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Archive journalière du 12 sept 2009

Monadologie (1) / Gottfried Wilhelm Leibniz

1. La Monade, dont nous parlerons ici, n’est autre chose qu’une substance simple, qui entre dans les composés ; simple, c’est−à−dire sans parties.
2. Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés ; car le composé n’est autre chose qu’un amas ou aggregatum des simples.
3. Or, là où il n’y a point de parties, il n’y a ni étendue, ni figure, ni divisibilité possible. Et ces monades sont les véritables atomes de la nature et en un mot les éléments des choses.
4. Il n’y a aussi point de dissolution à craindre, et il n’y a aucune manière concevable par laquelle une substance simple puisse périr naturellement.
5. Par la même raison, il n’y a en aucune par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu’elle ne saurait être formée par composition.
6. Ainsi on peut dire que les monades ne sauraient commencer ni finir que tout d’un coup, c’est−à−dire elles ne sauraient commencer que par création et finir que par annihilation au lieu que ce qui est composé commence ou finit par parties.
7. Il n’y a pas moyen aussi d’expliquer comment une monade puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque autre créature, puisqu’on n’y saurait rien transposer ni concevoir en elle aucun mouvement interne qui puisse être excité, dirigé, augmenté ou diminué là dedans ; comme cela se peut dans les composés, où il y a des changements entre les parties. Les monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sauraient se détacher, ni se promener hors des substances, comme faisaient autrefois les espèces sensibles des scolastiques. Ainsi ni substance, ni accident peut entrer de dehors dans une monade.
8. Cependant il faut que les monades aient quelques qualités, autre ment ce ne seraient pas même des êtres. Et si les substances simples ne différaient point par leurs qualités, il n’y aurait pas moyen de s’apercevoir d’aucun changement dans les choses ; puisque ce qui est dans le composé ne peut venir que des ingrédients simples ; et les monades étant sans qualités seraient indistinguables l’une de l’autre, puisque aussi bien elles ne diffèrent point en quantité : et par conséquent le plein étant supposé, chaque lieu ne recevrait toujours dans le mouvement que l’équivalent de ce qu’il avait eu, et un état des choses serait indiscernable de l’autre.
9. Il faut même que chaque monade soit différente de chaque autre. Car il n’y a jamais dans la nature deux êtres qui soient parfaitement l’un comme l’autre et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque.
10. Je prends aussi pour accordé que tout être créé est sujet au changement et par conséquent la monade créée aussi, et même que ce changement est continuel dans chacune.
11. Il s’ensuit de ce que nous venons de dire que les changements naturels des monades viennent d’un principe interne, puisqu’une cause externe ne saurait influer dans son intérieur.
12. Mais il faut aussi qu’outre le principe du changement il y ait un détail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spécification et la variété des substances simples.
13. Ce détail doit envelopper une multitude dans l’unité ou dans le simple. Car tout changement naturel se faisant par degrés, quelque chose change et quelque chose reste ; et par conséquent il faut que dans la substance simple il y ait une pluralité d’affections et de rapports, quoiqu’il n’y en ait point de parties.
14. L’état passager qui enveloppe et représente une multitude dans l’unité ou dans la substance simple n’est autre chose que ce qu’on appelle la Perception, qu’on doit distinguer de l’aperception ou de la conscience, comme il paraîtra dans la suite. Et c’est en quoi les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions, dont on ne s’aperçoit pas. C’est aussi ce qui les a fait croire que les seuls esprits étaient des monades et qu’il n’y avait point d’âmes des bêtes ni d’autres entéléchies et qu’ils ont confondu avec le vulgaire un long étourdissement avec une mort à la rigueur, ce qui les a fait encore donner dans le préjugé scolastique des âmes entièrement séparées et a même confirmé les esprits mal tournés dans l’opinion de la mortalité des âmes.
15. L’action du principe interne qui fait le changement ou le passage d’une perception à une autre peut être appelé Appétition : il est vrai que l’appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient à des perceptions nouvelles.
16. Nous expérimentons nous−mêmes une multitude dans la substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pensée dont nous nous apercevons enveloppe une variété dans l’objet. Ainsi tous ceux qui reconnaissent que l’âme est une substance simple doivent reconnaître cette multitude dans la monade ; et Monsieur Bayle ne devait point y trouver de la difficulté comme il a fait dans son Dictionnaire, article Rorarius.
17. On est obligé d’ailleurs de confesser que la perception et ce qui en dépend est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est−à−dire par les figures et par les mouvements. Et, feignant qu’il y ait une machine, dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception : on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer, comme dans un moulin Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au−dedans que des pièces qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi c’est dans la substance simple, et non dans le composé ou dans la machine qu’il la faut chercher. Aussi n’y a−t−il que cela qu’on puisse trouver dans la substance simple, c’est−à−dire les perceptions et leurs changements. C’est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les Actions internes des substances simples.
