3 L’homme sacré et l’homme sacrifiable
3.1 Le passage que nous avons mis en vis-à-vis du texte de Dal Lago se poursuit ainsi : « Le juif, sous le nazisme, est le référent négatif privilégié de la nouvelle souveraineté biopolitique et, comme tel, un cas flagrant d’ homo sacer , au sens où il représente la vie qu’on peut ôter impunément, mais non sacrifier [...]. La vérité, difficilement acceptable pour les victimes elles-mêmes, mais que nous devons pourtant avoir le courage de ne pas recouvrir d’un voile sacrificiel, est que les juifs ne furent pas exterminés au cours d’un holocauste délirant et démesuré, mais littéralement selon les mots mêmes de Hitler, « comme des poux », c’est-à-dire en tant que vie nue » (HS, 125).
Une formulation très claire de ce à quoi s’oppose ici Agamben a été récemment donnée par François Regnault, lors d’un colloque portant sur la question du négationnisme (6). Dans son intervention, Regnault prend essentiellement appui sur Lacan, pour qui l’extermination des juifs par les nazis ne saurait s’interpréter autrement qu’en termes de sacrifice : « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes, n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture » (7). Ces dieux se présentant selon Regnault, dans le cas du nazisme, sous la forme de la « Race » aryenne (8), c’est-à-dire aussi du « Führer intérieur », qui faisait dire à Eichmann qu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres.
Le fait que le marxisme classique ait buté sur l’explication de la politique nazie n’est un secret pour personne. Pour autant, est-on condamné à faire fond sur une anthropologie du phénomène religieux, conçu comme structure subjective fondatrice, pour dépasser l’aporie des discours politiques classiques ?
3.2 L’argumentation de Regnault repose sur deux aspects essentiels : la mise en avant de la notion de race, qui semble identifier le nazisme comme politique « raciste », et surtout le statut d’exception des juifs dans la politique hitlérienne. Ce sont précisément ces deux points qui sont explicitement rejetés par Agamben.
Sur le premier point, Agamben écrit : « Le terme « racisme » (si l’on entend par « race » un concept strictement biologique) ne constitue pas la meilleure définition de la biopolitique du Troisième Reich » (HS, 160). Cela, dans la mesure où la politique nazie n’est intelligible qu’à travers l’identification précise du concept qu’Agamben reprend à Foucault, mais en tant, comme on l’a dit, qu’elle va « radicaliser » le sens de la biopolitique. Le nazisme, on l’a déjà dit, n’est intelligible qu’en tant que « premier État radicalement biopolitique » (HS, 154), c’est-à-dire où le pouvoir va tout entier se structurer à partir des décisions portant sur la vie en tant que telle. D’où le paradoxe relevé par Agamben selon lequel « une donnée naturelle tend à se présenter comme une tâche politique » (HS, 161), dans la mesure où, pour les nazis, il va s’agir d’assumer politiquement leur « hérédité biologique », selon la formule de Verschuer, l’un des grands spécialistes de l’eugénique, scientifique officiel, pourrait-on dire, du régime, qui continua sa carrière malgré l’effondrement de celui-ci.
Alors, la politique nazie est précisément ce qui va réaliser l’indistinction de la vie naturelle et de la vie politiquement qualifiée, mais là encore, sur fond de leur séparation (9) , car l’on reste dans le cadre de l’analyse du pouvoir souverain qui se rapporte à la vie nue, isolée comme telle.
