VOÏNITSKI se couvrant la figure de ses mains. – C’est honteux ! J’ai quarante-sept ans. Si, admettons, je vis jusqu’à soixante ans, il me reste treize années à vivre… C’est long ! Comment vivrai-je ces treize années ? Que faire ? Avec quoi les remplir ? Oh ! comprends… (Il serre convulsivement la main d’Astrov.) Comprends ! Si l’on pouvait vivre le reste de ses jours autrement. Se réveiller par un clair et calme matin, et sentir que l’on recommence à vivre, que tout le passé est oublié, dissipé, comme de la fumée. (Il pleure.) Commencer une vie nouvelle… Dis-moi comment il faut commencer… par quoi ?
ASTROV avec dépit – Que vas-tu chercher ! De quelle vie nouvelle parles-tu ? Notre position, à toi et à moi, est désespérée.
VOÏNITSKI – Oui ?
ASTROV – J’en suis convaincu.
VOÏNITSKI – Donne-moi quelque chose… (Il indique son cœur.) Ça me brûle, ici.
ASTROV en colère, criant. – Finis ! (Se radoucissant.) Ceux qui vivront dans cent, deux cents ans d’ici, et qui nous mépriseront pour avoir si bêtement et si laidement vécu, ceux-là trouveront peut-être le moyen d’être heureux. Mais nous… Nous n’avons, toi et moi, qu’une espérance. L’espérance que quand nous dormirons dans nos cercueils, des visions agréables nous visiteront, peut-être… (Soupirant.) Oui, frère. Il n’y avait dans ce district que deux hommes honnêtes, intelligents, toi et moi. Mais en quelque dix ans, la vie bourgeoise, la vie méprisable, nous a enlisés. De ses émanations putrides elle a empoisonné notre sang, et nous sommes devenus de plats personnages, comme tous les autres. (Vivement.) Mais ne me conte pas de balivernes tout de même. Rends-moi ce que tu m’as pris.
VOÏNITSKI – Je ne t’ai rien pris.
ASTROV – Tu as pris dans ma trousse de voyage un flacon de morphine. (Une pause.) Écoute, si tu veux coûte que coûte en finir avec la vie, va dans la forêt et tue-toi. Mais rends-moi la morphine. Il y aurait sans cela des potins, des conjectures. On pensera que c’est moi qui te l’ai donnée. J’aurai assez d’histoires sans cela. Si j’ai à faire ton autopsie… crois-tu que ce sera intéressant ?
Entre Sonia.
VOÏNITSKI – Laisse-moi.
ASTROV à Sonia – Sofia Aleksandrovna, votre oncle a pris dans ma trousse un flacon de morphine et ne veut pas me le rendre. Dites-lui que ce n’est pas… intelligent, à la fin. Je suis pressé ; il est temps que je parte.
SONIA – Oncle Vania, tu as pris la morphine ?
Une pause.
ASTROV – Il l’a prise. J’en suis sûr.
SONIA – Rends le flacon. Pourquoi nous faire peur ? (Tendrement.) Rends-le, oncle Vania ! Je ne suis peut-être pas moins malheureuse que toi, mais je ne tombe pas dans le désespoir ; j’endure et endurerai tout, jusqu’à ce que ma vie finisse d’elle-même. Endure, toi aussi ! (Une pause.) Rends le flacon. (Elle lui baise les mains.) Cher oncle, bon oncle, mon gentil oncle, rends-le ! (Elle pleure.) Tu es bon ; tu nous plaindras et tu le rendras ; endure, oncle !
VOÏNITSKI il prend dans le tiroir le flacon et le rend à Astrov. – Tiens ! (À Sonia.) Mais il faut au plus vite travailler, faire quelque chose ! Sans cela je ne peux pas… ne puis pas…
SONIA – Oui, oui, travailler ! Dès que nous aurons raccompagné les nôtres, nous nous mettrons à travailler. (Elle déplace nerveusement les papiers sur la table.) Nous avons tout négligé.
ASTROV il remet le flacon dans sa trousse et boucle la courroie – Maintenant, on peut se mettre en route.
ELÈNA ANDRÉÏEVNA entrant. – Ivan Pétrovitch, êtes-vous ici ? Nous partons tout de suite. Allez chez Aleksandr, qui veut vous dire quelque chose.
SONIA – Vas-y, oncle Vania. (Elle prend Voïnitski par le bras.) Allons. Il faut que vous vous réconciliiez, papa et toi, c’est indispensable.
Sonia et Voïnitski sortent.
