Les débats passionnés sur le « libéralisme » pendant la campagne référendaire européenne ont-ils contribué en quoi que ce soit à rendre intelligible la logique libérale ? À la lecture des deux cours de Michel Foucault récemment publiés, Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique, il est permis d’en douter. En retraçant une généalogie et une histoire du libéralisme, ces livres ouvrent une lecture du capitalisme qui diffère à la fois du marxisme, de la philosophie politique et de l’économie politique, et notamment en ce qui concerne la relation entre économie et politique, et la question du travail. Foucault introduit une nouveauté remarquable dans l’histoire du capitalisme : le problème de la relation entre économie et politique est résolu par des techniques et des dispositifs qui ne viennent ni de la politique, ni de l’économie. C’est ce « dehors », cet « autre » qu’il s’agit d’interroger. Le fonctionnement, l’efficacité, la force du politique et de l’économie, tels que nous les connaissons aujourd’hui, ne dérivent pas des formes de rationalité internes à ces logiques, mais d’une rationalité qui leur est extérieure et que Foucault appelle le « gouvernement des hommes ». Le gouvernement est une « technologie humaine » que l’État moderne a héritée de la pastorale chrétienne (technique spécifique que l’on ne trouve ni dans la tradition grecque, ni dans la tradition romaine) et que le libéralisme a infléchie, modifiée, enrichie, transformée de gouvernement des âmes en gouvernement des hommes. Gouverner peut se traduire par la question : comment conduire la conduite des autres ? Gouverner, c’est exercer une action sur des actions possibles. Gouverner consiste à agir sur des sujets qui doivent être considérés comme libres. Foucault avait déjà parlé de gouvernement pour expliquer les dispositifs de régulation et de contrôle des malades, des pauvres, des délinquants ou des fous. Dans cette généalogie du libéralisme, la théorie des micro- pouvoirs est mise à contribution pour expliquer les phénomènes massifs de l’économie, avec des innovations majeures. La macro-gouvernementalité libérale n’est possible que parce qu’elle exerce ses micro-pouvoirs sur une multiplicité. Les deux niveaux sont inséparables. La théorie des micro-pouvoirs est une question de méthode, de point de vue, et non d’échelle (l’analyse de populations spécifiques comme les fous, les prisonniers, etc.).
Économie et politique
Pourquoi la relation entre économie et politique devient-elle problématique au milieu du XVIII° siècle ? Foucault l’explique ainsi : l’art de gouverner du souverain doit s’exercer dans un territoire et sur des sujets de droits, mais cet espace est habité depuis le xviiie siècle par des sujets économiques qui ne détiennent pas de droits, mais qui ont des intérêts. L’homo œconomicus est une figure absolument hétérogène et non superposable, non réductible, à l’homo juridicus ou l’homo legalis. L’homme économique et le sujet de droits donnent lieu à deux processus de constitution absolument hétérogènes : le sujet de droits s’intègre à l’ensemble des sujets de droits par une dialectique de la renonciation. La constitution politique suppose en effet que le sujet juridique renonce à ses droits, qu’il les transfère à quelqu’un d’autre. L’homme économique s’intègre, quant à lui, à l’ensemble des sujets économiques (constitution économique), non pas par un transfert de droits, mais par une multiplication spontanée des intérêts. On ne renonce pas à son intérêt. Au contraire, c’est en persévérant dans son intérêt égoïste qu’il y a multiplication et satisfaction des besoins de tous.L’émergence de cette irréductibilité de l’économie à la politique a donné lieu à un nombre invraisemblable d’interprétations. Ce problème est évidemment au centre du travail d’Adam Smith, puisqu’il se trouve historiquement et théoriquement à ce tournant. Et c’est à ce tournant que, depuis deux siècles, tous les commentateurs reviennent sans cesse. Pour Adelino Zanini, qui résume peut- être de la façon la plus complète ce débat, Smith n’est pas le fondateur de l’économie politique, mais le dernier philosophe moral qui cherche à déterminer la raison pour laquelle éthique, économique et politique ne se recouvrent plus, ne constituent plus un ensemble cohérent et harmonieux (1). Adam Smith aboutit, selon Zanini, à la conclusion suivante : le rapport entre économie et politique ne peut ni se résoudre, ni s’harmoniser, ni se totaliser. Et il laisse la solution de cette énigme à une postérité… qui n’a pas vraiment suivi le chemin qu’il avait tracé.Pour Hannah Arendt, l’économie politique introduit la nécessité, le besoin, l’intérêt privé (oikos) dans l’espace public, c’est-à-dire tout ce que la tradition classique grecque et romaine