A propos de Homo sacer de Giorgio Agamben.
Homo Sacer (1) ne laisse à son lecteur que deux attitudes possibles : le considérer comme un récit de plus, une fiction philosophique en quelque sorte, ou bien considérer que dans sa lecture, il y va du plus intime de ce qui constitue nos vies et de ce qu’il y a de plus étendu, généralisé, ramifié dans la réalité contemporaine du pouvoir.
La question se formule immédiatement ainsi : quelle attitude adopter devant un ouvrage dont la thèse centrale fait du camp le paradigme caché de l’exercice du pouvoir qu’à la suite de Foucault, Agamben définit comme gestion de la vie ? Question essentielle, s’il est vrai que l’enjeu le plus fort de la pensée aujourd’hui est celui de la renaissance d’une politique adéquate à son temps, et s’il est vrai par ailleurs qu’une telle renaissance a pour condition l’identification de l’ennemi. Opération cruciale, nous prévient Agamben lui-même, car ce n’est qu’une fois connu que l’ennemi se distingue vraiment de ce que nous sommes, et que l’on se trouve séparé de ce qui en nous-mêmes s’ajointe à son existence. Si l’on n’accomplit pas cette séparation, « on finit tôt ou tard par s’identifier à l’ennemi dont la structure reste inconnue » (HS, 20).
Le paradigme du camp offre-t-il la clef d’une telle opération, et donc aussi la clef du lieu à partir duquel seulement une reconstruction politique est possible ?
1 Une nouvelle histoire idéaliste ?
1.1 La thèse de Giorgio Agamben peut se résumer ainsi : le rapport entre le pouvoir souverain et la vie nue (expression donnant son sous-titre à l’ouvrage) est un rapport de capture, sur la base d’une structure d’exception. En tant qu’il est ce qui institue un ordre juridique, le pouvoir souverain doit conserver dans le même temps la possibilité de le suspendre. Ainsi ménage-t-il au sein de cet ordre un espace d’exception : c’est par ce dernier seulement que l’ordre institué, l’espace normé, acquiert sa consistance, car c’est seulement dans la mesure où le pouvoir maintient la possibilité de manifester à nouveau sa puissance fondatrice qu’il va être à même, à proprement parler, de s’imposer comme pouvoir souverain , et d’imposer la normalisation qui procède de lui. En d’autres termes, c’est dans la mesure où il est à même de décréter l’état d’exception que le pouvoir est dit pouvoir souverain (HS, 19 et 33 sq.). Au sein de l’espace d’exception, peut s’exercer sans médiation la décision souveraine comme autorité absolue, et elle s’exerce sur la « vie nue » sous la forme d’un « pouvoir de vie et de mort » (Vitae necisque potestas) qui se prononce de façon irrévocable.
L’opération fondamentale du pouvoir se comprend alors comme la possibilité d’isoler, en chaque sujet, une vie nue, vie irrémédiablement exposée à la décision souveraine et qui en tant que telle assurera par conséquent au pouvoir une prise directe.
L’état d’exception est donc le revers de la norme, non le contraire de l’ordre institué, mais le principe qui lui est immanent. Le camp nomme cet espace dans l’histoire récente, en tant notamment qu’il est le moment où la règle et l’exception deviennent indiscernables, et où, à partir de là, les limites mêmes de l’espace d’exception tendent à se dissoudre, et à généraliser par là même la structure de l’exception, qui elle-même tend alors à concerner immédiatement et en permanence l’ensemble des hommes. À partir de l’identification « topologique » de la structure du pouvoir souverain, il s’agit donc de retracer les étapes de l’extension quasi illimitée de son exercice, du droit archaïque romain aux bio-technologies contemporaines, en passant par la Révolution française et la politique nazie.
1.2 Le premier point de vue critique sur le travail d’Agamben se confondrait avec l’accusation d’idéalisme. Selon ce point de vue, qui pourrait être celui de nombre d’historiographes d’inspiration marxiste, l’histoire dès lors perçue comme trop linéaire que retrace Agamben, ne serait qu’une reconstruction a posteriori, sans assises réelles, en contradiction flagrante avec un point de vue authentiquement « matérialiste » ou « scientifique », ou tout simplement « rigoureux ». Si l’on isole quelques événements et quelques énoncés en prétendant reconstituer à partir d’eux le mouvement de l’histoire occidentale, on risque en effet de rester pris dans une illusion, de projeter la cohérence rétrospective de sa pensée sur la complexité de la réalité historique, qui ne saurait se réduire à une telle cohérence toute intellectuelle. Autrement dit, on pourra toujours arguer qu’il est aisé de reconstruire l’unité et la cohérence supposées de l’histoire, et que la pensée qui procède ainsi ne repose sur rien d’autre que ses propres concepts, que rien ne permet d’infirmer, mais pas davantage de confirmer véritablement.
