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Archive mensuelle de septembre 2009

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Le double / Fedor Dostoïevski

Minuit sonnait à toutes les horloges des tours de Saint-Pétersbourg, au moment où M. Goliadkine déboucha sur le quai de la Fontanka, proche du pont Ismailovski. Il était hors de lui. Il fuyait ses ennemis et leurs persécutions. Il fuyait la grêle de coups qu’ils lui destinaient. Il cherchait à échapper aux cris des vieilles femmes effrayées, aux regards meurtriers d’André Philippovitch. M. Goliadkine était mort, anéanti, dans le sens le plus large du mot ; et s’il conservait encore présentement la faculté de courir, c’était uniquement par un miracle, un miracle auquel lui-même avait peine à croire. C’était une nuit effrayante, une nuit humide, brumeuse, pluvieuse, neigeuse, où flottaient rhumes, angines et fièvres de toutes sortes, bref une nuit chargée de tous les dons de novembre de Saint-Pétersbourg. Le vent hurlait dans les rues désertes, faisait bondir, plus haut que les chaînes de la berge, les eaux noires de la Fontanka, venait taquiner les maigres réverbères du quai, qui répondaient à son sinistre hurlement par des grincements grêles et aigus. Sons plaintifs et stridents, concerts infinis que connaissent bien tous les habitants de la capitale. La pluie et la neige tombaient en même temps. Portée par les rafales, l’eau giclait en raies compactes, presque horizontales, aussi drues que le jet d’eau d’une pompe. Les gouttes cinglaient, lacéraient le visage de l’infortuné Goliadkine. C’était comme si on lui enfonçait des milliers d’épingles et d’aiguiller dans la peau.
Au milieu du silence nocturne, traversé par les grondements lointains des voitures, les hurlements du vent, les grincements des réverbères, on entendait le bruit continu et sinistre de l’eau dégoulinant des toits, des auvents et des gouttières sur le granit des trottoirs. On ne voyait âme qui vive et il ne pouvait en être autrement, semblait-il, à une heure aussi avancée et par un temps aussi affreux. Seul M. Goliadkine aux prises avec son désespoir, trottinait le long du trottoir de la Fontanka, d’un pas menu et rapide. Il avait hâte d’arriver au plus tôt chez lui, dans son appartement du quatrième étage de la rue des « Six Boutiques ». La neige, la pluie, la tourmente, en un mot, tous les éléments déchaînés dans le ciel de novembre de Saint-Pétersbourg s’étaient donné rendez-vous en cette nuit affreuse. Ils assaillaient de toutes parts l’infortuné Goliadkine, déjà suffisamment abattu par ses propres malheurs, ne lui laissant aucun répit, le perçant jusqu’aux os, l’aveuglant, le faisant tituber, le déportant de son chemin et lui enlevant en même temps les dernières parcelles de son bon sens. On eût dit une terrible coalition des forces de la nature avec ses ennemis privés en vue de gâcher complètement sa journée, sa soirée et sa nuit.
Or, fait curieux. M. Goliadkine paraissait absolument indifférent à ces dernières et massives démonstrations du sort qui s’acharnait sur lui. Il était trop bouleversé, anéanti par tout ce qui s’était passé, quelques instants auparavant, dans la maison du conseiller d’État Berendeiev. Ah ! si un spectateur impartial, désintéressé, avait pu, en ce moment même, contempler le pitoyable trottinement de M. Goliadkine ! Il aurait aussitôt mesuré toute l’horreur de ses récentes infortunes ; il aurait compris qu’en cette minute M. Goliadkine ne cherchait qu’une chose : fuir, se cacher, se fuir lui-même, se cacher à lui-même. Oui, c’était bien cela. Disons même plus. Non seulement notre héros cherchait de toutes ses forces à se fuir lui-même mais encore il aurait donné cher pour pouvoir s’anéantir d’une façon définitive, pour être, sur-le-champ, réduit en cendres. Pour l’instant, il ne prêtait attention à rien, ne se rendait compte de rien : il semblait absolument indifférent à tous les obstacles que dressait devant lui cette nuit funeste ; indifférent à la longueur du chemin, à la rigueur du temps, à la pluie, à la neige, au vent.
Sur le trottoir du quai de la Fontanka, la galoche qui recouvrait son soulier droit se détacha et resta là, plantée dans la boue et la neige. Il ne s’en aperçut même pas, ne songea pas un instant à revenir sur ses pas pour la retrouver. Il était si préoccupé, qu’à plusieurs reprises, en dépit de la tourmente, il s’arrêta et resta sur le bord du frottoir, planté comme un poteau, pétrifié, se remémorant tous les détails de sa récente et atroce déchéance. Il se sentait mourir. Une seconde après, d’un bond, il reprenait sa course effrénée, fuyant quelque ennemi invisible, cherchant à échapper à de nouveaux malheurs, plus menaçants encore. Vraiment sa situation était terrible…
Enfin, à bout de forces, M. Goliadkine s’arrêta, s’accouda au parapet du quai, dans la position d’un homme qui se met brusquement à saigner du nez, et se mit à contempler avec attention les eaux noires et troubles de la Fontanka. Combien de temps resta-t-il dans cette position ? Nous ne pouvons le dire. Ce qui est certain c’est qu’il était arrivé aux dernières limites du désespoir et de l’épuisement. Il n’en pouvait plus. Il était à bout de souffle. Il avait tout oublié, tout, le pont Ismailovski, la rue des « Six Boutiques » et ses récents malheurs… Et d’ailleurs tout lui était devenu indifférent. L’affaire était réglée, le jugement prononcé, signé. Il n’y pouvait plus rien…
Soudain… Soudain… tout son corps frissonna : d’un bond instinctif il recula de deux pas. En proie à une indicible anxiété, il promena ses regards autour de lui… Mais, rien de particulier, personne… et pourtant… pourtant, il avait bien cru à l’instant même, apercevoir un être, un être qui était là, tout près de lui, appuyé comme lui au parapet du quai. Fait étrange ce personnage lui avait adressé la parole, lui avait parlé d’une voix rapide, entrecoupée ; M. Goliadkine n’avait pas très bien saisi le sens de ces paroles, mais il s’agissait certainement de quelque chose qui le concernait de très près.