définissait comme non politique. C’est de cette façon que l’économie, en occupant la sphère publique, détériore de façon irréversible le politique. Pour Carl Schmitt, la logique de l’économie politique est un facteur de dépolitisation et de neutralisation du politique parce que la lutte à mort entre ennemis se transforme en concurrence entre hommes d’affaires (les bourgeois), parce que l’État se mue en société, et l’unité politique du peuple en multiplicité sociologique de consommateurs, de travailleurs et d’entrepreneurs. Si, pour Hannah Arendt, l’économie c’est la tradition classique que l’économie rend inopérante, pour Schmitt, c’est la tradition moderne du droit public européen. Pour Marx, la division entre le Bourgeois (sujet économique) et le Citoyen (sujet de droits) est une contradiction qu’il faut interpréter de manière dialectique. Le Bourgeois et le Citoyen sont dans un rapport de structure à superstructure. La réalité des rapports de production s’éloigne dans les cieux de la politique, en les mystifiant. La révolution est la promesse de réconciliation de ce monde divisé.Foucault propose une solution absolument originale. Premièrement, la relation entre ces différents domaines politique, économique et éthique ne peut plus renvoyer à une synthèse, à une unité dont rêvent encore, de façon différente, Schmitt, Arendt et Marx. Deuxièmement, ni la théorie juridique, ni la théorie économique, ni la loi ni le marché, ne sont capables de concilier cette hétérogénéité. Il faut un nouveau domaine, un nouveau champ, un nouveau plan de référence qui ne sera ni l’ensemble des sujets de droits, ni l’ensemble des sujets économiques. Les uns et les autres ne seront gouvernables que dans la mesure où l’on pourra définir un nouvel ensemble qui les enveloppera, en faisant apparaître non seulement leur liaison ou leur combinaison, mais aussi toute une série d’autres éléments et d’intérêts. Pour que la gouvernementalité conserve son caractère global, pour qu’elle ne se sépare pas en deux branches (art de gouverner économiquement et art de gouverner juridiquement), le libéralisme invente et expérimente un ensemble de techniques (de gouvernement) qui s’exercent sur un nouveau plan de référence et que Foucault appelle la « société civile », la « société » ou le « social ». La société civile n’est pas ici l’espace où se fabrique l’autonomie par rapport à l’État, mais le corrélatif des techniques de gouvernement. La société civile n’est pas une réalité première et immédiate, mais quelque chose qui fait partie de la technologie moderne de la gouvernementalité. La société n’est ni une réalité en soi, ni quelque chose qui n’existe pas, mais une réalité de transaction, au même titre que la folie ou la sexualité. Au croisement des relations de pouvoir et de ce qui sans cesse leur échappe, naissent des réalités de transaction qui sont en quelque sorte une interface entre gouvernants et gouvernés. C’est à ce croisement, dans la gestion de cette interface, que se constitue le libéralisme comme art de gouvernement. C’est à ce croisement qui naît la biopolitique. L’homo œconomicus n’est donc pas pour Foucault l’atome de liberté insécable face au pouvoir souverain, il n’est pas l’élément irréductible au gouvernement juridique, mais « un certain type de sujet » qui permettra à un art de gouverner de se limiter, de se régler selon les principes de l’économie et de définir une manière de « gouverner le moins possible ». L’homo œconomicus est le partenaire, le vis-à-vis, l’élément de base de la nouvelle raison gouvernementale qui se formule à partir du xviiie siècle.Le libéralisme n’est donc pas d’abord, et à proprement parler, une théorie économique, ni une théorie politique, mais un art de gouverner qui assume le marché comme test, comme instrument d’intelligibilité, comme vérité et mesure de la société. Par « société », il faut entendre l’ensemble des relations juridiques, économiques, culturelles, sociales, etc., tissées par une multiplicité de sujets. Et par « marché », il ne faut pas comprendre « marchandisation ». Pour Foucault le XVIII° siècle ne marque pas l’entrée dans le premier livre du Capital, avec l’aliénation et le renversement des rapports des hommes en choses déterminés par l’échange de marchandises, le secret qu’il faudrait arracher à ces dernières, etc. Le marché n’est pas défini par l’instinct de l’homme à échanger. Il ne s’agit pas non plus du marché dont parle Braudel, qui, comme tel, ne serait jamais réductible au capitalisme. Par « marché », il faut toujours entendre, non pas égalité de l’échange, mais concurrence et inégalité. Ici, les sujets ne sont pas des marchands, mais des entrepreneurs. Donc le marché est celui des entreprises et de leur logique différentielle et inégalitaire.
