Un jeu de construction
Le libellé a un titre particulier, ce n’est pas « la révolution en marche » c’est l’Insurrection qui vient. La révolution, on connaît. La production d’écrits révolutionnaires est une constante de la gauche de la gauche. Il fut un temps où l’on parlait de révolutionnaires professionnels. Le côté pro est identifiable. En revanche notre patrimoine historique différencie la processualité révolutionnaire et l’éruption insurrectionnelle, le soulèvement. Les faits, tels qu’allégués par la justice, un blocage de voies ferrées, ne sont pas différents des menées des groupes écologistes radicaux et particulièrement allemands contre la circulation des déchets nucléaires, ça ne donne pas le frisson, les écologistes radicaux sont dans leur rôle : bloquer le train, la police dans le sien : faire passer le train. Et quand il arrive que l’on trouve des poteaux de béton sur la voie, on parle d’acte de malveillance et non de sabotage, terme qui était encore employé le 30 janvier 2009. En revanche cibler le trafic voyageur, là le quidam ne comprend pas.
Les « neuf » vivent à la campagne, dans un endroit isolé, ont une vitrine sociale : l’épicerie du village. Mais dès lors que l’image pivote, 150 policiers dit-on, plus les journalistes présents depuis la veille, ça peut évoquer les romans d’espionnage tendance politique : la taupe dormante. Les habitants étonnés découvrant que leur voisin si parfait menait une double vie. L’allure générale des comploteurs présumés, ça compte, c’est important pour ceux qui ont connu les communautaires des années 70-80 vivant dans un écart. Ici on a des jeunes gens bien élevés faisant de bonnes études. La surprise des voisins relève du fait divers et de son traitement habituel : l’assassin porte presque toujours les paniers des vieilles dames.
Même si le grossissement des éléments peut fournir la trame narrative d’un imaginaire plus romanesque, (ce qu’avaient perçu ceux qui mirent en circulation le rapport de fin de garde à vue en le présentant comme intéressant pour les auteurs de feuilleton), cela ne suffit pas à expliquer la stupeur qui s’est alors emparée de la France profonde et des politiques patentés.
On avait, d’un coup à traiter un petit noyau d’action directe. La satisfaction de la classe politique d’avoir échappé aux mouvements qu’ont connus l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne était mise à mal en l’espace de quelques heures. Et dans « l’opinion » se répandait le sentiment mêlé de stupeur d’une perte d’immunité.
Une combinaison gagnante visée
Il faut s’intéresser aux combinaisons de tous ces éléments pour essayer d’avancer sur la question.
Le côté planteurs de légumes et vente directe de ce groupe, a fait sourire. Il fut considéré comme une couverture. On s’est même demandé s’il fallait le prendre en considération ! A tort, car la caractéristique pertinente, c’est précisément l’organisation autonome, (je ne dirai pas communautaire) éventuellement en noyau mais là j’emprunte à la sémantique activiste. Soit ici une forme d’organisation, sur un site vacant, pire : délaissé, dépérissant, selon les critères du développement social (voir le dernier film – 2008 – de Depardon sur les paysans).
Certes, on voit cela dans les terroirs et le long des routes. Mais le comptoir de vente résulte ici d’un accord avec la Mairie. Il devient le seul commerce d’une unité résidentielle, village ou hameau, qui déborde un noyau, et n’est pas en autarcie. On pourrait se croire en pleine expérience inspirée de la psychothérapie institutionnelle. On a une production, un comptoir, un réseau, une population d’usagers, une reprise partagée de ce qui se fait au quotidien (tout au moins on peut le supposer). Tout un dispositif à créer des occasions. Imaginons un « contrat » de placement familial de quelques malades chez les habitants et nous ne serons pas loin de la vérité. Le localisme aussi est important, la critique du déplacement infini que décrivent les personnes et plus encore les marchandises, que ce soit pour ces dernières d’un bout à l’autre de l’Europe voire même d’un bout à l’autre du monde. Le localisme instaure un circuit court qui porte déjà en soi une critique, a-t-on besoin de marchandises de provenance si éloignée ? Bloquer des voies, la circulation, vient interpréter et agir cela. Les fers sur la caténaire sont peut-être une manipulation, mais c’est tomber pile sur ce qu’il fallait faire pour que la résonance soit énorme (même et surtout si ses ressorts sont cachés au public). A défaut c’est l’élément qui manquerait à sa place : le plus d’effet au moindre coût. Le côté insolite de la voie choisie, rien de central, rien d’important, aura d’autant plus d’effet du fait de son excentricité : le non-sens est à son maximum.
