Archive mensuelle de juin 2009

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Rêver sous le Troisième Reich / Charlotte Beradt

« La domination totale devient vraiment totale – et elle se vante toujours de cette opération comme de son dû – au moment où elle enserre dans le lien de fer de la terreur la vie sociale privée de ceux qui lui sont soumis. »
Hannah Arendt

« Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au spectacle, sans applaudir ni protester. Mais quand j’ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots : « Votre salut, je le refuse », fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori le bras levé. C’est tout ce que je peux faire, physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en boitant. Jusqu’à mon réveil, je reste ainsi. »

« Après mes consultations, vers neuf heures du soir, au moment où je m’apprête à m’allonger tranquillement sur mon sofa avec un livre sur Matthias Grünewald, la pièce, mon appartement perdent brusquement leurs murs. Effrayé je regarde autour de moi : aussi loin que porte le regard, plus de murs aux appartements. J’entends un haut-parleur hurler : « conformément au décret sur la suppression des murs du 17 de ce mois ».

« Je sais que tous les livres sont confisqués et brûlés. Mais je ne veux pas me séparer de mon Don Carlos, mon vieux volume crayonné, lu et relu depuis l’école, je le cache sous le lit de notre bonne. Mais les SA qui viennent pour la confiscation vont droit à la chambre de bonne avec leurs pas sonores, ils tirent mon livre de sous le lit et le jettent dans le camion qui part pour le bûcher. C’est alors que je découvre que ce n’était pas mon vieux Don Carlos que j’avais caché mais un atlas. Pourtant je me sens coupable et le laisse charger. »

« Je vais me cacher dans le plomb. Ma langue est déjà en plomb, du plomb serré (festgeschlossen). Ma peur passera quand je serai toute en plomb. Je girai immobile, plombée, fusillée (bleierschossen). Quand ils viendront, je leur dirai : les gens en plomb ne peuvent pas se lever. Ah ! ils veulent me jeter à l’eau parce que je suis en plomb… »

« Il est interdit sous peine de mort d’écrire quoi que ce soit qui ait à voir avec les mathématiques. Je me réfugie dans un bar (de ma vie je n’ai pénétré dans un tel lieu). Des ivrognes chancellent, les serveuses sont à demi-nues, l’orchestre gronde. Je tire de ma serviette du papier très fin pour y inscrire à l’encre invisible un couple d’équations, dans une angoisse mortelle. »

« Que sont ces temps où parler des arbres est presque un crime. » Bertolt Brecht

« Vers huit heures du soir, comme tous les soirs, je téléphone à mon frère, mon seul confident et ami. Après avoir vanté, par précaution, à quel point Hitler agit comme il faut et combien la communauté du peuple s’en trouve bien, je dis : « Je n’ai plus de joie à rien. » Au milieu de la nuit, on me téléphone. Une voix inexpressive me dit : « Ici le Service de surveillance des conversations téléphoniques » – et rien d’autre. Je sais aussitôt que mon crime est en rapport avec ce que j’ai dis à propos de la joie, je m’entends argumenter, prier et supplier qu’on me pardonne cette fois, que juste cette fois on ne me dénonce pas, on ne me signale pas, qu’on ne m’en tienne pas rigueur. Je m’entends parler comme si je plaidais. La voix reste absolument silencieuse et l’on raccroche en silence, me laissant dan les affres de l’incertitude. »

« Un SA se tient devant le gros poêle en carreaux de faïence bleue à l’ancienne mode qui se trouve dans un angle de notre salon et autour duquel nous nous réunissons tous les soirs pour bavarder ; il ouvre la porte du poêle et celui-ci commence à énoncer d’une voix stridente et perçante chacune des phrases que nous avons dites contre le régime, chacune de nos plaisanteries. Mon Dieu, pensè-je, que’est-ce qui va encore sortir, toutes mes petites phrases contre Goebbels, mais au même moment je comprends que peu importe une phrase de plus ou de moins, que simplement tout ce que dit ou pensé dans l’intimité est connu. En même temps il me revient que j’ai toujours ri à l’idée que des microphones aient pu être installés et de fait je n’y crois toujours pas. Même quand l’homme de la SA m’attache une lanière au poignet – il utilise la laisse du chien – pour m’emmener, je crois qu’il plaisante et je dis à voix haute : « Ça n’est pas sérieux, ça n’est pas possible. »

« Je raconte une blague interdite mais je la raconte mal, par précaution, si bien qu’elle n’a plus aucun sens. »

Je rêve qu’en rêve par précaution je parle russe (je ne le connais pas, en outre je ne parle pas en dormant) pour que je ne me comprenne pas moi- »même et que personne ne me comprenne si je disais quelque chose à propos de l’Etat parce que c’est interdit et que cela doit être dénoncé. »

« Je rêve que je ne rêve plus que de carrés, de triangles, d’octogones qui ressemblent tous à des gâteaux de Noël, parce qu’il est interdit de rêver. »

« Goering en personne inspecte mon bureau et m’adresse un signe de satisfaction, ce qui malheureusement me fait très plaisir bien que je pense à part moi, « le gros porc ».