Le libéralisme comme gouvernement des dispositifs de pouvoir hétérogènes Foucault explique les modalités de fonctionnement de la rationalité gouvernementale de façon tout aussi originale. Elle ne fonctionne pas selon l’opposition de la régulation publique (État) et de la liberté de l’individu qui entreprend, mais selon une logique stratégique. Les dispositifs juridiques, économiques et sociaux ne sont pas contradictoires, mais hétérogènes. Hétérogénéité, pour Foucault, signifie tensions, frictions, incompatibilités mutuelles, ajustements réussis ou manqués entre ces différents dispositifs. Tantôt le gouvernement joue un dispositif contre l’autre, tantôt il s’appuie sur l’un, tantôt sur l’autre. Nous sommes confrontés à une espèce de pragmatisme qui a toujours comme mesure de ses stratégies le marché et la concurrence. La logique du libéralisme ne vise pas le dépassement, dans une totalité réconciliée, de différentes conceptions de la loi, de la liberté, du droit, du processus que les dispositifs juridiques, économiques et sociaux impliquent. La logique du libéralisme s’oppose, selon Foucault, à la logique dialectique. Cette dernière fait valoir des termes contradictoires dans un élément homogène qui promet leur résolution dans une réconciliation. La logique stratégique a pour fonction d’établir les connexions possibles entre des termes disparates, et qui restent disparates. Foucault décrit une politique de la multiplicité qui s’oppose aussi bien au primat de la politique revendiqué par Arendt et Schmitt, qu’au primat de l’économie de Marx. Au principe totalisant de l’économie ou du politique, Foucault substitue la prolifération de dispositifs qui constituent autant d’unités de consistance, de degrés d’unité chaque fois contingents. Aux sujets majoritaires (sujets de droits, classe ouvrière, etc.), il substitue les sujets « minoritaires », qui opèrent et constituent le réel par l’agencement et l’addition de bouts, de morceaux, de parties chaque fois singuliers. La « vérité » de ces parties ne se trouve dans le « tout » ni politique, ni économique.À travers le marché et la société se déploie l’art de gouverner, avec une capacité toujours plus fine d’intervention, d’intelligibilité, d’organisation de l’ensemble des rapports juridiques, économiques et sociaux, du point de vue de la logique de l’entreprise.