18. On pourrait donner le nom d’Entéléchies à toutes les substances simples, ou monades, créées, car elles ont en elles une certaine perfection (échousi to entelés), il y a une suffisance (autarkeia) qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des automates incorporels.
19. Si nous voulons appeler âme tout ce qui a perceptions et appétits dans le sens général que je viens d’expliquer, toutes les substances simples ou monades créées pourraient être appelées âmes ; mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu’une simple perception, je consens que le nom général de monades et d’entéléchies suffise aux substances simples qui n’auront que cela ; et qu’on appelle âmes seulement celles dont la perception est plus distincte et accompagnée de mémoire.
20. Car nous expérimentons en nous−mêmes un état où nous ne nous souvenons de rien et n’avons aucune perception distinguée ; comme lorsque nous tombons en défaillance, ou quand nous sommes accablés d’un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état l’âme ne diffère point sensiblement d’une simple monade ; mais comme cet état n’est point durable, et qu’elle s’en tire, elle est quelque chose de plus.
21. Et il ne s’ensuit point qu’alors la substance simple soit sans aucune perception. Cela ne se peut pas même par les raisons susdites ; car elle ne saurait périr, elle ne saurait aussi subsister sans quelque affection qui n’est autre chose que sa perception : mais quand il y a une grande multitude de petites perceptions, où il n’y a rien de distingue, on est étourdi ; comme quand on tourne continuellement d’un même sens plusieurs fois de suite, où il vient un vertige qui peut nous faire évanouir et qui ne nous laisse rien distinguer. Et la mort peut donner cet état pour un temps aux animaux.
22. Et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, tellement que le présent y est gros de l’avenir.
23. Donc, puisque réveillé de l’étourdissement on s’aperçoit de ses perceptions, il faut bien qu’on en ait eu immédiatement auparavant, quoiqu’on ne s’en soit point aperçu ; car une perception ne saurait venir naturellement que d’une autre perception, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d’un mouvement.
24. L’on voit par là que, si nous n’avions rien de distingué et pour ainsi dire de relevé, et d’un plus haut goût dans nos perceptions, nous serions toujours dans l’étourdissement. Et c’est l’état des monades toutes nues.
25. Aussi voyons−nous que la nature a donné des perceptions relevées aux animaux, par les soins qu’elle a pris de leur fournir des organes qui ramassent plusieurs rayons de lumière ou plusieurs ondulations de l’air, pour les faire avoir plus d’efficace par leur union. Il y a quelque chose d’approchant dans l’odeur, dans le goût et dans l’attouchement, et peut−être dans quantité d’autres sens, qui nous sont inconnus. Et j’expliquerai tantôt comment ce qui se passe dans l’âme représente ce qui se fait dans les organes.
26. La mémoire fournit une espèce de consécution aux âmes, qui irrite la raison, mais qui en doit être distinguée. C’est que nous voyons que les animaux, ayant la perception de quelque chose qui les frappe et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s’attendent par la représentation de leur mémoire à ce qui y a été joint dans cette perception précédente et sont portés à des sentiments semblables à ceux qu’ils avaient pris alors. Par exemple : quand on montre le bâton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu’il leur a causée et crient et fuient.
27. Et l’imagination forte qui les frappe et émeut, vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions précédentes. Car souvent une impression forte fait tout d’un coup l’effet d’une longue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées.
28. Les hommes agissent comme les bêtes en tant que les consécutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire ; ressemblant aux médecins empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s’attend qu’il y aura jour demain, on agit en empirique, parce que cela s’est toujours fait ainsi jusqu’ici. Il n’y a que l’astronome qui le juge par raison.
29. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences ; en nous élevant à la connaissance de nous−mêmes et de Dieu. Et c’est ce qu’on appelle en nous âme raisonnable, ou esprit.
30. C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle moi et à considérer que ceci ou cela est en nous : et c’est ainsi qu’en pensant à nous, nous pensons à l’Etre, à la Substance, au simple et au composé, à l’immatériel et à Dieu même, en concevant que ce qui est borné en nous est en lui sans bornes. Et ces actes réflexifs fournissent les objets principaux de nos raisonnements.
31. Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes, celui de la contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux.
32. Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. Quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues.
33. Il y a aussi deux sortes de vérités, celles de Raisonnement et celle de Fait. Les vérités de Raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et celles de Fait sont contingentes et leur opposé est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples jusqu’à ce qu’on vienne aux primitives.
34. C’est ainsi que chez les mathématiciens, les théorèmes de spéculation et les canons de pratique sont réduits par l’analyse aux définitions, axiomes et demandes.
