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Archive journalière du 9 sept 2009

La crise à l’épreuve de l’utopie / René Schérer, Jean-Claude Polack / Chimères n°70

Jean Claude PolackToute ton œuvre philosophique, et particulièrement tes livres récents, témoignent d’une fidélité indéfectible aux grands thèmes de l’anarchisme et de l’utopie.Ils disent aussi la place essentielle que tu accordes au désir et à la sexualité dans l’histoire et l’économie des sociétés capitalistes. J’aimerais que tu nous parles de l’actualité de ces quatre termes aujourd’hui, dans ces temps de crise de la mondialisation.
Parce que tu vois en Fourier le penseur d’un monde différent, alternatif, plus juste, plus apte à s’émanciper des différents modes d’aliénation, je suis tenté de te demander comment on pourrait aujourd’hui, – au delà d’une résistance passive, donner consistance à ce fameux « rêve générale » apparu sur les banderoles des récentes manifestations.

René Scherer – Tu me soumets de bien grandes questions, et je ne sais si je vais pouvoir y répondre. Je les retournerai plutôt vers moi-même en me demandant ce que je pense et fais exactement.
Je ne me pose pas du tout en homme politique, pas tellement en philosophe ; de préférence en enseignant, en professeur ayant à éclaircir certaines questions devant des étudiants, selon les circonstances. Donc pas tellement avec la prétention de faire un système, mais d’introduire des liaisons, du systématique. En suivant la distinction très juste, à mon sens, que faisait Barthes à propos de Fourier. Il y a en lui du systématique, certainement du systématique, puisqu’il relie tout à tout, mais ça ne forme pas un système, comme celui de Hegel, par exemple. Je serais heureux de pouvoir en dire autant de ce que j’ai écrit. Il n’y a pas de système, mais du systématique, du moins en intention. Des thèmes. Ceux que tu mentionnes : utopie, anarchisme, désir, – j’ajouterais hospitalité, enfance, forment un noyau, un centre à la fois attractif et rayonnant. Une constellation comme disait Benjamin. C’est ça, mon systématique, qui peut, je crois, servir à penser, au besoin, la mondialisation.
Quant à pouvoir transposer ou transporter cela sur le plan d’injonctions ou de projet politique, ce n’est pas exactement mon rayon ; je ne suis pas fait pour cela, je ne suis pas – ou ne suis plus, en tout cas, militant. Toutefois, je suis du côté, en effet, des micropolitiques de Foucault, de celles du désir de Deleuze et Félix. En insistant surtout sur le micro. Proposer quelque chose qui soit à l’échelle des individus, des petits groupes. Ce qui n’empêche pas les spéculations pour le Globe, la planète entière ; mais à titre de « vues », comme chez Fourier. C’est là mon aspect fouriériste, ce qui m’a attiré vers cette démystification du politique, toujours tenté par une paranoïa : celle de légiférer, de décréter, constante chez les philosophes tentés par le langage des généralités et non de la singularité qui est celui du désir. Idée assez proche, à mon avis du moins, de « l’aller aux choses elles-mêmes » de la phénoménologie husserlienne.
C’est pourquoi j’ai passé, à un moment, de Husserl à Fourier. Ce qui peut paraître bizarre mais qui, quand j’y repense, se rattache à cela.
Pour en revenir au premier point que tu fais ressortir, celui de la mondialisation, celui du monde alternatif, oui, en gros, je me sens près des idées alter-mondialistes, mais sans entrer dans le détail. Si je pense à partir de Fourier, c’est justement que, chez lui, l’attention au changement local, domestique, est liée à une extension à la planète entière, qui correspondrait, dans le langage actuel, à la mondialisation. Donc, philosophiquement, je ne peux qu’être pour la mondialisation. Mais, – et c’est toujours une formule fouriériste, en spéculant sur « ses propriétés encore inconnues », c’est-à-dire précisément qui vont à l’inverse de ce que la mondialisation a été.
Profiter de la mondialisation pour faire sauter les barrières nationalistes, pour enrichir l’Occident de la diversité des manières de vivre, en particulier dans l’ordre du désir, – de la vie sexuelle, pour supprimer les inégalités économiques et sociales. Bref, tout ce qui est rigoureusement à l’inverse de ce qui se fait. Mais qui est potentiellement contenu dans l’idée de mondialisation si l’on comprend celle-ci comme la diffusion de proche en proche des expériences réussies ; ou, si l’on veut, du flux vital bloqué à l’intérieur des frontières, par des institutions coercitives. Fourier appelait cela la remise en marche des passions, du mouvement. C’est le réveil des différences, la possibilité pour tous les infinitésimaux du désir de s’exprimer et de se satisfaire.
La catastrophe de la mondialisation actuelle est, on ne le sait que trop, qu’il n’y a plus d’opposition à l’uniformisation des pensées, des mœurs, du règne de l’argent, etc. Il n’y a plus de contre-pouvoir, de puissance différente qui pourrait mettre un frein à l’extension frénétique des monopoles, sonner le holà !
J’y pensais hier à propos de l’attaque de Gaza. L’ancienne division du monde en deux blocs aurait freiné l’arrogance d’Israël. Même si c’était un secours illusoire, de façade, l’Union soviétique était, pour les pays arabes, une sorte de contrepoids. Et un peu, aussi, pour tous les mouvements d’émancipation. Certes, à double tranchant. Mais enfin, elle introduisait une sorte de variété dans la politique mondiale, comme dans tous les horizons politiques, d’ailleurs. Mais, aujourd’hui, il n’y a plus aucune autre perspective que le triomphe indéfini du capitalisme.
Au reste, je dis cela, non pas pour défendre ou réclamer à nouveau une telle coupure du monde, mais pour mettre en relief que, s’il faut spéculer sur une alternative, c’est en repensant complètement les catégories politiques. Il faut les déplacer, faire intervenir tout ce que Fourier appelait le domestique et qui a été classé sous le nom d’utopie, négligé, repoussé ou refoulé, à ce titre.
Il y a beaucoup de choses qui vont en ce sens dans la pensée de Guattari, et, en particulier dans les Années d’hiver. Ou encore, avec les idées exprimées dans les Trois écologies, Chaosmose, sous les formules de « subjectivation », « production de subjectivités ». Si on ne les pense pas seulement comme du « subjectif » ou psychologique, au sens ordinaire, mais dans la perspective des groupes, des regroupements, de l’activation des attractions passionnelles, on rejoint tout à fait Fourier, avec, si l’on peut dire, l’alliance de la géopolitique et de l’existentiel. J’emploie ici ces mots peut-être plus familiers à des oreilles saturées du « jargon » philosophique. Mais les expressions plus simples et pittoresques de Fourier lui-même me plaisent davantage.
Seulement, il faut se déshabituer, et cela est très difficile, tant ils sont enracinés, il faut se défaire des langages politiques et philosophiques courants, ceux de la famille, de l’école, du sujet, de la nation, de l’Etat, etc., centrés sur le moi, le couple hétérosexuel et la procréation, le ménage, le commerce, la morale…et leurs évidences.
Il y aurait là un effort surhumain, pratiquement impossible. C’est pourquoi j’ai toujours borné ma réflexion au petit, au détail, au petit canton où l’on peut apporter la critique, dans une sphère restreinte, où l’on peut entrevoir, pourtant, des lueurs de transformation globale.