Population/classes
Le gouvernement s’exerce toujours sur une multiplicité que Foucault appelle, dans le langage de l’économie politique, »population ». Pour Foucault, le gouvernement comme gestion globale du pouvoir a toujours eu pour objet la « multitude », et les classes (les sujets économiques), les sujets de droits et les sujets sociaux en font partie. Dans l’analyse du capitalisme, la ligne de discrimination se fait entre des techniques et des savoirs qui ont comme objet la multiplicité-population, et d’autres qui ont pour objets les classes. Depuis le début du capitalisme, le problème de la population a été pensé en termes de bioéconomie, alors que Marx avait essayé de contourner la population (la « multitude », dans le langage du pouvoir) et d’en évacuer la notion même, pour la retrouver sous la forme non plus bioéconomique, mais historico-politique, de l’affrontement de classe et de la lutte de classe. La population doit être saisie sous un double aspect. Par un bout, c’est l’espèce humaine et ses conditions de reproduction biologiques (régulation des naissance et de la mortalité, gestion de la démographie, risques liés à la vie, etc.), économiques et sociales, mais par un autre bout, c’est le Public, l’Opinion publique. Les économistes et les publicistes naissent en effet au même moment, comme le note Foucault. Le gouvernement vise, depuis le XVIII° siècle, à agir sur l’économie et sur l’Opinion. L’action du gouvernement s’étend donc de l’enracinement sociobiologique de l’espèce jusqu’à la surface de prise offerte par le Public, comme autant de dispositifs de pouvoir – et non pas comme « appareils idéologiques d’État ». De l’espèce aux publics, on a là tout un champ de réalités nouvelles, de nouvelles manières d’agir sur les comportements, sur les opinions, sur les subjectivités, pour modifier les manières de dire et de faire des sujets économiques et des sujets politiques.
Discipline et sécurité
Nous avons encore une vision disciplinaire du capitalisme, alors que, selon Foucault, ce sont les dispositifs de sécurité qui tendent à primer. La tendance qui s’affirme dans les sociétés occidentales vient de loin, de la Polizeiwissenschaft, c’est celle de la société de sécurité qui englobe, utilise, exploite, perfectionne sans les supprimer, les dispositifs disciplinaires et de souveraineté, selon la logique stratégique de l’hétérogénéité. Il faut distinguer discipline et sécurité. La discipline enferme, fixe des limites et des frontières, tandis que la sécurité garantit et assure la circulation. La première empêche, la seconde laisse faire, incite, favorise, sollicite. La première limite la liberté, la seconde est fabricatrice, productrice de liberté (liberté de l’entreprise ou de l’individu entrepreneur). La discipline est centripète, elle concentre, elle enferme ; la seconde est centrifuge, elle élargit, elle intègre sans cesse de nouveaux éléments dans l’art de gouverner. Soit l’exemple de la maladie. La maladie peut être traitée soit de façon disciplinaire, soit selon la logique de la sécurité. Dans le premier cas (celui de la lèpre), on essaie d’annuler la contagion en séparant les malades et les non-malades, en enfermant et isolant les premiers. Les dispositifs de sécurité, à l’inverse, en s’appuyant sur de nouvelles techniques et de nouveaux savoirs (la vaccination), prennent en compte l’ensemble de la population sans discontinuité, sans rupture entre malades et non-malades. À travers les statistiques (autre savoir indispensable aux dispositifs sécuritaires), on dessine une cartographie différentielle de la normalité en calculant le risque de contagion pour chaque tranche d’âge, pour chaque profession, pour chaque ville, et, à l’intérieur de chaque ville, pour chaque quartier. On aboutit ainsi à un tableau retraçant les différentes courbes de normalité à partir de repérages des risques. La technique sécuritaire vise à rabattre les courbes les plus défavorables, les plus déviantes, sur la courbe la plus normale. On est donc confronté à deux techniques qui produisent deux types de normalisation différents. La discipline répartit les éléments à partir d’un code, d’un modèle, d’une norme qui détermine le permis et le défendu, le normal et l’anormal. La sécurité est une gestion différentielle des normalités et des risques, qu’elle ne considère ni comme bons, ni comme mauvais, mais comme un phénomène naturel, spontané. Elle dessine une cartographie de cette distribution, et l’opération de normalisation consiste à faire jouer les unes par rapport aux autres les différentielles de la normalité. « Alors que la souveraineté capitalise un territoire, alors que la discipline architecture un espace et pose comme problème essentiel une distribution hiérarchique et fonctionnelle des éléments, la sécurité va aménager un milieu en fonction des événements ou des séries des événements possibles, séries qu’il va falloir réguler dans un cadre multivalent et transformable » (2 ). La sécurité intervient sur des événements possibles et non sur des faits. Elle renvoie à l’aléatoire, au temporel, à ce qui est en train de se faire. À la différence de la discipline, la sécurité est une science des détails. Les choses de la sécurité sont des choses de chaque instant, alors que les choses de la loi sont définitives, permanentes et importantes.
