5 L’expérience du pouvoir
5.1 Avec l’objection précédente, nous n’avons pas encore déplié assez précisément les enjeux qui émergent autour de la question de la singularité. Notamment en ceci : Lazarus nous rétorquerait sans doute qu’il ne s’agit pas selon lui de se construire par rapport au pouvoir, ou par rapport au parlementarisme, mais de construire (il est vrai sur la base d’une rencontre événementielle) une singularité politique, qui ne se définit pas par un rapport politique d’opposition (17). Mais précisément : peut-on se donner d’emblée, comme séparée de tout rapport au pouvoir, une telle émergence singulière ?
Le problème renvoie alors au statut de la singularité tel qu’il est défini dans la pensée de Badiou, et que Homo sacer prend explicitement en compte (HS, 32-33). Pour résumer ce passage, il faut rappeler que pour Badiou, les éléments d’une situation sont distribués selon trois possibilités : en tant que terme normal, excroissance ou singularité. La première possibilité caractérise ce qui est à la fois présenté et représenté (par exemple, n’importe quel individu en tant qu’il est électeur), la deuxième définit ce qui est représenté sans être présenté (l’État), la dernière à l’inverse définit ce qui est présenté sans être représenté (parce qu’il se soustrait au compte de l’État, par exemple l’immigré clandestin) (18). Agamben remarque l’impossibilité, dans ce schéma, de situer l’exception souveraine en tant que telle, puisqu’elle est très exactement « la figure dans laquelle la singularité est représentée comme telle, c’est-à-dire en tant que non représentable » (HS, 32).
Agamben ne développe pas les implications d’une telle remarque. Pourtant, celles-ci lui permettraient de clarifier le rapport entre « politique » et « singularité ».
5.2 Ce que Badiou ne pense pas, c’est donc l’exception, et à travers elle, essentiellement, la vie nue elle-même. Que cela soit, non le fruit d’une cécité, mais la conséquence d’une décision, que par ailleurs ce soit là le point essentiel du discord entre les deux auteurs, c’est ce qui a été explicitement mis au jour lors de la rencontre autour du livre d’Agamben organisée par le Collège international de philosophie, que nous avons déjà évoquée. Ainsi, Badiou faisait-il remarquer dans son intervention que le fond du désaccord portait sur la possibilité de faire de la vie le nom de l’être ; et, à partir de là, de définir la politique par sa relation à la vie, et l’enjeu majeur de la pensée comme étant aujourd’hui l’identification de la bio-politique.
Que la vie, dont l’autre nom est en définitive la puissance, soit le nom de l’être, c’est ce qu’Agamben cherche à assumer pleinement. Par là même, il se situe dans une tradition de pensée qui, même s’il en montre aussi les limites (nous y reviendrons), a refusé de placer la vie en dehors des enjeux essentiels de l’ontologie et de la politique. Or, c’est précisément ce que fait Badiou, lorsqu’il évoque « l’animal humain » comme support neutre des vérités, c’est-à-dire dépourvu, comme tel, d’enjeux noétiques (19). Mais en excluant du champ de l’ontologie et de la pensée politique la catégorie de vie, il se condamne en quelque sorte à répéter l’acte fondamental du pouvoir souverain identifié par Agamben comme le fait d’isoler une vie nue, radicalement distincte comme telle de la vie politiquement qualifiée.
5.3 Corollairement, Agamben peut faire une généalogie de la situation normée, alors que le point de vue de Badiou le lui interdit. Agamben rend compte du processus de constitution de l’espace normé, à partir de ce qui a été évoqué plus haut relativement à la structure topologique du pouvoir souverain, et à son effectuation différenciée dans le cours de l’histoire.
Badiou ne saurait s’attarder à la nécessité de penser la production de norme, le mécanisme par lequel s’opère une normalisation de la situation. C’est pourquoi il va être amené à se donner la situation déjà normée, et avec elle « l’état de la situation », c’est-à-dire l’État tout court, comme base de l’analyse, comme cadre, semble-t-il invariant, du raisonnement. Badiou fait ainsi fond sur un schéma classique (en définitive, le couple État/société) et renvoie ces notions à un champ infra-politique.