Venons-en, si tu veux, à une question plus précise, celle de la crise actuelle. Cette situation de crise, bien sur, est de nature économique, mais on sent bien que quelque chose déborde de beaucoup la simple question des accidents monstrueux de la « financiarisation ».

C’est certain. D’ailleurs, la crise, on en parle depuis qu’il y a du capitalisme. C’est, pour ainsi dire, le mode d’existence du Capital. Ce n’est donc que tout à fait approximativement et relativement que l’on peut parler d’un fonctionnement normal où il n’y aurait pas de crise. Au sein même des systèmes justifiant le capitalisme, le considérant comme l’économie la plus naturelle, les idées de « juste salaire », de « plein emploi », ont toujours apparu comme des vues de l’esprit, des utopies.
Je ne suis pas du tout économiste, donc je suis incapable de dire de quelle manière la crise n’est pas un accident de la mondialisation, mais son mode d’existence. Ce serait intéressant, toutefois, à chercher.
Je me borne à un point qui est aussi connexe, et qui touche à l’aspect, non pas directement économique, mais géopolitique de la mondialisation : l’engendrement des conflits, la succession de poussées nationalistes, de guerres qui ont suivi la chute du bloc soviétique et qui font de la mondialisation actuelle un état de guerre permanent.
Voilà encore une crise, non pas accidentelle, mais en quelque façon, constitutive ou, si l’on veut, structurale. La mondialisation, à la manière dont elle a été menée, engendre la guerre. On peut y voir aussi un problème à poser, à savoir poser et à résoudre, au moins virtuellement.
S’il y a un problème qui effectivement se pose à l’heure actuelle du point de vue philosophique et humain, c’est bien celui là qui en terme justement de pensée comme je la pratique en disant que c’est une pensée utopique, est celle de la pacification du monde. La pensée utopique actuelle, n’est que celle là. De quelle façon le monde peut-il être pacifié ? De quelle façon- je l’exprimais dans un livre sur l’hospitalité-, peut-il être procédé à une hospitalité universelle ?
La question fut posée par Kant, à la fin de la Révolution française.
A l’époque, en disant que c’était par l’intermédiaire d’Etats nationaux démocratiques. A l’heure de la mondialisation, ce sont d’autres réponses qui sont attendues, qu’il faut penser ; repenser une notion de citoyen du monde qui a été abandonnée depuis les Stoïciens, qui paraît aujourd’hui ridicule, utopique, alors que seule elle peut assurer une hospitalité que refusent universellement les Etats.
Le rôle de la philosophie est de savoir repérer, d’indiquer et délimiter le problème, avec ses contours. Or, le problème premier de la mondialisation actuelle, c’est cela : ce que j’appelle l’hospitalité universelle ou la paix universelle. Si, depuis 1795, l’énoncé du problème est le même, les conditions de la solution ont varié ; et il s’agit de les formuler. C’est ce que j’avais tenté de faire, en prenant comme centre la notion d’une hospitalité, non restreinte, comme chez Kant, à un simple droit de visite limité au gré des Etats, mais étendue au droit d’être chez soi sur toute la terre.
René Schérer et Jean-Claude Polack
la Crise à l’épreuve de l’utopie
Extrait de l’article publié dans Chimères n°70
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