Vitalpolitik
Foucault relativise la puissance « ontologique » spontanée de l’entreprise, du marché et du travail, la force constitutive des sujets « majoritaires » (entrepreneurs et travailleurs). Au lieu d’en faire les sources de la production de la richesse (et de la production du réel), comme le font les marxistes de façon spéculaire, ou comme le fait l’économie politique, il montre qu’ils sont plutôt les résultats de l’action d’un ensemble de dispositifs qui activent, sollicitent, investissent la « société ». Entreprise, marché et travail ne sont pas des puissances spontanées : le gouvernement libéral doit les rendre possible, les faire exister.Le marché, par exemple, est un régulateur économique et social général, mais il n’est pas pour autant un mécanisme naturel que l’on trouverait au fondement de la société, comme le pensent les marxistes et les libéraux classiques. Au contraire, les mécanismes du marché (les prix, les lois de l’offre et de la demande) sont fragiles. Il faut à chaque fois créer les conditions pour les faire marcher. La gouvernementalité assume le marché comme ce qui limite l’intervention de l’État, mais ce n’est pas pour neutraliser ses interventions, c’est pour les requalifier. Le rapport entre État et marché est très bien mis en lumière par la théorie et la pratique des ordolibéraux allemands. Les interventions libérales peuvent bien être aussi nombreuses que les interventions keynésiennes (« La liberté du marché nécessite une politique active et extrêmement vigilante » (3,) elles visent en fait autre chose et ont un autre objet. Ces interventions ont comme finalité la possibilité du marché. L’objectif est celui de rendre possible la concurrence, l’action des prix, le calcul à partir de l’offre et de la demande, etc. Non pas intervenir sur le marché, mais pour le marché, disent les ordolibéraux. Il ne faut pas intervenir sur le marché, puisque c’est le principe d’intelligibilité, le lieu de véridiction, la mesure. Sur quoi va-t-on donc intervenir ? Selon les libéraux allemands, il faut agir sur des données qui ne sont pas directement économiques, mais qui sont les conditions d’une éventuelle économie de marché. Le gouvernement doit intervenir sur la société elle-même, dans sa trame et dans son épaisseur. La « politique de la société », comme ils l’appellent, doit prendre en charge et en compte les processus sociaux pour faire place, en leur sein, à un mécanisme de marché. Pour que le marché soit possible, on doit agir sur le cadre général : sur la démographie, sur les techniques, les droits de propriété, les conditions sociales, les conditions culturelles, l’éducation, les régulations juridiques, etc. La pensée économique des libéraux aboutit, pour rendre le marché possible, à penser une politique de la vie (Vitalpolitik) : « …une politique de la vie, qui ne soit pas orientée essentiellement, comme une politique sociale traditionnelle, à l’augmentation des salaires et à la réduction du temps de travail, mais qui prenne conscience de la situation vitale d’ensemble du travailleur, sa situation réelle, concrète, du matin au soir, du soir au matin » (4). Il semble que la « troisième voie » de Tony Blair s’inspire de ce libéralisme continental, plutôt que du néolibéralisme américain.