Position difficile, en ce qu’elle se prive des outils qui permettent d’identifier la profondeur de l’exercice du pouvoir, la portée de ses ramifications. Position qui, par ailleurs, entend rendre compte d’elle-même sur la base de la séparation nette entre politique et État, ce qui signifie entre politique et histoire. On retrouve alors ici ce qui a déjà été questionné avec Lazarus, à propos de la « multiplicité homogène » que constitue, de façon interne, la singularité politique : comment peut-on se donner la politique comme émergence, se posant d’elle-même en dehors de tout rapport à l’État, donc radicalement hétérogène à l’État, et faire de celui-ci néanmoins un cadre invariable d’analyse, sans que soient aucunement pris en considération les processus matériels de pouvoir qui sont la définition concrète, et non catégoriale, d’une situation ?
5.4 Il faut ici noter combien ce schéma de pensée, qui caractérise les démarches parallèles de Badiou et Lazarus, est hérité de la conception hégélienne selon laquelle l’auto-position de l’Idée est la déposition du sensible. L’Idée étant ici la singularité politique en tant que telle, il faut entendre par « sensible », précisément, à la fois la vie et la contingence historique issue des rapports de pouvoir. Car en définitive, c’est bien ce rapport entre vie et pouvoir, central pour Agamben (le pouvoir souverain et la vie nue) qui est évacué chez Badiou. Et c’est inversement ce rapport qui, dans la perspective dans laquelle se place Agamben, héritier direct sur ce point de Foucault, définit la trame de l’expérience : la manière dont la vie est prise dans les mailles du pouvoir.
Ainsi les divers éléments que nous avons exposés s’enchaînent-ils en toute logique : séparer vie et politique d’un côté, séparer politique et État, comme figure substitutive de l’analyse du pouvoir de l’autre, faire simultanément de la politique une processualité irréductiblement singulière et auto-positionnée : tout ceci, sur fond d’héritage platonico-hégélien (par ailleurs parfaitement assumé en tant que tel), se nouant autour du rejet de la catégorie d’expérience, ou plutôt de son renvoi à la pure et simple « normalité » qui comme telle n’a pas à être prise en considération.
Lors de la rencontre plusieurs fois évoquée autour de son ouvrage, Agamben faisait remarquer que, si l’on ne prenait pas en compte ce rapport entre vie et politique, dans la figure du bio-pouvoir, on se condamnait à passer à côté de quelque chose d’essentiel. Nous le voyons ici, la position de pensée développée par Badiou et Lazarus ne se construit qu’en évitant la plongée au sein de ce qui construit l’expérience contemporaine, c’est-à-dire ce qui fait que, dans l’expérience de chacun, insiste déjà du commun, et que cela ne peut être compris indépendamment des rapports de pouvoir.
Bernard Aspe et Muriel Combes
Article publié sur le site de la revue Multitudes / 2000
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Archive mensuelle de septembre 2009
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3 L’homme sacré et l’homme sacrifiable
3.1 Le passage que nous avons mis en vis-à-vis du texte de Dal Lago se poursuit ainsi : « Le juif, sous le nazisme, est le référent négatif privilégié de la nouvelle souveraineté biopolitique et, comme tel, un cas flagrant d’ homo sacer , au sens où il représente la vie qu’on peut ôter impunément, mais non sacrifier [...]. La vérité, difficilement acceptable pour les victimes elles-mêmes, mais que nous devons pourtant avoir le courage de ne pas recouvrir d’un voile sacrificiel, est que les juifs ne furent pas exterminés au cours d’un holocauste délirant et démesuré, mais littéralement selon les mots mêmes de Hitler, « comme des poux », c’est-à-dire en tant que vie nue » (HS, 125).
Une formulation très claire de ce à quoi s’oppose ici Agamben a été récemment donnée par François Regnault, lors d’un colloque portant sur la question du négationnisme (6). Dans son intervention, Regnault prend essentiellement appui sur Lacan, pour qui l’extermination des juifs par les nazis ne saurait s’interpréter autrement qu’en termes de sacrifice : « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes, n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture » (7). Ces dieux se présentant selon Regnault, dans le cas du nazisme, sous la forme de la « Race » aryenne (8), c’est-à-dire aussi du « Führer intérieur », qui faisait dire à Eichmann qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres.
Le fait que le marxisme classique ait buté sur l’explication de la politique nazie n’est un secret pour personne. Pour autant, est-on condamné à faire fond sur une anthropologie du phénomène religieux, conçu comme structure subjective fondatrice, pour dépasser l’aporie des discours politiques classiques ?
3.2 L’argumentation de Regnault repose sur deux aspects essentiels : la mise en avant de la notion de race, qui semble identifier le nazisme comme politique « raciste », et surtout le statut d’exception des juifs dans la politique hitlérienne. Ce sont précisément ces deux points qui sont explicitement rejetés par Agamben.