« Qu’est-ce à dire ? Ai-je rêvé ? se demanda Goliadkine, parcourant de nouveau du regard les environs… Mais au fait, où suis-je ? Ah ! là là !… conclut-il en hochant la tête ; avec une pénible sensation d’angoisse, d’épouvante même, il se mit cependant à scruter les environs bruineux ; de tous ses yeux, de toute la force de ses yeux myopes, il s’efforça de percer les ténèbres vaporeuses. Mais rien, rien de particulier ne vint s’offrir à ses yeux. Tout paraissait en ordre, tout était comme auparavant. La neige tombait plus drue, plus épaisse encore. À vingt pas de distance on ne pouvait rien distinguer. Plus strident encore était le grincement des réverbères, plus lugubre, plus lamentable la chanson plaintive que modulait le vent – on eût dit les appels suppliants de quelque mendiant revenant à la charge, s’obstinant à quémander quelques sous pour sa nourriture. « Ah ! là là ! Que m’arrive-t-il donc », se demanda M. Goliadkine, en se remettant en route après avoir, à nouveau, furtivement inspecté les environs.
Cependant, un sentiment nouveau se fit jour en M. Goliadkine. Ce n’était ni vraiment de l’anxiété, ni de l’effroi… Un frisson convulsif parcourut son corps… L’instant était pénible, la sensation insupportable au plus haut point.
« Tant pis, ce n’est rien. Cela ne tire peut-être pas à conséquence et ne porte atteinte à l’honneur de personne. Tout est peut-être pour le mieux, continua-t-il, sans même comprendre le sens de ses propres paroles, tout s’arrangera peut-être avec le temps, personne n’aura à y redire et tout le monde se trouvera justifié. » M. Goliadkine se sentit soulagé par ces considérations ; il se redressa légèrement, s’épousseta, fit tomber la neige qui recouvrait d’une couche épaisse son chapeau, son col, son pardessus, sa cravate et ses chaussures, sans parvenir toutefois à se débarrasser de ce sentiment étrange, poignant, de cette sourde anxiété… Quelque part, très loin, un coup de canon éclata.
« Drôle de temps, se dit notre héros. Diable. On risque l’inondation : il semble que l’eau soit montée trop vite. » À peine eut-il exprimé ou même, conçu cette pensée qu’il vit, devant lui, venant à sa rencontre, un homme ; un passant attardé, tout comme lui, sans doute, par suite de quelque circonstance fortuite. Il n’y avait rien d’anormal, rien d’extraordinaire semblait-il ; et pourtant, pour une raison que nous ignorons, M. Goliadkine en fut tout retourné, pris de panique. Ce n’est pas qu’il redoutât un homme de mauvaises mœurs mais… sait-on jamais ?… Une idée lui travers l’esprit « Au fond, peut-être cet inconnu se trouve là par pur hasard ; il a peut-être une raison importante pour venir ainsi droit sur moi, me couper mon chemin et m’accrocher. » En fait, il est possible que M. Goliadkine n’ait pas formulé cette pensée de façon très nette : ce ne fut peut-être qu’une intuition fugitive, accompagnée d’une sensation assez pénible. Il était d’ailleurs trop tard pour penser et pour éprouver des sensations ; l’inconnu était déjà à deux pas de lui. Aussitôt M. Goliadkine selon une habitude qui lui était chère, s’empressa d’adopter une attitude très caractéristique, une attitude exprimant éloquemment que lui, Goliadkine se trouvait là, comme cela, qu’il suivait son petit bonhomme de chemin, sans penser à mal, que la route était suffisamment large pour tout le monde, et que, quant à lui, Goliadkine, il n’avait l’intention de provoquer personne. Subitement il s’arrêta pétrifié, comme s’il venait d’être frappé par la foudre ; il se retourna brusquement pour examiner le passant qui venait de le croiser. Son mouvement semblait avoir été provoqué par un ressort qui l’eût tiré en arrière, à la manière d’une girouette déplacée par le vent. Déjà l’inconnu s’enfonçait rapidement dans la tourmente de neige. Lui aussi, paraissait pressé ; lui aussi, tout comme M. Goliadkine était emmitouflé dans son pardessus jusqu’à la tête, lui aussi, trottinait le long du quai de la Fontanka, d’un pas menu, rapide, légèrement saccadé.
« Qu’est-ce ? Qu’est-ce à dire ? » murmurait M. Goliadkine, avec un sourire de défiance, pendant qu’un long frisson secouait son corps. Son dos était glacé. L’inconnu avait disparu ; on n’entendait même plus le bruit de ses pas et M. Goliadkine restait toujours à la même place, les yeux fixés dans la direction qu’avait suivie le passant. Enfin, petit à petit, il reprit ses esprits et se dit avec dépit : « Mais que m’arrive-t-il donc ? Suis-je réellement devenu fou ? » Il se retourna et reprit son chemin, accélérant et multipliant ses pas, essayant, de faire le vide dans son cerveau. Dans cette intention il ferma même ses yeux. Tout à coup, au milieu des hurlements du vent et le fracas de la tempête, son oreille perçut à nouveau le bruit d’un pas qui se rapprochait. Il tressaillit et ouvrit les yeux. À nouveau, devant lui, à une vingtaine de pas, apparut une forme humaine ; cette forme avançait rapidement vers lui. L’homme semblait pressé ; sa démarche était vive, saccadée. La distance qui les séparait décroissait rapidement. M. Goliadkine pouvait déjà discerner parfaitement les traits de ce passant attardé. Il le dévisagea… et poussa un cri de stupéfaction et d’horreur. Ses genoux fléchirent. Il avait reconnu le même passant qui l’avait déjà croisé une dizaine de minutes auparavant et qui surgissait à nouveau, à l’improviste devant lui. Cette réapparition, prodigieuse et bouleversante en elle-même, n’était pourtant pas le seul sujet de stupéfaction de M. Goliadkine. Il était si profondément troublé qu’il s’arrêta net, émit un son rauque, voulut dire quelque chose et brusquement se précipita à la poursuite de l’inconnu, en hurlant, pour tenter sans doute de l’arrêter le plus vite possible. Et de fait, l’inconnu s’arrêta ; il se tenait à une dizaine de pas de notre héros ; la lumière du réverbère le plus proche l’éclairait entièrement. Il se tourna vers M. Goliadkine et d’un air soucieux et impatient s’apprêta à écouter les explications de ce dernier.
– Je vous demande pardon. Peut-être me suis-je trompé ? proféra notre héros d’une voix chevrotante. Visiblement dépité, sans mot dire, l’inconnu lui tourna le dos et s’éloigna vivement, désireux, semblait-il de rattraper les secondes perdues en compagnie de M. Goliadkine. Quant à notre héros, il tremblait de toutes les fibres de son corps ; ses genoux vacillaient : à bout de forces, il s’effondra, en geignant, sur une borne en bordure du trottoir. Il faut dire que son émoi était motivé. Il avait, en effet, l’impression de reconnaître cet inconnu. Disons plus. Il le reconnaissait, oui, il était certain d’avoir reconnu cet homme. Cet homme il l’avait déjà vu plusieurs fois ; il l’avait vu dans le passé et même dernièrement. En quelle occasion ? N’était-ce pas hier ? Mais peu importait, d’ailleurs, qu’il l’eût déjà vu plusieurs fois auparavant. Cet homme en lui-même, n’avait rien qui pût attirer l’attention au premier abord. C’était un homme comme tous les autres, un homme d’aspect convenable, comme tous les hommes convenables ; il avait même peut-être de grandes qualités. Un brave homme, en somme, qui ne voulait de mal à personne.