35. Et il y a enfin des idées simples dont on ne saurait donner la définition, il y a aussi des axiomes et demandes ou en un mot, des principes primitifs, qui ne sauraient être prouvés et n’en ont point besoin aussi ; et ce sont les énonciations identiques, dont l’opposé contient une contradiction expresse.
36. Mais la raison suffisante se doit trouver aussi dans les vérités contingentes ou de fait, c’est−à−dire dans la suite des choses répandues par l’univers des créatures ; où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes à cause de la variété immense des choses de la nature et de la division des corps à l’infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et passées, qui entrent dans la cause finale.
37. Et comme tout ce détail n’enveloppe que d’autres contingents antérieurs ou plus détaillés dont chacun a encore besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison, on n’en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou séries de ce détail des contingences, quelque infini qu’il pourrait être.
38. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire dans laquelle le détail des changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source : et c’est ce que nous appelons Dieu.
39. Or cette substance étant une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié partout ; il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu suffit.
40. On peut juger aussi que cette substance suprême qui est unique, universelle et nécessaire, n’ayant rien hors d’elle qui en soit indépendant, et étant une suite simple de l’être possible, doit être incapable de limites et contenir tout autant de réalité qu’il est possible.
41. D’où il s’ensuit que Dieu est absolument parfait ; la perfection n’étant autre chose que la grandeur de la réalité positive prise précisément, en mettant à part les limites ou bornes dans les choses qui en ont. Et là où il n’y a point de bornes, c’est−à−dire en Dieu, la perfection est absolument infinie.
42. Il s’ensuit aussi que les créatures ont leurs perfections de l’influence de Dieu, mais qu’elles ont leurs imperfections de leur nature propre, incapable d’être sans bornes. Car c’est en cela qu’elles sont distinguées de Dieu.
43. Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celles des essences en tant que réelles, ou de ce qu’il y a de réel dans la possibilité. C’est parce que l’entendement de Dieu est la région des vérités éternelles ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant, mais encore rien de possible.
44. Car il faut bien que, s’il y a une réalité dans les essences ou possibilités, ou bien dans les vérités éternelles, cette réalité soit fondée en quelque chose d’existant et d’actuel ; et par conséquent dans l’existence de l’Etre nécessaire, dans lequel l’essence renferme l’existence, ou dans lequel il suffit d’être possible pour être actuel.
45. Ainsi Dieu seul (ou l’Etre nécessaire) a ce privilège qu’il faut qu’il existe s’il est possible. Et comme rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucunes bornes, aucune négation, et par conséquent aucune contradiction, cela seul suffit pour connaître l’existence de Dieu a priori. Nous l’avons prouvée aussi par la réalité des vérités éternelles. Mais nous venons de la prouver aussi a posteriori puisque des êtres contingents existent, lesquels ne sauraient avoir leur raison dernière ou suffisante que dans l’être nécessaire, qui a la raison de son existence en lui−même.
46. Cependant il ne faut point s’imaginer avec quelques−uns que les vérités éternelles, étant dépendantes de Dieu, sont arbitraires et dépendent de sa volonté, comme Descartes paraît l’avoir pris et puis M. Poiret. Cela n’est véritable que des vérités contingentes, dont le principe est la convenance ou le choix du meilleur ; au lieu que les vérités nécessaires dépendent uniquement de son entendement, et en sont l’objet interne.
47. Ainsi Dieu seul est l’unité primitive ou la substance simple originaire, dont toutes les monades créées ou dérivatives sont des productions et naissent, pour ainsi dire, par des Fulgurations continuelles de la Divinité de moment en moment, bornées par la réceptivité de la créature, à laquelle il est essentiel d’être limitée.
48. Il y a en Dieu la Puissance, qui est la source de tout, puis la Connaissance qui contient le détail des idées, et enfin la Volonté, qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur. Et c’est ce qui répond à ce qui, dans les monades créées, fait le sujet ou la base, la faculté perceptive et la faculté appétitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou parfaits ; et dans les monades créées ou dans les entéléchies (ou perfectihabiis, comme Hermolaüs Barbarus traduisait ce mot), ce n’en sont que des imitations, à mesure qu’il y a de la perfection.
49. La créature est dite agir au−dehors en tant qu’elle a de la perfection, et pâtir d’une autre, en tant qu’elle est imparfaite. Ainsi l’on attribue Passion à la monade en tant qu’elle a des perceptions distinctes, et la passion en tant qu’elle en a de confuses.
50. Et une créature est plus parfaite qu’une autre, en ce qu’on trouve en elle ce qui sert à rendre raison a priori de ce qui se passe dans l’autre, et c’est par là qu’on dit qu’elle agit sur l’autre.
Gottfried Wilhelm Leibniz
Monadologie / 1714
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