Sur le premier point, Agamben écrit : « Le terme « racisme » (si l’on entend par « race » un concept strictement biologique) ne constitue pas la meilleure définition de la biopolitique du Troisième Reich » (HS, 160). Cela, dans la mesure où la politique nazie n’est intelligible qu’à travers l’identification précise du concept qu’Agamben reprend à Foucault, mais en tant, comme on l’a dit, qu’elle va « radicaliser » le sens de la biopolitique. Le nazisme, on l’a déjà dit, n’est intelligible qu’en tant que « premier État radicalement biopolitique » (HS, 154), c’est-à-dire où le pouvoir va tout entier se structurer à partir des décisions portant sur la vie en tant que telle. D’où le paradoxe relevé par Agamben selon lequel « une donnée naturelle tend à se présenter comme une tâche politique » (HS, 161), dans la mesure où, pour les nazis, il va s’agir d’assumer politiquement leur « hérédité biologique », selon la formule de Verschuer, l’un des grands spécialistes de l’eugénique, scientifique officiel, pourrait-on dire, du régime, qui continua sa carrière malgré l’effondrement de celui-ci.
Alors, la politique nazie est précisément ce qui va réaliser l’indistinction de la vie naturelle et de la vie politiquement qualifiée, mais là encore, sur fond de leur séparation (9) , car l’on reste dans le cadre de l’analyse du pouvoir souverain qui se rapporte à la vie nue, isolée comme telle.
3.3 Découle de ce qui précède cette autre conséquence fondamentale : même si les juifs sont, comme il a été dit, « le référent négatif privilégié » de la politique nazie, on ne peut interpréter le fondement de celle-ci sur la base du statut d’exception qui leur a été donné : « les lois sur la discrimination des juifs ont monopolisé l’attention des historiens de la politique raciale du Troisième Reich ; pourtant, elles ne sont pleinement compréhensibles qu’une fois replacées dans le contexte général de la législation et de la praxis biopolitique du national-socialisme » (HS, 163). La politique eugénique qui identifie le nazisme doit être prise dans sa globalité. Ce n’est pas faire affront à la mémoire des victimes juives du nazisme que de dire que l’extermination a été avant tout la conséquence d’une politique qui se voulait la production d’un corps biologique, à partir de la mise à l’écart de ce qui pouvait « dégénérer » celui-ci (juifs, malades mentaux, tziganes, homosexuels, etc.).
Regnault, dans l’intervention précitée, parle de « la liquidation des juifs (et, à partir d’eux, des tziganes, des homosexuels, voire des Allemand eux-mêmes) » (10). Si l’on suit Agamben, cette remarque n’est pas exacte. Autrement dit, l’antisémitisme, composante très réelle du nazisme, sans doute très répandu dans l’ensemble du peuple, n’est cependant pas la clef du phénomène nazi. C’est au contraire dans un cadre de gestion de la vie nue, et dans la visée de production d’un corps collectif sain, que s’enracinent les composantes antisémites, exprimées avec la violence que l’on sait, de cette politique. Ce n’est pas l’antisémitisme qui peut rendre compte du nazisme, c’est au contraire son efficace dans la politique nazie qui trouve son explication dans un cadre beaucoup plus général, proprement biopolitique, dont la ressource ultime est l’indistinction immédiate entre la vie et le droit.
3.4 On comprend alors l’insistance d’Agamben sur la nécessité de comprendre de manière littérale les énoncés hitlériens : nulle invocation d’un sacrifice, mais la mise en avant d’un assainissement. Invoquer une disposition structurale au désir de sacrifice revient à nier la cohérence (fût-elle, en l’occurrence, monstrueuse) d’une politique dont Agamben précise qu’elle n’est qu’une radicalisation, le franchissement d’un seuil, car avec le nazisme, le camp va apparaître pleinement au jour pour lui-même, en tant qu’exception qui perdure, et qui en ce sens tend à devenir la règle. Et celui qui va habiter le camp va justement être l’homme sacré, dans sa différence avec l’homme sacrifiable.
L’Homo sacer est la figure centrale de l’ouvrage, qui offre la clef du concept de vie nue. Issu du droit romain archaïque, il est celui qui, déchu de ses droits, peut être tué sans que cela ne constitue un meurtre, et ne peut pas davantage être l’objet d’un sacrifice selon les formes rituelles. De sorte qu’il se trouve exclu à la fois du droit humain et du « droit divin », appartenant à une zone floue où nature et droit ne se distinguent plus. C’est en ce sens qu’il va être dit par Agamben l’habitant du camp, la vie nue, tuable mais non sacrifiable, exposée à la décision souveraine. Il faut comprendre à partir de là l’exigence de ne pas confondre ce qui, à proprement parler, relève du sacré, et ce qui peut être un objet de sacrifice. L’erreur que font ceux qui interprètent l’extermination des juifs comme un « holocauste », en y attachant directement une signification religieuse, est justement de confondre ces notions.