Au-delà des marchandises, qui d’ailleurs circulent plutôt en camion, la circulation humaine représente l’impossibilité désormais de « vivre au pays », même si le pays est devenu pour beaucoup un pays imaginaire. Bloquer les trains est un acte symbolique, une action opposée à la difficulté d’une implantation et aux migrations qu’elle occasionne. Ceux qui sont là, en étant de là, deviennent une minorité.
D’autres horizons
Cet agencement de base peut avoir des prolongements. Ceux-ci existent ailleurs. Au premier degré on peut imaginer des achats groupés pour des choses non produites localement, à la manière de ces sites qui se créent actuellement (forum-achat-groupe.fr ou gapwoo.com plus localisé.). Et puis il y a le SEL (Système d’Echange Local) qui contourne le système bancaire en évitant d’employer la monnaie. Les A.M.A.P. (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) qui au-delà des paniers de légumes directement du producteur au consommateur tissent des liens entre celui-ci et ceux-ci. « Terre de Liens » promeut un développement coopératif visant à acquérir des terres et à les transmettre sous forme collective pour des projets éthiques. Toutes ces formes d’organisations sont des composantes possibles d’un mouvement politique en puissance. Ces associations de terrains capillarisent le territoire, débouchent directement ou indirectement, vers d’autres types d’agencements : créer des jardins d’enfants, faire revivre l’école du village, maintenir une Poste alternative, créer les conditions d’un système de soins local, s’occuper des vieux et des fous en réseau, mettre en place un système de covoiturage ou de prêts de véhicules avec un service d’entretien communautaire. On pourrait presque dire qu’avec la complicité passive du gouvernement qui abandonne le territoire, on voit s’inventer un nouveau service public et de proche en proche on arrive à une organisation autonome de petites dimensions qui de plus devra se défendre des nuisances, cultures transgéniques trop proches, ligne THT à enfouir, pratiques culturales à proscrire. Pour tout cela il faut que les gens parlent ensemble, sur un mode de démocratie participative qui va à l’encontre des formes de démocratie représentative. On le voit lors de situations conflictuelles ici et là avec les Chambres d’Agriculture qui freinent ces configurations.
Ce tableau coloré, c’est déjà l’idée qu’un autre monde est possible, qui inverse la dramatisation médiatique de la crise. C’est ce qui change par rapport aux communautés de 68 souvent mal tolérées qui campaient dans les replis de la France profonde (J’ai été étonné par le retentissement obtenu par les joyeux drilles d’un film récent comme Volem rien foutre al païs au sein d’un public que je pensais réfractaire.).
La menace rampante d’un changement de scène
L’affaire de « la bande des neuf » ré-ouvre un imaginaire qui s’était fermé à la fin des années 70. Les forces constituées essayent d’en donner une image maléfique dans l’opinion car ce qui n’était pas possible en 70 tend à le devenir au début des années 2000 ? La décision de quitter la ville, consommer moins, préserver le sol, jardiner, échanger, faire la fête, dessine des modes de communications transculturelles qu’un Etat même déconcentré ne permet pas.
Le brûlot : c’est 1) vivre regroupés dans une zone en dépérissement où l’on produit, vend, et recompose un réseau qui ne reposait plus que sur une connaissance réciproque (comme sur une carte administrative) et qui redevient un réseau d’échanges vivants où peut se conduire une réflexion sur l’état de la région, en contrepoint du monde « globalisé ». 2) Une régulation de la vie du regroupement. 3) un minimum de soutien de la part des « pouvoirs locaux ». Avec ces composantes présentes en proportions variables ces formations semblent aujourd’hui beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit.
En quoi ça prête à conséquences ?