3.3 Découle de ce qui précède cette autre conséquence fondamentale : même si les juifs sont, comme il a été dit, « le référent négatif privilégié » de la politique nazie, on ne peut interpréter le fondement de celle-ci sur la base du statut d’exception qui leur a été donné : « les lois sur la discrimination des juifs ont monopolisé l’attention des historiens de la politique raciale du Troisième Reich ; pourtant, elles ne sont pleinement compréhensibles qu’une fois replacées dans le contexte général de la législation et de la praxis biopolitique du national-socialisme » (HS, 163). La politique eugénique qui identifie le nazisme doit être prise dans sa globalité. Ce n’est pas faire affront à la mémoire des victimes juives du nazisme que de dire que l’extermination a été avant tout la conséquence d’une politique qui se voulait la production d’un corps biologique, à partir de la mise à l’écart de ce qui pouvait « dégénérer » celui-ci (juifs, malades mentaux, tziganes, homosexuels, etc.).
Regnault, dans l’intervention précitée, parle de « la liquidation des juifs (et, à partir d’eux, des tziganes, des homosexuels, voire des Allemand eux-mêmes) » (10). Si l’on suit Agamben, cette remarque n’est pas exacte. Autrement dit, l’antisémitisme, composante très réelle du nazisme, sans doute très répandu dans l’ensemble du peuple, n’est cependant pas la clef du phénomène nazi. C’est au contraire dans un cadre de gestion de la vie nue, et dans la visée de production d’un corps collectif sain, que s’enracinent les composantes antisémites, exprimées avec la violence que l’on sait, de cette politique. Ce n’est pas l’antisémitisme qui peut rendre compte du nazisme, c’est au contraire son efficace dans la politique nazie qui trouve son explication dans un cadre beaucoup plus général, proprement biopolitique, dont la ressource ultime est l’indistinction immédiate entre la vie et le droit.
3.4 On comprend alors l’insistance d’Agamben sur la nécessité de comprendre de manière littérale les énoncés hitlériens : nulle invocation d’un sacrifice, mais la mise en avant d’un assainissement. Invoquer une disposition structurale au désir de sacrifice revient à nier la cohérence (fût-elle, en l’occurrence, monstrueuse) d’une politique dont Agamben précise qu’elle n’est qu’une radicalisation, le franchissement d’un seuil, car avec le nazisme, le camp va apparaître pleinement au jour pour lui-même, en tant qu’exception qui perdure, et qui en ce sens tend à devenir la règle. Et celui qui va habiter le camp va justement être l’homme sacré, dans sa différence avec l’homme sacrifiable.
L’Homo sacer est la figure centrale de l’ouvrage, qui offre la clef du concept de vie nue. Issu du droit romain archaïque, il est celui qui, déchu de ses droits, peut être tué sans que cela ne constitue un meurtre, et ne peut pas davantage être l’objet d’un sacrifice selon les formes rituelles. De sorte qu’il se trouve exclu à la fois du droit humain et du « droit divin », appartenant à une zone floue où nature et droit ne se distinguent plus. C’est en ce sens qu’il va être dit par Agamben l’habitant du camp, la vie nue, tuable mais non sacrifiable, exposée à la décision souveraine. Il faut comprendre à partir de là l’exigence de ne pas confondre ce qui, à proprement parler, relève du sacré, et ce qui peut être un objet de sacrifice. L’erreur que font ceux qui interprètent l’extermination des juifs comme un « holocauste », en y attachant directement une signification religieuse, est justement de confondre ces notions.
4 La singularité : pouvoir et politique
4.1 Dans les développements qui précèdent, il semble que nous soyons tombés dans ce dont Dal Lago voulait « disculper » Agamben, à savoir le risque d’une dilution de la singularité du génocide des juifs par les nazis. Mais la question devient alors celle d’une détermination précise du statut de la singularité : qu’entendre exactement par ce terme ?
Pour beaucoup, « singularité » signifie exception. Cette compréhension autorise le discours sur « l’holocauste » comme réalité « incommensurable » et « incomparable ». Or, rien ne nous permettra jamais de dire que « les massacres de notre temps » sont sans commune mesure avec ce qui s’est passé sous le nazisme. Rien ne nous autorisera à incomparer (c’est-à-dire à comparer, justement, en déclarant qu’un terme est au-delà de l’autre) du point de vue de ceux qui les subissent, les massacres politiques, en déclarant que l’un d’eux est l’aune à laquelle doivent être mesurés tous les autres ; ou bien un tel discours est profondément irresponsable, ou bien il doit assumer son évidente religiosité.