4 La singularité : pouvoir et politique
4.1 Dans les développements qui précèdent, il semble que nous soyons tombés dans ce dont Dal Lago voulait « disculper » Agamben, à savoir le risque d’une dilution de la singularité du génocide des juifs par les nazis. Mais la question devient alors celle d’une détermination précise du statut de la singularité : qu’entendre exactement par ce terme ?
Pour beaucoup, « singularité » signifie exception. Cette compréhension autorise le discours sur « l’holocauste » comme réalité « incommensurable » et « incomparable ». Or, rien ne nous permettra jamais de dire que « les massacres de notre temps » sont sans commune mesure avec ce qui s’est passé sous le nazisme. Rien ne nous autorisera à incomparer (c’est-à-dire à comparer, justement, en déclarant qu’un terme est au-delà de l’autre) du point de vue de ceux qui les subissent, les massacres politiques, en déclarant que l’un d’eux est l’aune à laquelle doivent être mesurés tous les autres ; ou bien un tel discours est profondément irresponsable, ou bien il doit assumer son évidente religiosité.
4.2 Bien évidemment, on ne saurait pour autant passer sous silence ce sur quoi ont tant insisté les survivants des camps, à savoir la déshumanisation permanente des prisonniers. À cet égard, lorsqu’il introduit la figure de l’homo sacer, voisine de celle de l’homme-loup, Agamben évoque directement le problème d’une animalisation de l’homme. Mais celle-ci caractérise avant tout chez Agamben la figure du souverain lui-même, en tant qu’il est l’homme pour qui il est légitime d’être un loup pour les autres hommes : « dans la personne du souverain, le loup-garou, l’homme loup pour l’homme, habite de façon stable dans la cité » (HS, 118). Mais en vertu de la symétrie entre souverain et homo sacer, ce dernier apparaît nettement comme l’autre versant de l’animalisation, c’est-à-dire en l’occurrence, l’être humain en qui va perpétuellement se trouver niée sa qualité d’homme.
Là encore, le nazisme trouve son explication dans ce qui le rend possible. On n’en niera pas pour autant ce qui fait sa spécificité. Même si, entre mille autres exemples, les civils viêt-namiens brûlés, violés, massacrés par l’armée américaine ont eux aussi subi, sans nul doute, une déshumanisation du même ordre que celle subie par les prisonniers des camps, seul le pouvoir nazi a à ce point éprouvé la nécessité, constitutive de son existence, de produire une sous-humanité, et de la maintenir comme telle (l’extermination en étant l’aboutissement). Il lui fallait entretenir la visibilité de ceux qu’il devait exposer, à ses propres yeux et à ceux du peuple allemand, comme « inférieurs », comme revers de ce qu’incarnait « le SS » (11).
À partir de là, il faut néanmoins revenir au problème contenu dans l’idée d’une singularité de la politique nazie en tant que telle. Une fois reconnus la spécificité de la production de « sous-humanité » dans le nazisme et le caractère exceptionnel d’une extermination de masse de cette ampleur, réalisée par des moyens « industriels », reste le vrai problème ici, directement posé dans les analyses faites par Agamben : que peut-on déduire de la mise au jour de cette singularité ? Faut-il avant tout l’analyser comme telle, ou bien faut-il la replacer dans un cadre où seulement elle peut acquérir une intelligibilité plus grande ?
4.3 Lors du colloque sur le négationnisme déjà cité (12), Sylvain Lazarus a tenté d’exposer une compréhension de la singularité de cette politique, à même d’en rendre compte de façon immanente, c’est-à-dire en tant que singularité. Celle-ci trouve alors à s’exprimer à travers la catégorie de « guerre totale et sans fin », comprise comme « reversement du politique dans la guerre » (13).
Agamben, au contraire, ne vise pas l’identification de la singularité du nazisme en tant que telle. À la démarche qui commence par demander : « comment identifier une politique dans son unicité ? », Agamben substitue celle qui met au jour la forme de pouvoir qui a rendu possible le nazisme, et à travers lui, ce qui est devenu la réalité centrale de l’espace biopolitique contemporain, à savoir le camp (HS, 179). Autrement dit, Agamben n’annule pas la spécificité de la politique nazie, mais la replace dans le contexte biopolitique qui la rend intelligible.