Comme l’indique le quatrième de couverture, cet ouvrage se propose de tracer une continuité « d’Aristote à Auschwitz », prêtant ainsi délibérément le flanc à l’accusation d’idéalisme (2). Il mêle par ailleurs, apparemment sans souci de la « spécificité » des domaines, des concepts issus de l’ontologie, de la politique, de la théorie juridique, de la linguistique, etc. Comment un discours peut-il à ce point s’autoriser de lui-même pour prétendre n’avoir pas à rendre de comptes eu égard à la légitimité de son point de vue ?
1.3 L’objection d’idéalisme conteste la possibilité de tenir un tel discours, en tant qu’il ne serait pas à même de rendre compte de sa légitimité et de sa recevabilité. Or, cela revient à méconnaître ceci : le point de départ de l’analyse d’Agamben se situe au-delà du débat « idéalisme/matérialisme ». S’il n’est pas délirant d’interpréter l’histoire sur la base des énoncés juridiques, de la linguistique, de la spéculation ontologique, ce n’est pas parce que ceux-ci « détermineraient » le cours de l’histoire.
Nous le verrons plus précisément plus loin : Agamben ne cherche pas à faire un travail d’historien, mais un travail philosophique. Il ne s’agit pas de déterminer des consécutions de faits, mais d’approfondir une thèse sur la réalité du pouvoir et sur sa signification ontologique. On dira alors que dans les discours qu’il prend pour base de son analyse, s’est déposé un mode d’engagement déterminé de la réalité humaine au sein du monde (Heidegger aurait dit à une époque, « dans le tout de l’étant »). Il ne s’agit donc pas d’opposer un schéma causal (« idéaliste ») à un autre, mais de comprendre à partir d’où s’est construite la réalité subjective de l’expérience humaine. Et inversement, le texte d’Agamben lui-même ne peut être évalué qu’à l’aune des effets subjectifs qu’il est à même de produire, c’est-à-dire du degré d’intensité avec lequel l’être-sujet s’y trouve mis en question dans son rapport au pouvoir.
Adossée à une conception objectiviste de la pensée et de la vérité, l’accusation d’idéalisme témoigne d’une mécompréhension profonde de ce qu’une pensée peut engager, de l’expérience qu’elle peut être, qui ne préexiste pas à son déploiement et à sa transmission.
2 Soupçons
2.1 La thèse d’Agamben convoque centralement la politique nazie, et le discours qui est tenu à ce sujet est particulièrement courageux, à tel point qu’il peut donner lieu à des malentendus. Dans la recension qu’il fait de l’ouvrage de Giorgio Agamben (3), Alessandro Dal Lago, après avoir précisé que l’identité historique de notre siècle reposait sur l’existence des camps d’extermination, fait précéder son analyse de cette mise en garde : « Naturellement, l’extermination de masse des juifs est un événement « absolu » et inconcevable sur la base des catégories historiques habituelles, bien qu’issu du cœur de la culture occidentale, et par conséquent incommensurable à la renaissance des camps de détention et aux assassinats de masse de notre temps » (nous traduisons).
À la page 125 de son ouvrage, Agamben écrit ceci : « la volonté de donner à l’extermination des juifs une aura sacrificielle à travers le terme d’ »holocauste » relève d’une démarche historiographique aussi aveugle qu’irresponsable ». Or, c’est bien ce que fait Dal Lago, même si en l’occurrence le terme « holocauste » n’est pas prononcé. Curieuse démarche, dès lors, que celle qui se trouve engagée dans cette recension, qui prétend être le commentaire élogieux d’un ouvrage dont elle ruine pourtant par avance la visée et la portée réelles. Curieuse attitude aussi que celle qui entend faire passer comme précaution d’usage une mise en garde, supposée si évidente pour tous qu’elle est dite « naturelle », qui va précisément à l’encontre du projet commenté.
Il semble que la précaution de Dal Lago vise à disculper par avance Agamben aux yeux de ceux pour qui toute comparaison de l’extermination des juifs avec tout autre événement de l’histoire conduit à une « banalisation », et prend ainsi le risque d’une dérive vers le discours « négationniste ».
2.2 Le négationnisme, en tant qu’il conteste le nombre des victimes juives du nazisme et va même jusqu’à nier l’existence des chambres à gaz, est une stratégie de discours parfaitement abjecte, ordonnée à un point de vue antisémite et pro-nazi.