M. Goliadkine n’avait aucune animosité, aucune haine contre lui, pas même le moindre sentiment d’inimitié, bien au contraire ; et pourtant – et ceci nous paraît de la plus haute importance – pour rien au monde il n’eût voulu se trouver en sa présence et surtout dans les circonstances actuelles. Oui, M. Goliadkine connaissait parfaitement cet homme : il connaissait même son nom et son prénom. Et pourtant pour tout l’or du monde, il n’eût voulu l’appeler par ce nom, ni reconnaître que cet homme portait effectivement ce nom et ce prénom. Combien de temps M. Goliadkine resta-t-il dans cet état d’hébétude, prostré sur la borne ? Je ne saurais le dire ; ce que je sais c’est, qu’ayant enfin repris ses esprits, il se dressa subitement et se mit à courir comme un fou, de toutes ses forces, à perdre haleine. Il trébucha à deux reprises, faillit tomber. En cette occasion sa seconde galoche le quitta, laissant veuf son second soulier. Peu à peu, cependant, il ralentit son allure, pour reprendre souffle ; il regarda autour de lui et constata que, sans même s’en apercevoir, il avait déjà parcouru tout le quai de la Fontanka, franchi le pont Anitchkov et laissé derrière lui une bonne partie de la Perspective Nevski. Il était au coin de la rue Liteinaia. Il la suivit. En cet instant, il était dans la situation d’un homme se tenant au bord d’un précipice. La terre sous ses pieds s’effrite. Elle tremble, elle bouge, elle roule vers le fond de l’abîme entraînant le malheureux qui n’a même plus la force ni le courage de faire un bond en arrière, de détacher ses yeux du gouffre béant. Le gouffre l’attire ; il y saute, hâtant lui-même le moment de sa perdition. M. Goliadkine, sentait, savait, était absolument certain qu’il allait au-devant de quelque nouveau malheur, de quelque chose de particulièrement néfaste – une nouvelle rencontre avec l’inconnu, par exemple. Et cependant, fait étrange, il souhaitait cette rencontre, il l’estimait inévitable. Il n’avait qu’un désir en terminer au plus tôt avec tout cela, éclaircir enfin cette situation, par n’importe quel moyen, mais le plus vite possible. Et il courait, courait toujours, il courait comme mû par quelque force invisible, étrangère. Son propre corps était affaibli, engourdi. Il ne pouvait penser à rien, et pourtant ses idées, pareilles à des ronces, s’accrochaient à tout. Un petit chien égaré trempé jusqu’aux os, frissonnant de froid, s’attacha au pas de notre héros. La queue ramenée entre les jambes, les oreilles serrées, il restait à ses côtés, lui jetant de temps à autre des regards pleins de timidité et de compassion. Une idée lointaine, depuis longtemps oubliée, – quelque souvenir estompé d’un événement ancien sans doute, – lui revint à l’esprit. Il ne put s’en débarrasser. Elle le tenaillait, l’agaçait, lui martelait le cerveau. « Ah ! sale petit cabot » répétait tout bas Goliadkine sans comprendre le sens de ses paroles. Enfin, il aperçut l’inconnu au carrefour de la rue d’Italie. Mais l’inconnu, cette fois, ne venait pas à sa rencontre : lui aussi courait dans la même direction que notre héros, le précédant de quelques mètres. Ils parvinrent ainsi à la rue des « Six Boutiques ». M. Goliadkine avait le souffle coupé. L’inconnu s’arrêta devant la maison où habitait M. Goliadkine. On entendit le bruit de la sonnette et presque aussitôt le grincement du verrou de fer. La porte s’ouvrit, l’inconnu se courba, se glissa et disparut. Parvenu à la porte presque au même moment, M. Goliadkine y bondit, rapide comme la flèche, sans se soucier des grognements du portier il se rua, hors d’haleine, dans la cour et réaperçut aussitôt son précieux compagnon qui lui avait momentanément échappé.
L’inconnu se dirigeait vers l’escalier qui conduisait à l’appartement de M. Goliadkine. Notre héros bondit à sa suite. L’escalier était sombre, humide, sale. Sur les paliers s’amoncelaient des tas de chiffons et d’ordures ménagères : un étranger, ne connaissant pas les lieux, perdu dans l’obscurité, aurait mis une bonne demi-heure pour gravir les marches, en risquant à chaque pas de se casser les jambes et en pestant contre l’escalier tout comme contre les amis qui avaient eu la malencontreuse idée de venir habiter un immeuble pareil. Mais l’inconnu semblait être un familier de la maison : il grimpait allègrement, sans peine, avec une connaissance consommé des lieux.
M. Goliadkine était sur le point de le rejoindre ; à deux ou trois reprises le pan du manteau de l’inconnu vint frôler son nez. Le cœur de notre héros battait à peine.
L’homme mystérieux s’arrêta devant la porte de l’appartement de M. Goliadkine ; il frappa et, fait qui en tout autre circonstance eût étonné notre héros, Petrouchka ouvrit aussitôt. Il ne s’était pas couché, il paraissait attendre spécialement cette visite. L’inconnu entra et le valet le suivit, sa bougie à la main. Hors de lui, notre héros se rua dans le vestibule sans prendre la peine d’enlever son manteau ni son chapeau, il franchit l’étroit couloir et s’arrêta sur le seuil de sa chambre, abasourdi, comme frappé par la foudre. Tous ses pressentiments se réalisaient. Tout ce qu’il avait redouté, tout ce qu’il avait prévu en pensée, était en train de s’accomplir en réalité. Sa respiration s’était arrêtée, sa tête tournait. Assis devant lui, sur son propre lit, l’inconnu lui souriait, clignait de l’œil, lui adressait des signes amicaux de la tête. Lui aussi avait gardé son pardessus et son chapeau. M. Goliadkine voulut crier, mais ne put ; il voulut protester mais n’en eut pas la force. Ses cheveux se dressaient sur sa tête ; il s’assit, sans la moindre conscience de ce qu’il faisait, mort d’effroi. Il y avait de quoi, d’ailleurs. Il avait enfin reconnu tout à fait son compagnon nocturne. Ce compagnon nocturne n’était autre que lui-même, oui, lui-même, M. Goliadkine en personne, un autre M Goliadkine mais absolument semblable, absolument identique à lui-même – en un mot, c’était ce qu’on appelle son Double, son Double à tous les points de vue…
Fedor Dostoïevski
le Double /1846
A voir actuellement :
le Songe de l’oncle / d’après Dostoïevski
Par le Collectif Hic et Nunc
A la Cartoucherie, Théâtre de l’Epée de Bois du 23 septembre au 18 octobre 2009
dans le cadre du festival Un Automne à tisser
sous le parrainage de Jean-Claude Penchenat
Adaptation et mise en scène Stanislas Grassian
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Poèmes / Blanche-Neige / Les Noces de Dieu / João Cesar Monteiro