La question devient alors : laquelle des deux attitudes ici évoquées permet d’avoir une plus grande intelligibilité du phénomène ?
4.4 Du point de vue de Lazarus, qui est celui de l’appréhension « en intériorité » des singularités politiques, comprises comme « multiplicités homogènes », la catégorie qui sert de soubassement à l’analyse d’Agamben, à savoir celle de pouvoir souverain, ne permet pas d’appréhender la politique en son émergence. Pour Lazarus, c’est sans doute la notion même de pouvoir qui est un exemple de « catégorie circulante » (14), c’est-à-dire en définitive de concept trop indéterminé pour une véritable pensée politique. Plus précisément peut-être, la catégorie de pouvoir est, dans la perspective de Lazarus, corollaire du maintien de la suture de la politique à l’histoire, dont il faut se départir (15).
On ne tentera pas ici un résumé de la thèse de Lazarus, mais on précisera avant tout en quoi le renversement du point de vue opéré par Agamben concerne directement la question de la singularité. Lorsque, comme il a été dit plus haut (3.3), Agamben dit ne pas vouloir faire un travail d’historiographie, il renvoie implicitement l’analyse de la singularité du nazisme en tant que telle au travail de l’historien. Même si l’analyse d’Agamben fait intervenir des éléments historiques, sa visée est d’abord d’établir la topologie de la souveraineté, et sur cette base de déchiffrer notre contemporanéité. Les concepts philosophiques et politiques, qui fournissent l’armature de son livre, sont ce qu’il appelle des « intensités », qui ne correspondent pas à des domaines, mais qui peuvent traverser tous les domaines pour mettre au jour leurs éléments communs.
4.5 Ce faisant, loin de dissoudre la singularité de la politique nazie, le point de vue d’Agamben permet en un sens de la comprendre plus loin que l’analyse qui l’appréhende comme « guerre totale » : une guerre ne réclame pas en tant que telle (c’est-à-dire ici en tant que guerre de conquête) la production d’une sous-humanité. De la guerre, Agamben ne retient que l’état d’urgence ou d’exception, qui a été décrété dès le commencement du IIIème Reich (c’est-à-dire bien avant le début effectif de la politique guerrière d’expansion). Le camp s’explique alors comme l’effet « naturel » de l’instauration durable d’un état d’exception, de manière telle que la distinction entre camps nazis de concentration et camps d’extermination y perd sa pertinence. Une fois déchus de leurs droits civiques, ceux qui entraient dans les camps se voyaient privés de leur humanité ; et ceux qui n’étaient pas immédiatement tués étaient conformés au modèle nazi du « sous-homme ». Agamben permet de comprendre en profondeur ce que les rescapés des camps n’ont pas cessé de dire (16) et que nous avons du mal à entendre : l’exposition à la faim, au froid, au travail, aux coups, n’était pas ce qui soustrayait les prisonniers des camps de concentration à l’extermination, mais la forme que prenait pour eux cette extermination.
4.6 De façon beaucoup plus générale, le fait de ne prendre pour élément d’analyse que les singularités politiques comme telles, conformément au projet de Lazarus, conduit à une dissolution du problème posé par l’existence du pouvoir. Là encore, il faut appréhender les deux pensées que nous confrontons ici sous l’angle des effets subjectifs qu’elles sont à même d’induire.
Alors on ne peut que constater ceci : la démarche de Lazarus aboutit à un adossement de la politique actuelle au parlementarisme, avec pour référent-repoussoir le F.N. qui lui est « homogène ». Non que le parlementarisme soit par lui-même une référence, mais il reste ce par rapport à quoi une politique prétendument dé-dialectisée et dés-historicisée se construit.
L’identification de l’ennemi, chez Agamben, semble incomparablement plus profonde : s’il parvient à mettre en évidence ce qui, dans les social-démocraties, est « homogène » aux politiques totalitaires, c’est avant tout parce qu’il construit la figure d’un bio-pouvoir concernant autant les flux de marchandisation que les bio-technologies et les lois d’exception. Ainsi Agamben peut-il être au plus près de ce qui, en tant que pouvoir, définit les mailles dans lesquelles se trame la réalité de notre expérience.
Bernard Aspe et Muriel Combes
Article publié sur le site de la revue Multitudes / 2000
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A propos de Homo sacer de Giorgio Agamben.