ELÈNA ANDRÉÏEVNA – Je pars. (Elle tend la main à Astrov.) Adieu.
ASTROV – Déjà ?
ELÈNA ANDRÉÏEVNA – Les chevaux sont attelés.
ASTROV – Adieu.
ELÈNA ANDRÉÏEVNA – Vous m’avez promis que vous partiriez aujourd’hui.
ASTROV – Je me le rappelle. Je vais partir tout de suite. (Une pause.) Vous avez eu peur ? (Il lui prend la main.) Est-ce si terrible ?
ELÈNA ANDRÉÏEVNA – Oui.
ASTROV – Si vous restiez ? hein ? Demain, au chalet forestier…
ELÈNA ANDRÉÏEVNA – Non… C’est décidé !… Et c’est pour cela que je vous regarde si bravement, parce que notre départ est décidé… Je vous demande une seule chose : ayez une meilleure opinion de moi ; je veux que vous me respectiez.
ASTROV – Hé ! (Un geste d’impatience.) Restez, je vous en prie. Avouez que vous n’avez rien à faire dans le monde. Vous n’avez aucun but. Vous ne pouvez fixer votre attention sur rien ; et, tôt ou tard, vous céderez au sentiment. C’est inévitable ; alors mieux vaut ne pas le faire à Kharkov, à Koursk, ou ailleurs, mais ici, au sein de la nature… C’est du moins poétique. L’automne est beau… Il y a ici des bois, des maisons de campagne à moitié écroulées, dans le goût de Tourguéniev.
ELÈNA ANDRÉÏEVNA – Comme vous êtes drôle… Je suis fâchée contre vous, mais, tout de même, je me souviendrai de vous avec plaisir. Vous êtes un homme intéressant, original. Nous ne nous reverrons plus jamais ; aussi pourquoi le cacher ? Je ressentais même un peu de sentiment pour vous. Allons, serrons-nous la main et séparons-nous en amis. Ne me gardez pas mauvais souvenir !
ASTROV après lui avoir serré la main. – Oui, partez… (Songeur.) Vous semblez une personne de cœur, et, pourtant, il y a quelque chose d’étrange dans tout votre être. Vous êtes arrivée ici avec votre mari, et tous ceux qui travaillaient, se démenaient, qui créaient quelque chose, ont dû laisser leurs affaires et ne s’occuper, tout l’été, que de la goutte de votre mari, et de vous. Lui et vous, tous les deux, vous nous avez contagionnés par votre oisiveté. J’ai été entraîné. Je n’ai rien fait de tout un mois. Et, pendant ce temps-là, les gens étaient malades, et dans les jeunes pousses des bois, les paysans faisaient paître leur bétail… Ainsi, où vous arrivez, votre mari et vous, vous apportez la destruction… Je plaisante, évidemment, mais tout de même c’est étrange. Et je suis persuadé que si vous étiez restés, le dégât eût été énorme. Moi aussi, j’aurais été perdu… et pour vous cela n’aurait pas été mieux. Allons, partez ! Finita la commedia !
ELÈNA ANDRÉÏEVNA elle prend un crayon sur la table. – Je prends ce crayon comme souvenir.
ASTROV – C’est un peu étrange… On se connaît, et puis tout à coup, on ne sait pourquoi… nous ne nous reverrons plus jamais. Tout est ainsi dans la vie… Tant qu’il n’y a personne, que l’oncle Vania n’entre pas avec un bouquet, permettez-moi… de vous embrasser… en manière d’adieu… Oui ? (Il l’embrasse sur la joue.) Allons, c’est à merveille.
ELÈNA ANDRÉÏEVNA – Je vous souhaite bonne chance. (Regardant autour d’elle.) Arrive que pourra, une fois dans la vie !… (Elle l’embrasse avec élan et tous deux s’éloignent aussitôt l’un de l’autre.) Il faut partir.
ASTROV – Partez vite. Si les chevaux sont avancés, partez !
ELÈNA ANDRÉÏEVNA – On vient, il me semble.
Tous deux prêtent l’oreille.
ASTROV – Finita !
Entrent Sérébriakov, Voïnitski, Maria Vassilievna avec un livre, Téléguine et Sonia.
SÉRÉBRIAKOV à Voïnitski. – Qui garde rancune ait l’œil crevé ! Après tout ce qui est arrivé en ces quelques heures, j’ai tant vécu et tant pensé, que je pourrais, il me semble, écrire, pour l’édification de la postérité, tout un traité sur la façon dont il faut vivre… J’accepte volontiers tes excuses et te demande, toi aussi, de m’excuser. Adieu.