Personne ne m’espionnait et, illicitement, par espièglerie, j’ai profité de la préface.

« S’il est vrai que je suis poète par la grâce de Dieu – ou du Démon – c’est aussi grâce aux efforts et à la technique, et à ma conscience de ce que doit être un poème dans l’absolu » / Federico Garcia Lorca

« …à ma conscience dans l’absolu… » !…
A quel point se hisserait ma présomption si je soutenais la même chose, aujourd’hui, en 1959 !… Je suis un apprenti poète. PAS un POÈTE, remarquez, mais en vérité, je m’adresse aux sans défense, un APPRENTI-POÈTE ; toutefois… je ne veux pas mourir à présent sans atteindre à la conscience absolue ou non de beaucoup d’autres choses. Je ne veux pas mourir à présent parce qu’avec ou sans motifs je ne veux pas mourir à présent.

Concluons : Seuls les SUICIDÉS veulent mourir à présent ou veulent mourir avant ou après cet instant, à la dérobée, comme en inventant un subtile-temps-imaginaire.

Je ne piperai mot sur ma poésie. Demain nous parlerons POÉSIE qui nous est aussi nécessaire qu’aujourd’hui. En dépendra notre LIBÉRATION.

Voici de ma personne un portrait schématique, incomplet, mais qui ne sera pas définitivement auto-proclamé.

Je suis né il y a un peu moins de 20 ans au bord de la mer (d’où cette nostalgie maritime). Je n’ai jamais supporté les chatouilles.

Education : réfractaire au fouet comme force répressive. Inutilité absolue.

Divertissements : jeter de la merde au visage des gens, une innocente attirance pour le feu (sans en arriver à la pyromanie) et, parfois, briser des vitres ou des objets utilitaires.

Religion : Urinisme (la pisse a été le dieu de mon enfance). Un rituel de caractère ouvertement hérétique consistant à pisser dans les églises et les couvents.

Premier désir sexuel : satisfait dans le premier orifice à ma portée. La masturbation est apparue plus tard, se pratiquant avec une élaboration de méthode plus complexe et perfectionnée à partir de cette première impulsion.

Premier amour : mais une enfant de sexe féminin, naturellement !

Premier poème : voyez l’alinéa ci-dessus.

Unique fait historique (la raison de mon immortalité) : LA BARRICADE. (telle qu’elle a été nommée, contée et racontée et le sera de génération en génération dans l’histoire de la ville au bord de la mer, jusqu’à la consumation des siècles).

Causes : Opposition maternelle à ma vision cinématographique des TAMBOURS DE FU-MANCHÙ.

Conséquences : destruction totale et violente des vitres et de la canalisation de la maison paternelle. En conséquence de ce geste, et sous la menace de l’intervention des forces de l’ordre, a surgi, alors, la nécessité de la barricade, qui a culminé avec l’entrée en scène rapide et efficace d’une haute personnalité (devenu des années plus tard Président de la commune) m’anéantissant définitivement par un mois d’exil (pour le repos et traitement présumé) chez quelques oncles du village, où j’ai encore décapité avec une hache affûtée une bonne demi-douzaine de tortues d’eau.

Ont pris part à la BARRICADE excepté ma personne, toujours héroïque, la poitrine exposée aux fauves, dans cette chambre impérissable avec vue sur la rue et la porte obstruée par le lit, le matelas, l’armoire, le pot de chambre (si ma mémoire ne me trahit pas), etc. : un drapeau national, deux fusils, un revolver, beaucoup de canifs, beaucoup de poules, quelques vivres et une chienne, mon lieutenant, que des ennemis prétendaient être mon amante, ce qui est absolument faux et injurieux, étant donné que nos relations n’ont jamais dépassé le plan d’une solide, saine et fraternelle amitié.

Beaucoup de gens accourus aux cris maternels palabraient entre eux à la fenêtre, mais moi, menaçant, écumant de rage, je les ai dispersés, les assommant un revolver à la main et un couteau entre les dents.
- Il est fou ! Il est fou ! Criaient les gens en fuyant, précipitamment, prenant leurs jambes à leur cou.

MAIS ETAIS-JE RÉELLEMENT FOU ?
J’ai résisté, comme nous l’avons dit, jusqu’à l’arrivée du Monsieur qui par après deviendrait Président de la commune, non sans lui avoir presque plongé le double canon d’un fusil dans les orbites. JE N’ÉTAIS POURTANT PAS FOU ! QUE POUVAIS-JE FAIRE D’AUTRE ? QUEL DOMMAGE DE NE PAS AVOIR ÉTÉ FOU !…

Mon enfance est morte cruellement. Et je suis rené tel un phénix de ses cendres. Rien ne m’a été légué par l’infant décédé, enterré profondément et couvert de rochers, de rochers et plus de rochers encore, ainsi que de chaînes gigantesques… …La réflexion et le poids des choses font si mal.