Homo Sacer (1) ne laisse à son lecteur que deux attitudes possibles : le considérer comme un récit de plus, une fiction philosophique en quelque sorte, ou bien considérer que dans sa lecture, il y va du plus intime de ce qui constitue nos vies et de ce qu’il y a de plus étendu, généralisé, ramifié dans la réalité contemporaine du pouvoir.
La question se formule immédiatement ainsi : quelle attitude adopter devant un ouvrage dont la thèse centrale fait du camp le paradigme caché de l’exercice du pouvoir qu’à la suite de Foucault, Agamben définit comme gestion de la vie ? Question essentielle, s’il est vrai que l’enjeu le plus fort de la pensée aujourd’hui est celui de la renaissance d’une politique adéquate à son temps, et s’il est vrai par ailleurs qu’une telle renaissance a pour condition l’identification de l’ennemi. Opération cruciale, nous prévient Agamben lui-même, car ce n’est qu’une fois connu que l’ennemi se distingue vraiment de ce que nous sommes, et que l’on se trouve séparé de ce qui en nous-mêmes s’ajointe à son existence. Si l’on n’accomplit pas cette séparation, « on finit tôt ou tard par s’identifier à l’ennemi dont la structure reste inconnue » (HS, 20).
Le paradigme du camp offre-t-il la clef d’une telle opération, et donc aussi la clef du lieu à partir duquel seulement une reconstruction politique est possible ?
1 Une nouvelle histoire idéaliste ?
1.1 La thèse de Giorgio Agamben peut se résumer ainsi : le rapport entre le pouvoir souverain et la vie nue (expression donnant son sous-titre à l’ouvrage) est un rapport de capture, sur la base d’une structure d’exception. En tant qu’il est ce qui institue un ordre juridique, le pouvoir souverain doit conserver dans le même temps la possibilité de le suspendre. Ainsi ménage-t-il au sein de cet ordre un espace d’exception : c’est par ce dernier seulement que l’ordre institué, l’espace normé, acquiert sa consistance, car c’est seulement dans la mesure où le pouvoir maintient la possibilité de manifester à nouveau sa puissance fondatrice qu’il va être à même, à proprement parler, de s’imposer comme pouvoir souverain , et d’imposer la normalisation qui procède de lui. En d’autres termes, c’est dans la mesure où il est à même de décréter l’état d’exception que le pouvoir est dit pouvoir souverain (HS, 19 et 33 sq.). Au sein de l’espace d’exception, peut s’exercer sans médiation la décision souveraine comme autorité absolue, et elle s’exerce sur la « vie nue » sous la forme d’un « pouvoir de vie et de mort » (Vitae necisque potestas) qui se prononce de façon irrévocable.
L’opération fondamentale du pouvoir se comprend alors comme la possibilité d’isoler, en chaque sujet, une vie nue, vie irrémédiablement exposée à la décision souveraine et qui en tant que telle assurera par conséquent au pouvoir une prise directe.
L’état d’exception est donc le revers de la norme, non le contraire de l’ordre institué, mais le principe qui lui est immanent. Le camp nomme cet espace dans l’histoire récente, en tant notamment qu’il est le moment où la règle et l’exception deviennent indiscernables, et où, à partir de là, les limites mêmes de l’espace d’exception tendent à se dissoudre, et à généraliser par là même la structure de l’exception, qui elle-même tend alors à concerner immédiatement et en permanence l’ensemble des hommes. À partir de l’identification « topologique » de la structure du pouvoir souverain, il s’agit donc de retracer les étapes de l’extension quasi illimitée de son exercice, du droit archaïque romain aux bio-technologies contemporaines, en passant par la Révolution française et la politique nazie.
1.2 Le premier point de vue critique sur le travail d’Agamben se confondrait avec l’accusation d’idéalisme. Selon ce point de vue, qui pourrait être celui de nombre d’historiographes d’inspiration marxiste, l’histoire dès lors perçue comme trop linéaire que retrace Agamben, ne serait qu’une reconstruction a posteriori, sans assises réelles, en contradiction flagrante avec un point de vue authentiquement « matérialiste » ou « scientifique », ou tout simplement « rigoureux ». Si l’on isole quelques événements et quelques énoncés en prétendant reconstituer à partir d’eux le mouvement de l’histoire occidentale, on risque en effet de rester pris dans une illusion, de projeter la cohérence rétrospective de sa pensée sur la complexité de la réalité historique, qui ne saurait se réduire à une telle cohérence toute intellectuelle. Autrement dit, on pourra toujours arguer qu’il est aisé de reconstruire l’unité et la cohérence supposées de l’histoire, et que la pensée qui procède ainsi ne repose sur rien d’autre que ses propres concepts, que rien ne permet d’infirmer, mais pas davantage de confirmer véritablement.