Des noyaux ou des nodules se forment qui contournent les institutions (entendre par là ce qui organise le territoire). Ici, des formes d’entraide qui déconcertent les inspecteurs de l’URSSAF qui vont s’essayer à les axiomatiser en déplaçant la limite entre échange d’aide et travail déguisé. Là, ces trocs généralisés qui font le malheur des services fiscaux (il n’y a plus de taxation), et ceux-ci vont tenter de les codifier en avantages en nature ou salaire déguisé. Là des particuliers qui vendent, localement ou pas, sur le net, et que l’on veut inscrire sur le registre du commerce au-delà d’un volume annuel. Ou encore les « vide greniers » que les professionnels de la brocante par leur lobbying auprès des préfectures tentent de limiter. Des gens qui se sont contactés par le net se regroupent devant un magasin pour acheter en groupe. Mais le localisme ne sert pas qu’à consommer, il sert à se grouper, c’est un générateur d’occasions.
Et les communautés ?
Badiou dans le Libération du 27 janvier parle des années 1792-1794 comme le moment où culmine une politique populaire et révolutionnaire. Il fait l’impasse sur le fait que les droits d’usages communautaires qui avaient survécu à la mise sous tutelle seigneuriale, ou s’en étaient dégagées au cours de conflits séculaires incessants, ont été abrogées par les conventionnels qui ne voulaient connaître que des citoyens individus.
Les pratiques communautaires n’ont jamais eu bonne presse, c’est l’occasion de le redire.
Les médiévistes nous ont rapporté comment la seigneurialisation vint à bout des zones de liberté où des communautés d’habitants vivaient et se régulaient ensemble et ce par des procédés d’une brutalité inouïe ou par des techniques plus insidieuses comparables à celles de nos mafias : inquiéter, protéger, faire payer la protection.
Une anecdote un peu longue
Si bien que le souvenir des communautés finit par se perdre. Or à la fin du XIXème siècle le débat de société porte sur le socialisme. Est-ce un système possible ou non ? Et la question se pose de savoir si cela a déjà existé. Pour y répondre une phrase d’une ligne de Tacite extraite des « Germains » est sollicitée. L’enjeu c’est que si cela s’est déjà pratiqué, cela est donc possible et peut se reproduire ! Un débat très serré à L’Académie des Sciences Morales et Politiques ne permet pas de conclure, la phrase est équivoque et peut signifier aussi bien que les Germains pratiquaient une appropriation collective des terres qu’une simple exploitation collective de celles-ci. Le maître du débat, professeur à l’Ecole Normale Supérieure fulminait contre ces errements interprétatifs, récusant toute forme collective. Mais ce débat débordait des frontières de la France, la controverse était européenne. Un jeune historien Anglais, s’embarqua, prit le train pour Paris afin de rencontrer le maître. Du train il regardait le paysage et le regarda de plus en plus attentivement. Fustel de Coulanges, car c’était lui le maître, lui renouvela sa critique de ces prétendues formes collectives d’exploitation. Il entendit alors son très jeune collègue, l’inviter, timidement à faire un voyage dans les plaines du nord du bassin parisien afin qu’il se rende compte par lui-même que les champs sont disposés en longueur, et qu’à l’époque où ce paysage s’est façonné, il n’était pas possible à un cultivateur avec un seul cheval ou une paire de bœufs de tirer une charrue sur une si grande longueur dans un sol profond. Il fallait deux paires, plusieurs hommes et cela dépassait les moyens d’un agriculteur individuel. On passait des textes au terrain. Plus tard, l’école dite des paysages agraires allait prendre en compte la façon dont un groupement humain s’inscrit dans son espace et entre autres paysages les « champs en lanières ».