« Comme l’amour est différent au Portugal. »
« Ah ! Canaille. Et le pou ? »
Ou
« Comme le pou est différent au Portugal. »
« Ah ! Canaille. Et l’amour ? »

Amour soigneux je descendais
avec la somnolence d’un bœuf pacifique
la rue élégante de la ville
quand je t’ai vu chou-fleur de beauté
exposée comme un rêve sur mes pas

Ta main efflanquée baignée dans un chaste lait
balançait de côté et d’autre un petit chapeau
analogue pour chaque vieille édentée
mais n’a pas la même tendresse le malheureux
Tes seins me transperçaient presque ironiques et triomphants
(- Quelles grasses boules – même un vieux prêtre qui passait a gémi)
De tes yeux sortaient des flammes délirantes
que ton honoré et bidonnant père
n’a certainement pas encore remarquées

Pour toi amour dont la nature
est tombée épuisée
Pour toi noble chef-d’œuvre
occulte mugissement de perfection
toute la pisse de femme m’a été substituée
par un arôme sobre et viril de violette et de jasmin
Pour toi même en culottes je serais ambassadeur au Vatican
ou dans le cul rosacé et concave de ton orgueilleux père
je mangerais une soupe sale de légumes et de haricots

Mais voici que l’amour pour ta gracieuse nuque
un pou descend étourdi
faisant des tours et des tours et plus de tours
autour de ton harmonieux cou bien lavé

Et c’est alors que mes mains
sollicitées ont tissé dénudées
une pelote nocturne passionnée
sur la surface apeurée étranglée

Tu es tombée dans la rue élégante de la ville
à même la porte d’une agence funéraire
Je me suis étendu pathétique à tes côtés
regardant le ciel presque clair et voilé
De nos mains emmêlées
des cheveux de sang se répandaient autour de nous
Deux bougies de crasse à nos pieds
profilées côte-à-côte
sentinelles féroces par la mauvaise odeur qu’elles exhalaient

Le pou défilait sur ton ventre bleu
sifflant une chanson pacifiée
et remarquant que j’écoutais en silence
cria suave comme un doux pape

- Merci dégoûtant camarade
ainsi horizontal et facile
mon destin sera infaillible et divin

Blanche-Neige / 2000

Nocturne

heure de chiens urinant
sur la dignité des lampadaires
heure suspendue
de revolvers indécis
heure végétale de
poètes saouls
heure à laquelle avec moi
se croisent les bons yeux
de Gomes Ferreira et moi
reniflant avec envie
la femme nue qu’il
emporte dans les bras
car j’ai toujours eu
la certitude qu’il emportait
une femme nue dans les bras
à cette heure terrible
de lunes jaunes
à cette heure proposée
par l’angoisse des montres
à cette même heure annihilatrice
des consciences bourgeoises
ne pensez pas que je vais me
lancer dans le Tage
ou hurler à la lune
sur la statue
du Marquis
ou pourrir éternellement
sur les bancs de l’Avenue
écoutant le sifflement des trains
qui partent pour Paris
non
après avoir flâné dans la ville
ma jeune expérience
je dis jeune pour ne pas compliquer
je vais quand le jour naîtra
chez Nathalie
lui préparer le petit-déjeuner
Roméo mettant des morceaux de sucre
dans le café de Juliette
ressusciter le mythe de ses lèvres
danser la rumba vêtu en prophète biblique
et écouter la cantate de la Paix
de Sergei Prokofieff
je lui demanderai alors pour m’inspirer un poème
ATTENTION NE BOUGEZ PAS
dans lequel je serai
sur un tapis persan
les bras levés
commandant au soleil
qu’il aille par les souterrains
et par les bennes à ordures
inonder de lumière et d’amour
l’homme en esclavage
lui dire que les heures
passées et présentes
surgirent d’un malentendu
que le futur détruira
commandant au soleil
qu’il frappe les barbares
de foudres et de flammes
pour épargner aux hommes
l’expérience de la haine.

Mon amour est parti pour les colonies

Mon amour est parti pour les colonies
jouer la prostituée
avec les blancs de la Compagnie du Sexe
et m’a laissé sur cette plage
regardant la mer avec envie [drainant] le sable
pour son alcôve de silence
et la grasse lune se dénudant
entre nuages et lamentations.

Mon amour est parti pour les colonies
acheter un petit singe
pour l’aimer pour de vrai
quand le blanc sera saoul
couché entre les bouteilles.

Mon amour est parti pour les colonies
et reviendra vieille couleur de paille
sentant le savon
et les fleurs de sa chevelure
seront des squelettes de poussière
sans le parfum des jardins
elle ramènera ses économies
pour ouvrir une maison raffinée
de jeunes prostituées
paiera l’impôt à l’Etat
avec beaucoup de régularité
aura une chambre discrète
pour les gens distingués
et quand la police viendra
arrêter Lola la rousse
qui frappa le Général
ou voir s’il y a de la contrebande
mon amour ouvre le coffre
et résout les difficultés.

Et quand le médecin viendra
au matin frais mal réveillé
avec la malette de l’inspection
mon amour se couchera
sur les plumes de paon
et jurera au docteur
que tout le monde est sain.

Et quand bientôt je me tuerai
je sortirai par derrière
avec la sainte Madeleine
venue pour m’embrasser.
Alors
nous descendrons pudiquement
la rivière ondoyante de muguets
comme deux amoureux
ah mon amour
semant des aurores
semant des aurores.
João Cesar Monteiro
Poèmes / 1959
merci à Ricardo Da Silva

Retour sur le « camp » comme paradigme biopolitique (4) / Bernard Aspe & Muriel Combes