Comme l’indique le quatrième de couverture, cet ouvrage se propose de tracer une continuité « d’Aristote à Auschwitz », prêtant ainsi délibérément le flanc à l’accusation d’idéalisme (2). Il mêle par ailleurs, apparemment sans souci de la « spécificité » des domaines, des concepts issus de l’ontologie, de la politique, de la théorie juridique, de la linguistique, etc. Comment un discours peut-il à ce point s’autoriser de lui-même pour prétendre n’avoir pas à rendre de comptes eu égard à la légitimité de son point de vue ?
1.3 L’objection d’idéalisme conteste la possibilité de tenir un tel discours, en tant qu’il ne serait pas à même de rendre compte de sa légitimité et de sa recevabilité. Or, cela revient à méconnaître ceci : le point de départ de l’analyse d’Agamben se situe au-delà du débat « idéalisme/matérialisme ». S’il n’est pas délirant d’interpréter l’histoire sur la base des énoncés juridiques, de la linguistique, de la spéculation ontologique, ce n’est pas parce que ceux-ci « détermineraient » le cours de l’histoire.
Nous le verrons plus précisément plus loin : Agamben ne cherche pas à faire un travail d’historien, mais un travail philosophique. Il ne s’agit pas de déterminer des consécutions de faits, mais d’approfondir une thèse sur la réalité du pouvoir et sur sa signification ontologique. On dira alors que dans les discours qu’il prend pour base de son analyse, s’est déposé un mode d’engagement déterminé de la réalité humaine au sein du monde (Heidegger aurait dit à une époque, « dans le tout de l’étant »). Il ne s’agit donc pas d’opposer un schéma causal (« idéaliste ») à un autre, mais de comprendre à partir d’où s’est construite la réalité subjective de l’expérience humaine. Et inversement, le texte d’Agamben lui-même ne peut être évalué qu’à l’aune des effets subjectifs qu’il est à même de produire, c’est-à-dire du degré d’intensité avec lequel l’être-sujet s’y trouve mis en question dans son rapport au pouvoir.
Adossée à une conception objectiviste de la pensée et de la vérité, l’accusation d’idéalisme témoigne d’une mécompréhension profonde de ce qu’une pensée peut engager, de l’expérience qu’elle peut être, qui ne préexiste pas à son déploiement et à sa transmission.
2 Soupçons
2.1 La thèse d’Agamben convoque centralement la politique nazie, et le discours qui est tenu à ce sujet est particulièrement courageux, à tel point qu’il peut donner lieu à des malentendus. Dans la recension qu’il fait de l’ouvrage de Giorgio Agamben (3), Alessandro Dal Lago, après avoir précisé que l’identité historique de notre siècle reposait sur l’existence des camps d’extermination, fait précéder son analyse de cette mise en garde : « Naturellement, l’extermination de masse des juifs est un événement « absolu » et inconcevable sur la base des catégories historiques habituelles, bien qu’issu du cœur de la culture occidentale, et par conséquent incommensurable à la renaissance des camps de détention et aux assassinats de masse de notre temps » (nous traduisons).
À la page 125 de son ouvrage, Agamben écrit ceci : « la volonté de donner à l’extermination des juifs une aura sacrificielle à travers le terme d’ »holocauste » relève d’une démarche historiographique aussi aveugle qu’irresponsable ». Or, c’est bien ce que fait Dal Lago, même si en l’occurrence le terme « holocauste » n’est pas prononcé. Curieuse démarche, dès lors, que celle qui se trouve engagée dans cette recension, qui prétend être le commentaire élogieux d’un ouvrage dont elle ruine pourtant par avance la visée et la portée réelles. Curieuse attitude aussi que celle qui entend faire passer comme précaution d’usage une mise en garde, supposée si évidente pour tous qu’elle est dite « naturelle », qui va précisément à l’encontre du projet commenté.
Il semble que la précaution de Dal Lago vise à disculper par avance Agamben aux yeux de ceux pour qui toute comparaison de l’extermination des juifs avec tout autre événement de l’histoire conduit à une « banalisation », et prend ainsi le risque d’une dérive vers le discours « négationniste ».
2.2 Le négationnisme, en tant qu’il conteste le nombre des victimes juives du nazisme et va même jusqu’à nier l’existence des chambres à gaz, est une stratégie de discours parfaitement abjecte, ordonnée à un point de vue antisémite et pro-nazi.