Ils s’embrassent trois fois.
VOÏNITSKI – Tu recevras régulièrement ce que tu recevais avant ; tout sera comme par le passé.
Elèna Andréïevna embrasse Sonia. Sérébriakov baise la main de Maria Vassilievna.
SÉRÉBRIAKOV – Maman…
MARIA VASSILIEVNA l’embrassant. – Aleksandr, faites-vous photographier et envoyez-moi une épreuve ; vous savez comme vous m’êtes cher !
TÉLÉGUINE – Adieu, Excellence ! Ne nous oubliez pas !
SÉRÉBRIAKOV embrassant sa fille. – Adieu, adieu tous. (Tendant la main à Astrov.) Je vous remercie de votre agréable compagnie… J’estime votre façon de penser, vos enthousiasmes, vos transports ; mais, permettez à un vieillard d’émettre, dans son compliment d’adieu, une remarque. Il faut, messieurs, travailler ! Il faut travailler. (Il resalue tout le monde.) Que tout soit pour le mieux !
Il sort. Maria Vassilievna et Sonia le suivent.
VOÏNITSKI il baise fortement la main d’Elèna Andréïevna. – Adieu !… Pardonnez-moi… Nous ne nous reverrons plus.
ELÈNA ANDRÉÏEVNA touchée. – Adieu, mon cher.
Elle s’incline, effleure ses cheveux de ses lèvres et sort .
ASTROV – Dis, Grêlé, qu’on fasse avancer mes chevaux.
TÉLÉGUINE – Bien, ami.
Il sort. Astrov et Voïnitski restent seuls.
ASTROV prenant sur la table ses couleurs et les mettant dans une valise. – Pourquoi ne vas-tu pas les reconduire ?
VOÏNITSKI – Qu’ils partent ; moi… je ne peux plus… Cela m’est pénible ! Il faut au plus vite m’occuper de quelque chose. Travailler, travailler !
Il remue les papiers sur la table. Une pause. On entend les grelots.
ASTROV – Ils sont partis. Le professeur est content. N’aie pas peur, pour rien au monde on ne le fera revenir ici.
MARINA entrant. – Ils sont partis.
Elle s’assied dans un fauteuil et se met à tricoter.
SONIA entrant. – Ils sont partis. (Elle essuie ses yeux.) Dieu veuille que tout aille bien. (À son oncle.) Allons, oncle Vania, faisons quelque chose.
VOÏNITSKI – Travailler, travailler.
SONIA – Il y a longtemps que nous ne nous étions pas assis à cette table. (Elle allume la lampe.) Il n’y a pas d’encre, il me semble… (Elle prend l’encrier, va vers l’armoire et met de l’encre.) Et je suis triste qu’ils soient partis.
MARIA VASSILIEVNA elle entre lentement. – Ils sont partis.
Elle s’assied et se plonge dans la lecture.
SONIA elle s’assied à la table, feuillette un livre de comptes. – Écrivons tout d’abord les factures, oncle Vania… Tout est en retard. Aujourd’hui encore, on a envoyé pour une facture. Écris. Tu en écriras une et moi une autre.
VOÏNITSKI écrivant. – Facture… à monsieur…
Tous deux écrivent en silence.
MARINA bâillant. – Je veux faire dodo.
ASTROV – Le calme ! Les plumes grincent, le grillon crie, il fait chaud, on est bien ; on voudrait ne pas partir… (On entend les grelots.) Voilà qu’on amène ma voiture. Il me reste donc à vous dire adieu, mes amis, à dire adieu à ma table… Et en route.
Il met ses cartes dans leur carton.
MARINA – Pourquoi te presses-tu ? Assieds-toi.
ASTROV – Cela ne se peut pas.
VOÏNITSKI écrivant. – « Il est resté dû deux roubles soixante-quinze. »
Entre un ouvrier.
L’OUVRIER – Mikhaïl Lvovitch, vos chevaux sont à la porte.
ASTROV – J’ai entendu. (Il lui donne sa valise, sa trousse et le carton.) Tiens, prends ça. Fais attention de ne pas abîmer le carton.
L’OUVRIER – Entendu.
Il sort.
ASTROV – Allons…
Il fait ses adieux.
SONIA – Quand nous reverrons-nous ?