6 Politique et ontologie
6.1 Tout ce qui précède visait à dégager l’analyse d’Agamben de critiques qui nous semblent le plus souvent en deçà de son projet. N’en demeure pas moins que ces critiques indiquent une difficulté interne à cette perspective, qui ne devient compréhensible que si l’on se tient au plus près de l’analyse développée par Agamben, et si l’on ne se rabat pas sur les postures académique, théologico-morale ou idéal-philosophique (ou si l’on veut, « intellectualiste ») que nous avons examinées. Cette difficulté se situe au point de jonction entre la politique et l’ontologie ; point de jonction qui définit le centre même de l’ouvrage, et qui est explicité ainsi : « seul, peut-être, le déchiffrement préalable du sens politique de l’être pur permettra de venir à bout de la vie nue qui exprime notre assujettissement au pouvoir politique : inversement il faudra comprendre les implications théoriques de la vie nue pour résoudre l’énigme de l’ontologie. Parvenue à la limite de l’être pur, la métaphysique se transforme en politique, de même que c’est au seuil de la vie nue que la politique se transmue en théorie » (HS, 196). Pour le dire autrement, le point de réversibilité entre politique et ontologie est le lieu d’où seulement devient pensable l’indissociabilité de la libération humaine et de l’achèvement de la métaphysique, tel que Heidegger le premier en a fixé le programme.
6.2 Pour commencer à éclaircir ce rapport et le problème qui s’y trouve contenu, il faut repartir, encore une fois, de ce qui fait le centre de l’ouvrage, la production de la vie nue par la mise au ban caractéristique du pouvoir souverain. La figure-limite de cette production est incarnée par le « musulman », dont parle Primo Levi, qui désigne, dans le Lager nazi, l’homme absolument privé de « volonté », d’humanité, au plus proche de la mort, et pourtant encore vivant : « C’est justement pourquoi il arrive que le gardien, devant lui, semble tout à coup impuissant, comme si le musulman – qui ne distingue plus un ordre du froid – incarnait pendant un instant une forme inouïe de résistance » (HS, 199). Nous sommes alors amenés au constat paradoxal selon lequel, si le pouvoir produit la vie nue, à la limite de son exercice, c’est-à-dire lorsqu’il se trouve en face de la vie absolument nue, dépourvue de toute forme lui conférant une « humanité », il demeure sans prise.
Agamben s’en tient à ce constat et ne déduit rien, en tout cas dans ce premier tome, de cette « forme inouïe de résistance ». Mais on peut se demander pourquoi il ne mentionne pas le constat symétrique, selon lequel, si le pouvoir produit une vie nue, il ne s’exerce que sur une vie toujours en un certain sens qualifiée ou « informée », puisque le cas du musulman indique a contrario que, sur la vie absolument nue, il n’a justement plus de prise.
Si ce deuxième aspect, pourtant aisément déductible du constat précité, n’intéresse pas Agamben, c’est dans la mesure où sa méthode l’enjoint à ne se préoccuper que de ce que la remontée vers l’originaire pourra révéler. En référence au zu-Grunde-gehen hégélien, selon quoi la positivité ne se détermine que par l’approfondissement du négatif, et surtout au Schritt zurück heideggérien, où la sortie de l’histoire de l’être ne s’accomplit que par la remontée en deçà du destinal, c’est-à-dire au cœur même de l’origine an-archique, Agamben maintient la pertinence de cette méthode.
La remontée vers l’originaire va de pair avec un messianisme politique, là encore parfaitement assumé. Le chapitre intitulé Forme de loi (HS, 59-71), sur la base d’une relecture du récit de Kafka Devant la loi, présente le seul geste politique qu’Agamben présente comme adéquat à notre temps : celui qui consiste à « fermer la porte », c’est-à-dire à en finir avec la loi. La question : « comment en finir avec la loi ? » est exactement celle que se pose le Messie, étant entendu que le Messie n’est pas à venir, mais est déjà là, présent dans notre aujourd’hui (il est exactement le paysan dans le récit de Kafka) : Agamben a toujours insisté sur la différence entre le messianisme et l’eschatologie. Fermer la porte de la loi, c’est alors l’acte qui incombe à qui veut penser une politique adéquate au présent. Mais quelle peut être la modalité de cet acte, pris dans un sens immédiatement collectif, c’est là ce que l’analyse d’Agamben ne semble pas en mesure d’indiquer.
6.3 Revenons à ce que nous avons désigné comme le constat symétrique de celui fait par Agamben : le pouvoir ne s’exerce, malgré tout, que sur la vie qualifiée, la forme-de-vie (20) est l’élément avec lequel le pouvoir est toujours en rapport. Certes, les formes de vie peuvent correspondre à celles distribuées dans la social-démocratie marchande, et c’est l’un des aspects de la vie « informée », dont on comprend qu’il ne retienne pas l’attention d’Agamben. Mais il est une autre mise-en-forme de la vie, très exactement celle que le grand ouvrage de E.P. Thompson (21) a mis en évidence avec le plus de force : la formation de la classe ouvrière, c’est en réalité l’auto-formation d’une conscience collective. Par là, il faut comprendre ce qui fait qu’au terme d’un processus toujours très complexe, une collectivité apprend à se considérer comme telle, d’abord sur la base d’intérêts communs, contre l’ennemi dès lors de mieux en mieux identifié, puis sur la base d’une pensée, d’un ensemble d’énoncés qui vont approfondir ce commun pour lui-même.
Ainsi se définit une subjectivation collective, qui ne peut être appréhendée indépendamment des processus de pouvoir qu’elle traverse, selon une logique qui n’est pourtant pas celle du pouvoir, qui lui est profondément hétérogène (même si le motif de la « prise de pouvoir » a pu parfois la guider). Ces logiques hétérogènes ne sont pas pensables comme processus d’auto-position inconditionnée (ou, ce qui revient au même, conditionnée par un événement pur), ce qui revient à dire qu’elles ne sont analysables que dans la trame qu’elles tissent, que le pouvoir ne peut être compris en dehors de la résistance qu’il sécrète et que la subjectivation collective ne peut l’être davantage en dehors des rapports matériels de pouvoir qu’elle traverse et s’efforce de démanteler.
Mais précisément : le point de vue d’Agamben, s’il situe avec la plus extrême rigueur le point de l’exercice du pouvoir, n’envisage jamais la construction d’expérience tramée dans ses mailles et cependant hétérogène à sa logique. Autrement dit, il manque un point de vue interne à la construction de l’expérience à travers les mailles du pouvoir, la perspective d’une auto-formation ayant un sens collectif. L’expérience est jusqu’ici pensée seulement du biais du rapport de pouvoir et de ses figures-limites ; or, l’indissociabilité, sur laquelle nous avons tant insisté, de l’expérience et du pouvoir, n’autorise pas à réduire la compréhension du faire expérience à l’analyse de ce que produit le pouvoir. Il y a un autre versant de l’analyse, sans lequel celle-ci se trouve mutilée.
6.4 Le fond du problème est en réalité contenu dans la préoccupation ontologique première d’Agamben, relative à la question de la puissance, qui bien évidemment se traduit immédiatement en termes politiques. L’idée est que le rapport entre zoè et bios, entre vie naturelle et vie qualifiée, a toujours été pensé sur le modèle du rapport puissance/acte. Ainsi s’est-il avant tout agi dans la tradition de politiser la vie, politisation pensée dès lors sur le mode de l’actualisation. C’est là le cœur de la jonction traditionnelle entre ontologie et politique, dont il s’agit précisément de « sortir ».