Le travail et les travailleurs
De la même manière qu’il faut « passer à l’extérieur du marché », il faut passer aussi « à l’extérieur » du travail pour saisir sa « puissance ». Et passer à l’extérieur, c’est passer par la « société » et la « vie ». Pour « rendre possible » le travail, le gouvernement libéral doit investir la subjectivité du travailleur, c’est-à-dire ses choix, ses décisions. L’économie doit devenir économie des conduites, économie des âmes (la première définition du gouvernement par les Pères de l’Église redevient d’actualité !). Les néolibéraux américains adressent une critique paradoxale à l’économie politique classique et notamment à Smith et Ricardo. L’économie politique a toujours indiqué que la production dépend des trois facteurs de production (la terre, le capital et le travail), mais dans ces théories « le travail est toujours resté inexploré ». Bien sûr, selon Foucault, on peut dire que l’économie d’Adam Smith commence par une réflexion sur le travail, dans la mesure où cette dernière est la clef de l’analyse économique, mais l’économie politique classique « n’a jamais analysé le travail en lui-même, ou plutôt elle s’est employée à le neutraliser sans cesse et à le neutraliser en le rabattant exclusivement sur le facteur temps. » Le travail est un facteur de production bien qu’il soit en lui-même passif, et il ne trouve d’emploi et d’activité que grâce à un certain taux d’investissement. Cette critique vaut aussi pour la théorie marxienne. Pourquoi les économistes classiques, tout comme Marx, ont-ils, paradoxalement, neutralisé le travail ? Parce que leur analyse économique se résume à l’étude des mécanismes de la production, de l’échange et de la consommation, et laisse ainsi échapper les modulations qualitatives du travailleur, ses choix, ses comportements, ses décisions. Les néolibéraux veulent, au contraire, étudier le travail comme conduite économique, mais comme conduite économique pratiquée, mise en œuvre, rationalisée, calculée par celui qui travaille. C’est la théorie du « capital humain », élaborée entre les années 1960 et 1970, que Foucault utilise pour illustrer ce passage, cet approfondissement de la logique du gouvernement. Du point de vue du travailleur, le salaire n’est pas le prix de vente de sa force de travail. C’est un revenu. Et un revenu de quoi ? De son capital, c’est-à-dire d’un capital humain indissociable de celui qui le détient, un capital qui fait corps avec le travailleur. Du point de vue du travailleur, donc, le problème est celui de la croissance, de l’accumulation, de l’amélioration de son capital humain.Former et améliorer le capital, qu’est-ce que cela veut dire ? Faire et gérer des investissements dans l’éducation scolaire, dans la santé, dans la mobilité, dans les affects, dans les relations de toutes sortes (le mariage par exemple), etc. En réalité, il ne s’agit pas d’un travailleur au sens classique du terme (Marx), puisque le problème est celui de la gestion du temps de la vie d’un individu et non seulement la gestion de son temps de travail. Et cela à partir de la naissance, puisque ses performances futures dépendent aussi de la quantité d’affects qui lui est donnée par les parents, capitalisée en revenu par lui et en « revenu psychique » par les parents. Pour transformer le travailleur en entrepreneur et en investisseur, il faut donc « passer à l’extérieur » du travail. Les politiques culturelles, sociales, éducatives définissent les cadres « larges et mouvants » à l’intérieur desquels évoluent les individus qui choisissent. Et les choix, les décisions, les conduites, les comportements sont des événements, des séries d’événements qu’il s’agit précisément de réguler par des dispositifs sécuritaires.On passe de l’analyse de la structure, du processus économique, à l’analyse de l’individu, de la subjectivité, de ses choix et des conditions de production de sa vie. À quel système de rationalité cette activité de choix doit-elle obéir ? Aux lois du marché, au modèle de l’offre et de la demande, au modèle coûts / investissements qui sont généralisés dans le corps social tout entier, pour en faire « un modèle des rapports sociaux, un modèle de l’existence même, un rapport de l’individu à lui-même, au temps, à l’entourage, à l’avenir, au groupe, à la famille, dans le sens que l’économie est l’étude de la manière dont sont allouées des ressources rares à des fins alternatives » (5). Contrairement au point de vue de Polanyi et de l’école de la régulation, la régulation du marché n’est pas un correctif à son développement désordonné, mais son institution. Pourquoi ce