Certes le scénario est plus complexe, on sait que dans les terroirs d’autres personnages intervenaient : les seigneurs imposaient moyennant redevance l’utilisation de leurs bêtes pour par exemple battre le blé, et de plus sur leur aire. Les paysans n’avaient droit qu’à une part contractuelle, le seigneur percevant les droits dus pour cela, puis il y avait à s’acquitter des péages lors des transports. Il faut donc déchiffrer de vieux documents pour faire la part de l’exploitation communautaire et celle de la soumission collective. Labrousse, spécialiste de l’histoire économique du XVIIIème et des mouvements insurrectionnels d’avant 1789 insistait sur le prix de cela : « 100 lieues doublent le prix du blé » répétait-il et les émeutes du pain nous ont laissé des souvenirs d’histoire : les accapareurs, la guerre des farines… Les péages furent supprimés progressivement, très souvent par les titulaires eux-mêmes qui se voyaient imposer par le pouvoir royal une obligation d’entretien des voies. Ils préférèrent passer la main et transformer les sites en auberge, (puisque les gens avaient l’habitude de s’arrêter là, autant les faire boire), l’auberge devenait un autre moyen de faire rentrer de l’argent. Pour la petite histoire, l’abolition des privilèges et droits seigneuriaux buta sur le fait que les péages existaient aussi aux portes des villes, au profit de celles-ci. Les conventionnels reculèrent sur cet assèchement des finances communales. Si bien que les péages devenus octrois ne furent supprimés définitivement qu’en 1948. La génération d’avant guerre a entendu parler de l’octroi qui percevait des droits sur l’introduction en ville de marchandises basiques comme le vin, le café, le sucre, l’huile. Du coup le vin, on en consommait beaucoup de l’autre coté des « barrières ». Les exceptions devenaient si nombreuses que l’employé d’octroi exerçait une profession annexe (celui dont j’ai entendu parler qui officiait à l’entrée de la ville où j’étais enfant ressemelait des chaussures).
Pour en revenir au sujet : production et vente locales
Quand les agriculteurs-arboriculteurs s’en prennent à la grande distribution pour l’écart qu’ils relèvent entre le prix à eux payé et le prix public qui se décompose en coûts et en marges, c’est encore facile s’il s’agit par exemple de pêches produites autour d’Avignon et commercialisées au Champion local. Quand il s’agit de courgettes provenant du sud de l’Espagne où elles sont cultivées sous serre en grande quantité, hors sol, sur de la laine de roche et alimentées artificiellement, par des marocains sans papiers pour être vendues dans le Nord de la France après 2000 km en camion, voire plus loin, les formes de résistance sont plus difficiles à mettre en œuvre. Il y a l’action directe : le camion est vidé sur la route. Il y a l’action indirecte : on peut s’abonner à un circuit court, en fait il y a beaucoup de formules, mais certaines sont génératrices d’un lien entre l’exploitant et un groupe de consommateurs qui par ailleurs se groupent au-delà de l’intérêt immédiat d’avoir de bonnes carottes terreuses. Dans un de ces groupes parisiens, ne vit-on pas le maraîcher appeler au secours, il n’allait pas pouvoir assurer sa livraison hebdomadaire en raison d’une sciatique ! Et après concertation par le net et le téléphone, un « commando » de ses clients alla faire les paniers à la ferme. Ce sont des questions qui sont faciles à traiter en zone rurale où des gens proches ont une démarche quasi militante pour faire vivre le terroir qui se vide. En ville où l’on a affaire à du trop plein de tout, ce type de structuration est plus étonnant et prometteur.
Ce qui retient mon attention : c’est que se réalise silencieusement une capillarisation humaine sous des formes variées à des rythmes différents avec des facteurs culturels souvent importants (je pense à la région de Lorient et au réseau Cohérence) qu’aucune « offre » politique ne peut concurrencer par des discours idéologiques qui emmerdent tant de monde. Le ton des fanzines, revues, publiés est aussi très varié mais s’en dégage une intensité qui cherche ses voies. Je ne vois pas là pour autant une voie royale vers une société différente, on n’est pas dans un Walt Disney. Il y a un moment où ça bute, où des choses se mettent en travers, il y a une tendance forte à marchandiser le bien commun. J’apprends qu’aux Etats Unis, Monsanto propose une loi interdisant les potagers ! Mais ça fait partie du processus de rencontrer des problèmes, d’autres personnes, de sortir de l’entre soi, d’apprendre à parler avec des gens allumés eux aussi mais pas de la même façon, de résoudre ces questions au fur et à mesure, voire de perdre ici certains, gagnés par des prébendes…
Guy Trastour
Communauté et écosophie / 2009
Extrait de l’article publié dans Chimères n°70
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