4.2 Bien évidemment, on ne saurait pour autant passer sous silence ce sur quoi ont tant insisté les survivants des camps, à savoir la déshumanisation permanente des prisonniers. À cet égard, lorsqu’il introduit la figure de l’homo sacer, voisine de celle de l’homme-loup, Agamben évoque directement le problème d’une animalisation de l’homme. Mais celle-ci caractérise avant tout chez Agamben la figure du souverain lui-même, en tant qu’il est l’homme pour qui il est légitime d’être un loup pour les autres hommes : « dans la personne du souverain, le loup-garou, l’homme loup pour l’homme, habite de façon stable dans la cité » (HS, 118). Mais en vertu de la symétrie entre souverain et homo sacer, ce dernier apparaît nettement comme l’autre versant de l’animalisation, c’est-à-dire en l’occurrence, l’être humain en qui va perpétuellement se trouver niée sa qualité d’homme.
Là encore, le nazisme trouve son explication dans ce qui le rend possible. On n’en niera pas pour autant ce qui fait sa spécificité. Même si, entre mille autres exemples, les civils viêt-namiens brûlés, violés, massacrés par l’armée américaine ont eux aussi subi, sans nul doute, une déshumanisation du même ordre que celle subie par les prisonniers des camps, seul le pouvoir nazi a à ce point éprouvé la nécessité, constitutive de son existence, de produire une sous-humanité, et de la maintenir comme telle (l’extermination en étant l’aboutissement). Il lui fallait entretenir la visibilité de ceux qu’il devait exposer, à ses propres yeux et à ceux du peuple allemand, comme « inférieurs », comme revers de ce qu’incarnait « le SS » (11).
À partir de là, il faut néanmoins revenir au problème contenu dans l’idée d’une singularité de la politique nazie en tant que telle. Une fois reconnus la spécificité de la production de « sous-humanité » dans le nazisme et le caractère exceptionnel d’une extermination de masse de cette ampleur, réalisée par des moyens « industriels », reste le vrai problème ici, directement posé dans les analyses faites par Agamben : que peut-on déduire de la mise au jour de cette singularité ? Faut-il avant tout l’analyser comme telle, ou bien faut-il la replacer dans un cadre où seulement elle peut acquérir une intelligibilité plus grande ?
4.3 Lors du colloque sur le négationnisme déjà cité (12), Sylvain Lazarus a tenté d’exposer une compréhension de la singularité de cette politique, à même d’en rendre compte de façon immanente, c’est-à-dire en tant que singularité. Celle-ci trouve alors à s’exprimer à travers la catégorie de « guerre totale et sans fin », comprise comme « reversement du politique dans la guerre » (13).
Agamben, au contraire, ne vise pas l’identification de la singularité du nazisme en tant que telle. À la démarche qui commence par demander : « comment identifier une politique dans son unicité ? », Agamben substitue celle qui met au jour la forme de pouvoir qui a rendu possible le nazisme, et à travers lui, ce qui est devenu la réalité centrale de l’espace biopolitique contemporain, à savoir le camp (HS, 179). Autrement dit, Agamben n’annule pas la spécificité de la politique nazie, mais la replace dans le contexte biopolitique qui la rend intelligible.
La question devient alors : laquelle des deux attitudes ici évoquées permet d’avoir une plus grande intelligibilité du phénomène ?