Pour autant, on ne saurait voir sans méfiance le développement, tout au moins en France, d’un discours qui prétend être une dénonciation des dérives négationnistes (4). Il faut en effet, si l’on ne veut pas verser dans l’idéologie pure et simple, distinguer nettement deux choses : les énoncés négationnistes, irrecevables comme tels, qui visent en définitive à ruiner l’idée même d’une politique d’extermination nazie ; et les recherches, comme celle que mène justement Agamben, qui tentent d’approfondir les causes du nazisme, en tant que de telles causes ne sont pas sans concerner notre présent. À cet égard, il faut rejeter – comme nous le verrons ci-après – la criminalisation de ceux qui refusent de renvoyer l’explication du nazisme à des « bases raciales ». Que le racisme et l’antisémitisme aient constitué des éléments incontestables de la subjectivation nazie n’est pas en doute, mais seulement le fait que le racisme suffise à définir la politique nazie (ou fasciste en général) : l’arrière-fond d’un tel discours est bien évidemment l’idée que nos démocraties, précisément fondées sur d’autres « bases », seraient par là même par nature hétérogènes à une telle politique (5). Renvoyer toute recherche qui se départit de tels postulats à une banalisation criminelle revient à créer une police des énoncés , et à faire de « l’incommensurable » et de « l’impensable » un criterium à l’aune duquel évaluer toute pensée, en brandissant le spectre de la « complicité » avec les crimes les plus abjects si l’on ne s’y soumet pas. Cela est non seulement dépourvu de toute intégrité, mais aussi de sens.
2.3 Le risque est néanmoins clair, lorsqu’on tente d’expliquer la parenté essentielle entre les démocraties contemporaines et les politiques « totalitaires » (et singulièrement parmi elles le nazisme), de dissoudre les différences essentielles qui existent entre elles. C’est pourquoi Agamben prend soin de préciser : « La thèse d’une solidarité profonde entre démocratie et totalitarisme (qu’il nous faut avancer ici, même si c’est avec prudence) n’est pas, bien sûr, [...] une thèse historiographique, permettant la liquidation et le nivellement des différences manifestes qui marquent leur histoire et leur antagonisme » (HS, 18). Le point de vue de ce livre, qui est dit ici « historico-philosophique », ne correspond pas à une démarche d’historien, et ne saurait avoir pour but la contestation des analyses ayant mis au jour l’hétérogénéité de fonctionnement des différents systèmes politiques (social-démocraties, stalinisme, fascisme, etc.).
Ce qui est mis au jour, c’est l’approfondissement de l’exercice du pouvoir souverain ; c’est seulement de ce point de vue qu’est décelable une parenté entre notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la politique nazie.
2.4 La « modernité », qu’Agamben fait remonter à la formulation du writ d’Habeas corpus en 1679, est ce qui déplace l’exercice de la souveraineté sur chaque sujet, qui se trouve alors amené à répéter, en l’appliquant sur soi-même (et donc virtuellement aussi sur tout autre), la structure de l’exception (HS, 134-135). La Révolution française donnera la formulation la plus explicite de ce déplacement, à travers la proclamation de l’identité entre naissance et souveraineté, comme base de l’État-nation : chaque sujet est alors amené à identifier en lui une vie nue (naissance) qui sera le support unique de la souveraineté (citoyenneté). Par conséquent, une telle identité n’est posée que sur fond d’un isolement préalable de la vie nue. Même si cette opération n’est pas explicitée comme telle, elle est pourtant seule à même de rendre compte du fait qu’il y aura, justement, des exceptions : si la figure du réfugié, ou de l’immigré sans papiers, est si cruciale aujourd’hui, c’est parce qu’elle révèle le caractère en définitive illusoire de cette identité entre naissance et souveraineté (ou entre vie nue et politique) dans le cadre de l’État-nation et où ce dernier se trouve par là même mis en crise. C’est avant tout pour répondre à une telle crise que le pouvoir nazi va faire que la vie ne soit plus seulement investie du principe de souveraineté, mais soit elle-même en tant que telle « le lieu d’une décision souveraine » (HS, 154 ; nous soulignons). En ce sens, il va être pensé comme le « premier État radicalement biopolitique », car il va se construire immédiatement sur la base d’une décision portant sur « la vie qui ne mérite pas de vivre », et qui à ce titre est « légitimement » supprimable.
Bernard Aspe et Muriel Combes
Article publié sur le site de la revue Multitudes / 2000
Notes consultables sur le site d’origine.