renversement de point de vue ? Parce que ce qu’il faut prendre en compte est un problème relativement négligé par l’économie : le problème de l’innovation. Si innovation il y a, si l’on crée du nouveau, si on découvre des formes nouvelles de productivité, « tout cela n’est rien d’autre que le résultat de l’ensemble des investissements que l’on a fait au niveau de l’homme lui même ». Une politique de croissance ne peut pas être simplement indexée au problème de l’investissement matériel, du capital physique d’une part et du nombre de travailleurs multiplié par les heures de travail, de l’autre. Ce qu’il faut modifier c’est le niveau et le contenu du capital humain et, pour agir sur ce « capital », il faut mobiliser une multiplicité de dispositifs, solliciter, inciter, investir la « vie ». Foucault requalifie la Biopolitique comme une politique de la « société » et non plus seulement comme « régulation de la race » (Agamben) où une série de dispositifs hétérogènes intervient sur l’ensemble des conditions de la vie, en visant la constitution de la subjectivité par une sollicitation des choix, des décisions des individus. C’est en ce sens que le pouvoir est « action sur des actions possibles », intervention sur des événements. « On a (…) l’image de l’idée ou le thème-programme d’une société où il y aura optimisation des systèmes de différence, dans laquelle le champ serait laissé libre aux processus oscillatoires, dans laquelle il y aura une tolérance accordée aux individus et aux pratiques minoritaires, dans laquelle il y aura une action non pas sur les joueurs, mais sur les règles du jeu et enfin dans laquelle il y aura une intervention qui ne serait pas de type de l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnementale » (6). Les dispositifs sécuritaires définiront un cadre assez « lâche » (puisque, précisément, il s’agit de l’action sur des possibles) à l’intérieur duquel, d’une part, l’individu pourra exercer ses « libres » choix sur des possibles déterminés par d’autres et au sein duquel, d’autre part, il sera suffisamment maniable, gouvernable, pour répondre aux aléas des modifications de son milieu, comme le requiert la situation d’innovation permanente de nos sociétés. À la lecture de ces cours, on pourrait croire Foucault fasciné par le libéralisme. Ce qu’il intéresse dans le libéralisme est en réalité une politique de la multiplicité. La gestion du pouvoir comme gestion de la multiplicité. Ces textes telluriques, où l’on voit fonctionner les circuits cérébraux de Foucault, avec leurs connexions et disjonctions synaptiques abruptes, semblent nous inviter considérer le pouvoir, non comme quelque chose qui est, mais comme quelque chose qui se fait (et qui se défait aussi bien !). Ce qui existe, ce n’est pas le pouvoir, mais le pouvoir en train de se faire, en prise directe avec les événements, à travers une multiplicité de dispositifs, d’agencements, de lois, de décisions, qui ne sont pas un projet rationnel et préconçu (« un plan »), mais qui peuvent faire système, totalité. Un système et une totalité toujours contingents.Si la philosophie française est depuis longtemps, dans ses développements les plus intéressants, une philosophie de la multiplicité, la politique française est, depuis plus longtemps encore, une politique de la totalité, de l’un, de l’unité. C’est ici que la droite et la gauche (marxiste et socialiste) françaises se rejoignent. Nous en avons eu récemment confirmation avec la campagne référendaire sur l’Europe. Le soir des résultats, la droite et la gauche se sont immédiatement renfermées dans le tout « rassurant » de la Nation, dont elles n’étaient au fond jamais sorties, mais elles ont fait appel aussi, et le même soir, à un autre tout, inefficace et rassurant lui aussi, pour résoudre le problème du chômage : l’emploi (le travail réduit à sa forme emploi). La politique de la totalité ne connaît pas le « dehors ». L’impuissance des tenants du « oui » et du « non » renvoie à une même impossibilité : celle de penser et pratiquer une politique de la multiplicité qui passe à l’extérieur de tous les « touts » substantialisés : travail, marché, État, nation.
Maurizio Lazzarato / 2005
1 Adelino Zanini, Adam Smith. Economia, morale, diritto, Bruno Mondadori, 1977 et Genesi imperfetta. Il governo delle passioni in Adam Smith, G. Chiapelli, 1995.
2 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Gallimard/Seuil, 2004, p. 22.
3 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard/Seuil, 2004, p. 139.
4 Ibidem, p. 164.
5 Ibidem, p. 247.
6 Ibidem, p. 265.
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