Agamben indique alors la nécessité de constituer une nouvelle ontologie de la puissance qui aille au-delà des tentatives faites en ce sens jusqu’ici (HS, 54). Au passage, il note que la tentative de penser la puissance comme « puissance de ne pas », telle qu’il l’a développée lui-même à partir du Bartleby de Melville, est elle-même insuffisante (HS, 57). Cela dans la mesure où le non-rapport entre puissance et acte reste précisément une modalité du rapport, et où par là même il est constitutif de la relation de ban qui caractérise la souveraineté. Dans Homo sacer, toute tentative de penser l’au-delà de la souveraineté qui ne soit pas une critique radicale de la relation est condamnée à échouer. Il faut parvenir à penser la puissance « sans aucune relation avec l’être en acte », ce qui semble correspondre, au niveau politique, à la possibilité de penser « une forme-de-vie qui n’est que son existence nue » (HS, 202), sans relation avec une « politisation » (on va y revenir).
En d’autres termes, il s’agit donc de « penser l’ontologie et la politique au-delà de toute figure de la relation » (HS, 57), ce qui se dit immédiatement aussi : « ne plus penser la différence ontologique comme une relation, l’être et l’étant se trouvant au-delà de tout rapport possible » (HS, 71). Cette dernière phrase présuppose l’équivalence parfaite du rapport et de la relation. Or, c’est là, selon nous, que s’impose une bifurcation essentielle : un rapport n’est pas une relation, et une distinction nette peut se faire entre les deux. À partir de là, s’éclairent les réserves que nous avons pu faire à l’égard d’Agamben, et qui prenaient la forme d’une mise en évidence de ce que son analyse permettait de déceler et cependant laissait dans l’ombre.
6.5 Que la relation ne soit pas un rapport, c’est ce qu’établit Simondon dans sa thèse sur l’individuation, en mettant au jour la dimension de la transduction (22). Par là, Simondon entend une opération relationnelle dont les termes ne préexistent pas à son effectuation, mais émergent à même le processus lui-même. Ainsi le collectif est-il, en tant que tel (c’est-à-dire quand il ne retombe pas dans une clôture communautaire) le fruit d’une relation transductive, et l’auto-formation d’une « conscience collective », que nous avons évoquée à travers E.P. Thompson, constitue un exemple archétypique de procès transductif. On pourra dire alors que le pouvoir procède à une séparation entre zoè et bios afin précisément de les mettre en rapport comme termes séparés. Ce rapport est celui qu’Agamben caractérise à travers la « relation de ban », et qui a pour fonction de conjurer la relation : isoler une vie nue, c’est situer ce qui en chacun ne pourra plus être mis en œuvre dans la réalité relationnelle (par exemple, son corps en tant qu’il est l’objet de « soins ») et se trouve dès lors tourné vers une gestion bio-politique, assurée par un pouvoir toujours à même de réactualiser son caractère souverain.
Que cette approche puisse être tenue ne saurait être ici démontré, mais il importe seulement de remarquer que, là encore, Agamben fait en quelque sorte l’impasse sur des possibilités d’analyse que son œuvre a cependant ouvertes. Ainsi écrit-il : « Et, tout d’abord, celle-ci [la vie naturelle] a-t-elle vraiment besoin d’être politisée ou le politique est-il déjà contenu en elle comme son noyau le plus précieux ? » (HS, 19). Cette magnifique intuition n’est pas développée dans cet ouvrage, dont il est vrai par ailleurs qu’il ne constitue que la première partie d’un projet plus ample. Or, c’est peut-être avant tout vers ce point qu’il faut nous diriger : plutôt que de chercher, conformément à la méthode de remontée vers l’originaire, à retrouver une indistinction première, une inséparation occultée, peut-être faut-il penser une relationnalité interne.
Il ne faut plus alors se donner comme base de la pensée politique le couple zoè/bios, mais plutôt, comprendre sur quelle base se construit une subjectivation collective, comprendre, par exemple, en quoi la vie affective, déjà par elle-même tout autre chose que la vie simplement biologique, est d’emblée politique, en ce que le collectif comme tel s’y trouve toujours déjà engagé. Il y aurait alors une possibilité de comprendre la détermination intrinsèquement politique de la vie qu’appelle Agamben, sous l’angle de la relationnalité, et non de son exclusion qui ne peut conduire qu’à la recherche de figures-limites.
7 Bio-pouvoir et capitalisme
7.1 Comprendre l’ontologie de la puissance comme relation, et la relation comme opération transductive, conduit à penser le problème politique fondamental comme étant non pas celui du pouvoir, mais plutôt, sur la base de la vie affective, celui de la subjectivation collective qui se trame dans ses mailles.
Ainsi, et pour cette raison seulement, nous faut-il rejeter le paradigme du camp. Celui-ci ne délivre que la modalité extrême du pouvoir, en tant qu’elle est devenue la règle, au moins virtuellement. Il ne délivre pas de point de vue immanent à un processus hétérogène qui non seulement « résiste », mais déplace incessamment, et parfois défait le rapport de pouvoir lui-même.
Il est vrai que ce processus ne peut être pensé indépendamment de la figure contemporaine du pouvoir, et c’est cela qui fait tout le prix de la thèse d’Agamben. Le paradigme du camp, à s’en tenir à lui seul, ne délivre qu’un point de vue partiel. Mais à travers lui, est mise à nu la structure du pouvoir comme pouvoir souverain, c’est-à-dire, comme décision souveraine portant sur la vie, sur la base de la possibilité maintenue de l’exception. En ce sens, Agamben livre une clef de l’analyse du pouvoir pris en un sens tout à fait général ; et cette clef est, à l’égard des analyses les plus rigoureuses sur ce point aujourd’hui, c’est-à-dire celles de Foucault à partir du paradigme du bio-pouvoir et celles des néo-marxistes à travers le paradigme des mutations du mode de production capitaliste, à la fois l’indicateur de leurs insuffisances internes et leur complément.
7.2 La biopolitique telle que la pense Agamben ne correspond pas à ce qui est pensé sous ce terme par Foucault. Pour celui-ci, la biopolitique n’émerge, de façon spécifique, qu’au XVIIIème siècle, et désigne essentiellement la manière dont les pouvoirs ont été conduits à assumer la gestion de la population et des « corps individuels », en termes de santé, d’hygiène, etc. L’écart que fait Agamben par rapport à cette approche réside en ceci qu’à ses yeux, « la biopolitique est au moins aussi ancienne que l’exception souveraine » (HS, 14) c’est-à-dire remonte au moins au droit archaïque romain. La question de la biopolitique est ainsi aussi vaste que celle de l’inscription de la vie nue dans l’ordre souverain. Mais ce différend sur la périodisation ne correspond pas à un goût pour la « longue durée » d’un côté, pour les durées brèves de l’autre.
Pour Agamben, s’y révèle bien plutôt une insuffisance inhérente à la perspective foucaldienne. Si Foucault identifie les deux procédures fondamentales du pouvoir que sont la gestion « policière » des populations prises dans leur globalité (« techniques politiques ») et la procédure d’assujettissement comprise comme assignation à une identité (« technologies du soi »), il ne permet pas de penser comment se fait leur raccordement.