ASTROV – Pas avant l’été, probablement. En tout cas pas en hiver. Il va de soi que, s’il arrivait quelque chose, vous m’en informeriez, et je viendrais. (Poignées de main.) Merci pour votre hospitalité, votre amabilité, en un mot pour tout. (Il va vers Marina et l’embrasse à la tête.) Adieu, vieille.
MARINA – Tu pars sans boire du thé ?
ASTROV – Je n’en veux pas, ma bonne.
MARINA – Peut-être, boirais-tu une petite eau-de-vie ?
ASTROV indécis. – Oui, ça c’est une idée !
Marina sort.
ASTROV après une pause. – Mon bricolier boite un peu. Je l’ai remarqué hier quand Pétrouchka menait boire les chevaux.
VOÏNITSKI – Il faut le faire ferrer.
ASTROV – Il faudra s’arrêter à Rojdestvenskoïe, chez le maréchal. (Il s’approche de la carte d’Afrique et la regarde.) Vraisemblablement dans cette Afrique, il fait maintenant une chaleur terrible.
VOÏNITSKI – Probablement.
MARINA elle revient avec un plateau sur lequel est posé un verre de vodka et un bout de pain. – Bois.
Astrov boit la vodka.
MARINA – À ta santé, petit père. (Elle s’incline très bas.) Et le pain, tu ne le manges pas ?
ASTROV – Non, je bois comme ça. Et maintenant, tous mes meilleurs souhaits. (À Marina.) Ne me reconduis pas, la vieille. Inutile.
Il s’en va. Sonia prend une bougie pour le reconduire.
VOÏNITSKI écrivant. – « Le 2 février, vingt livres de beurre… Le 16 février, même chose, vingt livres… Gruau de sarrasin… »
Un silence. On entend les grelots.
MARINA – Parti.
SONIA elle rentre, pose la bougie sur la table. – Il est parti…
VOÏNITSKI après avoir compté au boulier, il inscrit – Total… quinze, vingt-cinq…
Sonia s’assied et écrit.
MARINA bâillant. – Oh ! nos péchés… Miséricorde !
Téléguine entre sur la pointe des pieds ; il s’assied près de la porte et accorde sa guitare sans faire de bruit.
VOINITSKI à Sonia, lui caressant les cheveux. – Mon enfant, si tu savais comme je suis triste. Oh ! si tu savais comme cela m’est pénible !…
SONIA – Que faire ? il faut vivre ! (Une pause.) Nous vivrons, oncle Vania ! Nous vivrons une longue série de jours, de longues soirées. Nous supporterons patiemment les épreuves que nous enverra le destin. Nous travaillerons pour les autres, maintenant et dans notre vieillesse, sans connaître le repos. Et quand notre heure viendra, nous mourrons soumis. Et là-bas, au-delà du tombeau, nous dirons combien nous avons souffert, pleuré, combien nous étions tristes. Et Dieu aura pitié de nous. Et tous deux, nous verrons, cher oncle, une vie lumineuse, belle, splendide. Nous nous en réjouirons, et nous rappellerons avec une humilité souriante nos malheurs d’à présent. Et nous nous reposerons. Je crois à cela, mon oncle ; je le crois, ardemment, passionnément… (Elle se met à genoux devant lui, pose la tête sur ses mains, et d’une voix lasse.) Nous nous reposerons !
Téléguine joue doucement de la guitare.
SONIA – Nous nous reposerons ! Nous entendrons les anges. Nous verrons tout le ciel en diamants ; nous verrons tout le mal terrestre, toutes nos souffrances, noyés dans la miséricorde qui emplira tout l’univers ; et notre vie deviendra calme, tendre, douce, comme une caresse. Je crois cela, oncle ; je crois… (Essuyant les yeux de son oncle avec son mouchoir.) Pauvre, pauvre oncle Vania, tu pleures… (Les larmes aux yeux.) Tu n’as pas connu de joies dans ta vie, mais patiente, oncle Vania, patiente… Nous nous reposerons… (Elle l’embrasse.) Nous nous reposerons !
Le veilleur frappe ses planchettes. Téléguine joue doucement. Maria Vassilievna écrit sur les marges de la brochure. Marina tricote son bas.
SONIA – Nous nous reposerons !
Anton Tchekhov
Oncle Vania / 1900
A voir actuellement :
le Songe de l’oncle / d’après Dostoïevski
Par le Collectif Hic et Nunc
A la Cartoucherie, Théâtre de l’Epée de Bois du 23 septembre au 18 octobre 2009
dans le cadre du festival Un Automne à tisser
sous le parrainage de Jean-Claude Penchenat
Adaptation et mise en scène Stanislas Grassian