectivités, indépendamment de l’expérience de « l’état d’exception » et de « l’épreuve du désastre. »
Nous chercherons à mettre en évidence ces différentes acceptions du concept, tel qu’il réapparait aujourd’hui dans les réflexions sur la démocratie et le retour/recours possible à la proposition communiste.
Par ailleurs, si la pensée de la communauté s’est trouvée bouleversée par les violences de l’histoire politique contemporaine, c’est aussi du point de vue métaphysique et éthique qu’on peut observer ses inclinaisons.
Pour Nancy, après Bataille, la question de la communauté est ainsi « la grande absente de la métaphysique du sujet » ; or elle lui est intimement liée, en tant qu’espace et expérience du déclin, de l’inclinaison du sujet, « sur ce bord qui est celui de son être-en-commun ». Les singularités quelconques (Agamben) ouvertes par la communauté n’existent qu’en rapport les unes avec les autres, au contact permanent de la défaite du mythe de la conjonction (chrétienne) dans l’immanence. En cela la pensée de la communauté n’a cessé d’affirmer son opposition d’avec toute idée absolutiste du mythe, chrétien ou nazi.
Le même mouvement mobilise ainsi autour de la question de la communauté les relations entre l’individu, les singularités, la mort, le mythe, et la société : « La communauté, loin d’être ce que la société aurait rompu ou perdu, est ce qui nous arrive – question, attente, événement, impératif – à partir de la société. »
Mais l’impossible – la question métaphysique – ne clôt pas les possibles de l’expérience, et il faudra donc engager la réflexion au plus près de ce paradoxe constitutif de la communauté : à savoir qu’elle fut pensée dans le mouvement de son désoeuvrement, de son inaboutissement, mais qu’elle correspond conjointement à des expériences politiques et subjectives réelles (politiques, littéraires, érotiques) – et non seulement rêvées – qui instaurèrent toujours une zone de conflit avec la société.
Au cœur de cette expérience, toujours rare, éprouvante et dangereuse, « expérience-limite » dirait Blanchot, des affects inédits sont suscités, provoqués ou retrouvés : amitié, fraternité, désir, s’agencent au détour d’une communication qui ne fait pas communion, mais capable néanmoins de soutenir l’événement dans son apparition. Autant d’affects qui s’inventeront nomades, clandestins et secrets, dans la préscience d’une imminente dissolution.
La communauté, expérience-limite de la pensée politique
Séminaire animé par Mathilde Girard sous la direction d’Alain Brossat.
Un jeudi par mois, de 17h à 20h.
Dates pour le premier semestre : 22 octobre, 19 novembre, 10 décembre 2009
Le séminaire aura lieu à la MSH Paris Nord.
Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord 4 rue de la Croix Faron – 93210 Saint Denis la Plaine
tel : 01 55 93 93 00 – fax : 01 55 93 93 01
La première séance du séminaire « La communauté : expérience-limite de la pensée politique », dirigé par Mathilde Girard et Alain Brossat aura lieu le jeudi 22 octobre. Mathilde Girard interviendra sous l’intitulé : « la Communauté, partagée entre communisme et démocratie. Véhicule d’un malentendu entre Platon et Aristote ».
Le concept de communauté nous conduit aux origines de la pensée politique, puisqu’il est au cœur de l’élaboration du projet républicain de Platon, et qu’il est ensuite envisagé dans l’horizon démocratique chez Aristote. Mais il nous engage aussi à observer la naissance de ce que Rancière appelle « la politique des philosophes ». D’une certaine manière, la communauté est victime du redressement symbolique opéré par la philosophie dans ses rêveries politiques. Elle est le rêve de la philosophie, exhaucée sous les traits d’une aristocratie communiste chez Platon, et sous l’équilibre démocratique d’un partage de l’égalité chez Aristote. On voit ainsi se constituer des pensées du gouvernement, des gouvernements possibles, à partir d’une articulation positive du juste et de l’injuste, de l’utile et du nuisible, du beau et du laid.
Et d’emblée, la communauté intervient à la jonction de l’éthique et du politique ; pour « faire communauté » pour la politique, il faut pouvoir être amis, d’une amitié singulière, stable et régulatrice. Et l’analyse des textes nous permettra de mettre en évidence comment l’éthique de la communauté préside à la forme de gouvernement qu’elle se verra attribuer.
Au delà, nous tenterons de montrer comment la communauté a circulé suivant des généalogies différentes, qui contribuent aujourd’hui à constituer une acception très polyvoque de ce concept. Très simplement, la communauté est-elle au cœur de la politique, son matériau constitutif, intrinsèque ; ou est-elle le nom de ce qui va au-delà de la politique, vers l’éthique, la métaphysique, ou l’ontologie ? Ou d’une autre manière : la communauté existe-t-elle au sein de la société, ou se distingue-t-elle par un écart, une élection qui l’isole, ou un excès qui l’interdit ?
Derrière ces questions, on perçoit l’articulation entre une pensée politique qui tient à rester fidèle à l’écart philosophique, sa hauteur conceptuelle, et une pensée politique de la communauté qui tire aussi ses leçons de l’histoire, du champ des expériences, des pratiques et des conduites. Ainsi, quand pour certains la question de la communauté s’est vue considérablement attaquée par l’épreuve des guerres du XXème Siècle et par les écueils totalitaires du nazisme et du communisme, pour d’autres la fonction de la communauté survit politiquement à tous les états d’exception. On verra ainsi s’opposer, assez subtilement, les positions de Nancy, J. Rancière, Badiou, Derrida, Brossat – héritiers et lecteurs de Platon, Aristote, Rousseau, Hobbes, C. Schmitt, Nietzsche, Hegel, Bataille et Blanchot. Et s’il est nécessaire de mettre en avant des noms, des « familles » philosophiques, c’est sans doute parce que la communauté, comme l’a subtilement montré Derrida,
sollicite le philosophe sur sa propre capacité à faire communauté – ses amitiés, ses inimitiés, la reconnaissance de ses fils, de ses amants, et de ses femmes. Le philosophe peut-il prétendre à gouverner sous les traits du gardien de la cité sans penser l’engagement de sa personne dans l’expérience de la communauté ? Et depuis quelle autorité, quelle autorisation ? Car il ne saurait y avoir de pensée de la communauté sans réflexion sur la souveraineté, sur le jeu de la souveraineté et de la multiplicité, du commun. En somme, si la communauté nous déplace vers les catégories du multiple, de la multitude, du peuple ou du prolétariat, elle est indissociable de la figure du souverain qui en est l’auteur dans l’instant même où il l’autorise. Ce souverain, le premier, est le philosophe. Première figure de l’ami, première figure de l’ennemi.
Mathilde Girard