4.4 Du point de vue de Lazarus, qui est celui de l’appréhension « en intériorité » des singularités politiques, comprises comme « multiplicités homogènes », la catégorie qui sert de soubassement à l’analyse d’Agamben, à savoir celle de pouvoir souverain, ne permet pas d’appréhender la politique en son émergence. Pour Lazarus, c’est sans doute la notion même de pouvoir qui est un exemple de « catégorie circulante » (14), c’est-à-dire en définitive de concept trop indéterminé pour une véritable pensée politique. Plus précisément peut-être, la catégorie de pouvoir est, dans la perspective de Lazarus, corollaire du maintien de la suture de la politique à l’histoire, dont il faut se départir (15).
On ne tentera pas ici un résumé de la thèse de Lazarus, mais on précisera avant tout en quoi le renversement du point de vue opéré par Agamben concerne directement la question de la singularité. Lorsque, comme il a été dit plus haut (3.3), Agamben dit ne pas vouloir faire un travail d’historiographie, il renvoie implicitement l’analyse de la singularité du nazisme en tant que telle au travail de l’historien. Même si l’analyse d’Agamben fait intervenir des éléments historiques, sa visée est d’abord d’établir la topologie de la souveraineté, et sur cette base de déchiffrer notre contemporanéité. Les concepts philosophiques et politiques, qui fournissent l’armature de son livre, sont ce qu’il appelle des « intensités », qui ne correspondent pas à des domaines, mais qui peuvent traverser tous les domaines pour mettre au jour leurs éléments communs.
4.5 Ce faisant, loin de dissoudre la singularité de la politique nazie, le point de vue d’Agamben permet en un sens de la comprendre plus loin que l’analyse qui l’appréhende comme « guerre totale » : une guerre ne réclame pas en tant que telle (c’est-à-dire ici en tant que guerre de conquête) la production d’une sous-humanité. De la guerre, Agamben ne retient que l’état d’urgence ou d’exception, qui a été décrété dès le commencement du IIIème Reich (c’est-à-dire bien avant le début effectif de la politique guerrière d’expansion). Le camp s’explique alors comme l’effet « naturel » de l’instauration durable d’un état d’exception, de manière telle que la distinction entre camps nazis de concentration et camps d’extermination y perd sa pertinence. Une fois déchus de leurs droits civiques, ceux qui entraient dans les camps se voyaient privés de leur humanité ; et ceux qui n’étaient pas immédiatement tués étaient conformés au modèle nazi du « sous-homme ». Agamben permet de comprendre en profondeur ce que les rescapés des camps n’ont pas cessé de dire (16) et que nous avons du mal à entendre : l’exposition à la faim, au froid, au travail, aux coups, n’était pas ce qui soustrayait les prisonniers des camps de concentration à l’extermination, mais la forme que prenait pour eux cette extermination.
4.6 De façon beaucoup plus générale, le fait de ne prendre pour élément d’analyse que les singularités politiques comme telles, conformément au projet de Lazarus, conduit à une dissolution du problème posé par l’existence du pouvoir. Là encore, il faut appréhender les deux pensées que nous confrontons ici sous l’angle des effets subjectifs qu’elles sont à même d’induire.
Alors on ne peut que constater ceci : la démarche de Lazarus aboutit à un adossement de la politique actuelle au parlementarisme, avec pour référent-repoussoir le F.N. qui lui est « homogène ». Non que le parlementarisme soit par lui-même une référence, mais il reste ce par rapport à quoi une politique prétendument dé-dialectisée et dés-historicisée se construit.
L’identification de l’ennemi, chez Agamben, semble incomparablement plus profonde : s’il parvient à mettre en évidence ce qui, dans les social-démocraties, est « homogène » aux politiques totalitaires, c’est avant tout parce qu’il construit la figure d’un bio-pouvoir concernant autant les flux de marchandisation que les bio-technologies et les lois d’exception. Ainsi Agamben peut-il être au plus près de ce qui, en tant que pouvoir, définit les mailles dans lesquelles se trame la réalité de notre expérience.
Bernard Aspe et Muriel Combes
Article publié sur le site de la revue Multitudes / 2000
Notes consultables sur le site d’origine.
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