Or, ce qui est recherché par Agamben, c’est précisément ce raccordement que Foucault laisse dans l’ombre, qu’il exprime comme « le point où la servitude volontaire des individus communique avec le pouvoir objectif » (HS, 14), le point, donc, où l’adhésion subjective s’articule à l’objectivité du rapport de pouvoir. Et c’est ce qui le conduit, non seulement à la longue durée, mais plus fondamentalement à une tentative de caractérisation de la réalité ontologique du pouvoir.
7.3 Que Foucault ait toujours laissé ce point de jonction dans l’ombre, est selon Agamben indissociable de son rejet de la problématique de la souveraineté. Il y a bien sûr un aspect qu’il faut garder d’un tel rejet : le refus de poser le problème de la légitimité du pouvoir, et de s’en tenir à partir de là à une théorie de l’État. Mais la détermination du point de jonction entre adhésion subjective et coercition objective réclame une théorie de la souveraineté en tant que théorie de l’état d’exception. Car c’est l’exception souveraine qui va permettre de nommer ce point de jonction.
Autrement dit, l’articulation laissée obscure par Foucault entre « techniques politiques » et « technologies du soi » ne peut être désignée que comme exception souveraine, point où la vie nue est en tant que telle exposée, livrée à la décision souveraine. Point, aussi, à partir duquel s’actualise la répartition différenciée du pouvoir, c’est-à-dire le fait que celui-ci distribue des rapports d’inégalité, et ainsi se ramifie, se répercute dans l’ensemble du champ social.
De ce point de vue, Foucault s’en tient à une conception un peu vague du pouvoir, notamment à l’égard de ce qui le rend possible (ce par quoi il est amené à l’ériger en quasi-transcendantal). Il ne peut alors rendre compte de la relation de pouvoir dans ses figures extrêmes, telles que celles qui sont apparues dans les camps, rejoignant sur ce point les apories du marxisme classique. En prenant le risque, à l’inverse, de proposer une approche structurelle, « topologique », du fonctionnement du pouvoir, Agamben permet d’en avoir l’intelligibilité la plus approfondie qui soit, sans pour autant l’ériger en transcendantal toujours déjà là : le pouvoir comme tel résulte d’une opération qui porte sur la vie, élément premier de la politique. Le paradigme foucaldien du bio-pouvoir est en ce sens insuffisant, parce qu’est insuffisante la théorie foucaldienne du pouvoir ; ce qui signifie qu’il faut penser le bio-pouvoir sur la base de l’exception souveraine et de la capture de la vie.
7.4 Mais alors semble se poser un problème qui a parfaitement été exprimé par Ferrari-Bravo dans sa recension d’Homo sacer (23) : Agamben est accusé de mettre de côté « le problème matérialiste du pouvoir, c’est-à-dire le rapport d’autonomie-inhérence qui lie le politique aux formes sociales de l’exploitation ». Autrement dit, Agamben reviendrait sur l’acquis fondamental de la révolution théorique initiée par Marx dans le champ de la pensée politique, selon laquelle il faut maintenir inséparées « politique » et « économie », ou plus précisément, formes de domination et formes d’exploitation. Dès lors, ce qui serait laissé de côté ne serait autre que la réalité du capitalisme comme système historique d’exploitation, et surtout son corrélat immédiat, à savoir la forme contemporaine que prend le « travail vivant », les agencements concrets de la force de travail.
Dans la perspective d’Agamben, si la théorie foucaldienne du pouvoir était insuffisante, l’est tout autant l’approche marxiste (ou « néo-marxiste ») qui érige les mutations du mode de production capitaliste en paradigme central de toute analyse politique. Car le capitalisme est lui-même rendu possible par la biopolitique au sens où il l’entend (HS, 11). On peut en déduire que le capitalisme n’a pas en lui-même la clé de sa propre consistance, c’est-à-dire n’a pas de consistance réelle en tant que simple mode de production.
7.5 On peut comprendre cela à partir du constat récent selon lequel la situation actuelle se caractérise par l’indiscernabilité entre production et reproduction, c’est-à-dire entre processus de valorisation et processus de reconstitution de la force de travail (24). Plutôt que d’exprimer le moment présent du développement du capitalisme, cette indiscernabilité met à nu la racine de la relation politique. Pour rendre compte de la subsomption réelle que définit précisément cette indiscernabilité entre production et reproduction de la vie, il est plus que jamais requis d’éclairer l’articulation entre coercition objective du pouvoir et adhésion subjective aux formes de domination et d’exploitation. Or, on ne peut rendre compte d’une telle articulation de l’intérieur d’une analyse des mutations de l’appareil de production : c’est cela, en définitive, qu’indique Agamben lorsqu’il pense cet ajointement à travers l’exception souveraine.
De là découle, et c’est le point crucial, que les formes de résistance ne peuvent être simplement déduites des mutations du système de production, et que s’il ne faut pas se passer du problème du travail vivant, il faut tout au moins renoncer à tout résidu d’objectivisme dans l’approche des formes politiques de résistance et de conflit.
7.6 En dépit de ce qui précède, la critique de Ferrari-Bravo apparaît justifiée en un point : l’analyse du bio-pouvoir doit nécessairement aujourd’hui être celle du bio-pouvoir capitaliste. Tout d’abord, au sens où le capitalisme n’a pas seulement besoin pour fonctionner d’une force de travail achetable, dans la mesure où c’est la vie elle-même qui, de plus en plus, est la marchandise qui fait fonctionner le capital : la vie comme simple vie biologique objet de la médicalisation, mais tout autant la vie informée, les formes de vie, affects, désirs, opinions, deviennent des éléments centraux de la valorisation. De sorte qu’il ne saurait s’agir aujourd’hui de reconstruire un « prolétariat », ou même une « classe » (tout au moins au sens de classe productive) pour affronter la forme contemporaine du pouvoir.
Mais ce que manifestent aussi les biotechnologies, par-delà les débats éthico-humanistes relatifs à la menace sur l’intégrité de la « personne humaine », c’est la transformation intégrale de la vie en matériel vivant manipulable, c’est que la vie est devenue l’objet d’une manipulation sans limites. La vie devient non seulement une marchandise, mais l’objet de la manipulation banale des savants. C’est cette conjonction entre marchandisation de la vie et pouvoir des médecins et des biologistes qui est aujourd’hui un enjeu de plus en plus urgent de la pensée. Si l’on veut reconstruire une politique adéquate au présent, il faut partir de ce à quoi le bio-pouvoir capitaliste nous expose en tant que vie. Car celui-ci ne se maintient que d’exposer une vie nue, de faire peser une menace sur elle. Reconstruire des formes-de-vie partout où l’on gère de la vie nue, telle est par conséquent l’injonction à la hauteur de laquelle doit se tenir aujourd’hui la militance.
Bernard Aspe et Muriel Combes
Article publié sur le site de la revue Multitudes / 2000
Notes consultables sur le site d’origine.
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