Pour autant, on ne saurait voir sans méfiance le développement, tout au moins en France, d’un discours qui prétend être une dénonciation des dérives négationnistes (4). Il faut en effet, si l’on ne veut pas verser dans l’idéologie pure et simple, distinguer nettement deux choses : les énoncés négationnistes, irrecevables comme tels, qui visent en définitive à ruiner l’idée même d’une politique d’extermination nazie ; et les recherches, comme celle que mène justement Agamben, qui tentent d’approfondir les causes du nazisme, en tant que de telles causes ne sont pas sans concerner notre présent. À cet égard, il faut rejeter – comme nous le verrons ci-après – la criminalisation de ceux qui refusent de renvoyer l’explication du nazisme à des « bases raciales ». Que le racisme et l’antisémitisme aient constitué des éléments incontestables de la subjectivation nazie n’est pas en doute, mais seulement le fait que le racisme suffise à définir la politique nazie (ou fasciste en général) : l’arrière-fond d’un tel discours est bien évidemment l’idée que nos démocraties, précisément fondées sur d’autres « bases », seraient par là même par nature hétérogènes à une telle politique (5). Renvoyer toute recherche qui se départit de tels postulats à une banalisation criminelle revient à créer une police des énoncés , et à faire de « l’incommensurable » et de « l’impensable » un criterium à l’aune duquel évaluer toute pensée, en brandissant le spectre de la « complicité » avec les crimes les plus abjects si l’on ne s’y soumet pas. Cela est non seulement dépourvu de toute intégrité, mais aussi de sens.
2.3 Le risque est néanmoins clair, lorsqu’on tente d’expliquer la parenté essentielle entre les démocraties contemporaines et les politiques « totalitaires » (et singulièrement parmi elles le nazisme), de dissoudre les différences essentielles qui existent entre elles. C’est pourquoi Agamben prend soin de préciser : « La thèse d’une solidarité profonde entre démocratie et totalitarisme (qu’il nous faut avancer ici, même si c’est avec prudence) n’est pas, bien sûr, [...] une thèse historiographique, permettant la liquidation et le nivellement des différences manifestes qui marquent leur histoire et leur antagonisme » (HS, 18). Le point de vue de ce livre, qui est dit ici « historico-philosophique », ne correspond pas à une démarche d’historien, et ne saurait avoir pour but la contestation des analyses ayant mis au jour l’hétérogénéité de fonctionnement des différents systèmes politiques (social-démocraties, stalinisme, fascisme, etc.).
Ce qui est mis au jour, c’est l’approfondissement de l’exercice du pouvoir souverain ; c’est seulement de ce point de vue qu’est décelable une parenté entre notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la politique nazie.
2.4 La « modernité », qu’Agamben fait remonter à la formulation du writ d’Habeas corpus en 1679, est ce qui déplace l’exercice de la souveraineté sur chaque sujet, qui se trouve alors amené à répéter, en l’appliquant sur soi-même (et donc virtuellement aussi sur tout autre), la structure de l’exception (HS, 134-135). La Révolution française donnera la formulation la plus explicite de ce déplacement, à travers la proclamation de l’identité entre naissance et souveraineté, comme base de l’État-nation : chaque sujet est alors amené à identifier en lui une vie nue (naissance) qui sera le support unique de la souveraineté (citoyenneté). Par conséquent, une telle identité n’est posée que sur fond d’un isolement préalable de la vie nue. Même si cette opération n’est pas explicitée comme telle, elle est pourtant seule à même de rendre compte du fait qu’il y aura, justement, des exceptions : si la figure du réfugié, ou de l’immigré sans papiers, est si cruciale aujourd’hui, c’est parce qu’elle révèle le caractère en définitive illusoire de cette identité entre naissance et souveraineté (ou entre vie nue et politique) dans le cadre de l’État-nation et où ce dernier se trouve par là même mis en crise. C’est avant tout pour répondre à une telle crise que le pouvoir nazi va faire que la vie ne soit plus seulement investie du principe de souveraineté, mais soit elle-même en tant que telle « le lieu d’une décision souveraine » (HS, 154 ; nous soulignons). En ce sens, il va être pensé comme le « premier État radicalement biopolitique », car il va se construire immédiatement sur la base d’une décision portant sur « la vie qui ne mérite pas de vivre », et qui à ce titre est « légitimement » supprimable.
Bernard Aspe et Muriel Combes
Article publié sur le site de la revue Multitudes / 2000
Notes consultables sur le site d’origine.
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