« Je suis dans un camp de concentration mais tous les prisonniers se portent très bien, des dîners sont organisés, il y a des représentations théâtrales. Je me dis que c’est donc très exagéré ce qu’on rapporte à propos des camps et c’est alors que je me vois dans un miroir : je porte l’uniforme d’un médecin de camp, des bottes à tige spéciales qui brillent comme des diamants. Je m’appuie sur le fil barbelé et je recommence à pleurer. »
Charlotte Beradt
Rêver sous le Troisième Reich / 1933-1939
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De l’autre côté du miroir / Lewis Carroll

La maison du miroir
Ce qu’il y a de sûr, c’est que la petite chatte blanche n’y fut pour rien : c’est la petite chatte noire qui fut la cause de tout. En effet, il y avait un bon quart d’heure que la chatte blanche se laissait laver la figure par la vieille chatte (et, somme toute, elle supportait cela assez bien) ; de sorte que, voyez-vous, il lui aurait été absolument impossible de tremper dans cette méchante affaire.
Voici comment Dinah s’y prenait pour laver la figure de ses enfants : d’abord, elle maintenait la pauvre bête en lui appuyant une patte sur l’oreille, puis, de l’autre patte, elle lui frottait toute la figure à rebrousse-poil en commençant par le bout du nez. Or, à ce moment-là, comme je viens de vous le dire, elle était en train de s’escrimer tant qu’elle pouvait sur la chatte blanche qui restait étendue, parfaitement immobile, et essayait de ronronner (sans doute parce qu’elle sentait que c’était pour son bien). Mais la toilette de la chatte noire avait été faite au début de l’après-midi ; c’est pourquoi, tandis qu’Alice restait blottie en boule dans un coin du grand fauteuil, toute somnolente et se faisant de vagues discours, la chatte s’en était donné à cœur joie de jouer avec la pelote de grosse laine que la fillette avait essayé d’enrouler, et de la pousser dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle fût complètement déroulée ; elle était là, étalée sur la carpette, tout embrouillée, pleine de nœuds, et la chatte, au beau milieu, était en train de courir après sa queue.
« Oh ! comme tu es vilaine ! s’écria Alice, en prenant la chatte dans ses bras et en lui donnant un petit baiser pour bien lui faire comprendre qu’elle était en disgrâce. Vraiment, Dinah aurait dû t’élever un peu mieux que ça ! Oui, Dinah, parfaitement ! tu aurais dû l’élever un peu mieux, et tu le sais bien ! » ajouta-t-elle, en jetant un regard de reproche à la vieille chatte et en parlant de sa voix la plus revêche ; après quoi elle grimpa de nouveau dans le fauteuil en prenant avec elle la chatte et la laine, et elle se remit à enrouler le peloton. Mais elle n’allait pas très vite, car elle n’arrêtait pas de parler, tantôt à la chatte, tantôt à elle-même. Kitty restait bien sagement sur ses genoux, feignant de s’intéresser à l’enroulement du peloton ; de temps en temps, elle tendait une de ses pattes et touchait doucement la laine, comme pour montrer qu’elle aurait été heureuse d’aider Alice si elle l’avait pu.
« Sais-tu quel jour nous serons demain, Kitty ? commença Alice. Tu l’aurais deviné si tu avais été à la fenêtre avec moi tout à l’heure… Mais Dinah était en train de faire ta toilette, c’est pour ça que tu n’as pas pu venir. Je regardais les garçons qui ramassaient du bois pour le feu de joie… et il faut des quantités de bois, Kitty ! Seulement, voilà, il s’est mis à faire si froid et à neiger si fort qu’ils ont été obligés d’y renoncer. Mais ça ne fait rien, Kitty, nous irons admirer le feu de joie demain. » À ce moment, Alice enroula deux ou trois tours de laine autour du cou de Kitty, juste pour voir de quoi elle aurait l’air : il en résulta une légère bousculade au cours de laquelle le peloton tomba sur le plancher, et plusieurs mètres de laine se déroulèrent.
« Figure-toi, Kitty, continua Alice dès qu’elles furent de nouveau confortablement installées, que j’étais si furieuse en pensant à toutes les bêtises que tu as faites aujourd’hui, que j’ai failli ouvrir la fenêtre et te mettre dehors dans la neige ! Tu l’aurais bien mérité, petite coquine chérie !
Qu’as-tu à dire pour ta défense ? Je te prie de ne pas m’interrompre ! ordonna-t-elle en levant un doigt. Je vais te dire tout ce que tu as fait.
Premièrement : tu as crié deux fois ce matin pendant que Dinah te lavait la figure. Inutile d’essayer de nier, Kitty, car je t’ai entendue ! Comment ?
Qu’est-ce que tu dis ? poursuivit-elle en faisant semblant de croire que Kitty venait de parler. Sa patte t’est entrée dans l’œil ? C’est ta faute, parce que tu avais gardé les yeux ouverts ; si tu les avais tenus bien fermés, ça ne te serait pas arrivé. Je t’en prie, inutile de chercher d’autres excuses !
Écoute-moi ! Deuxièmement : tu as tiré Perce-Neige en arrière par la queue juste au moment où je venais de mettre une soucoupe de lait devant elle ! Comment ? Tu dis que tu avais soif ? Et comment sais-tu si elle n’avait pas soif, elle aussi ? Enfin, troisièmement : tu as défait mon peloton de laine pendant que je ne te regardais pas !
« Ça fait trois sottises, Kitty, et tu n’as encore été punie pour aucune des trois. Tu sais que je réserve toutes tes punitions pour mercredi en huit… Si on réservait toutes mes punitions à moi, continua-t-elle, plus pour elle-même que pour Kitty, qu’est-ce que ça pourrait bien faire à la fin de l’année ? Je suppose qu’on m’enverrait en prison quand le jour serait venu. Ou bien… voyons… si chaque punition consistait à se passer de dîner : alors, quand ce triste jour serait arrivé, je serais obligée de me passer de cinquante dîners à la fois ! Mais, après tout, ça me serait tout à fait égal ! Je préférerais m’en passer que de les manger !
« Entends-tu la neige contre les vitres, Kitty ? Quel joli petit bruit elle fait ! On dirait qu’il y a quelqu’un dehors qui embrasse la fenêtre tout partout. Je me demande si la neige aime vraiment les champs et les arbres, pour qu’elle les embrasse si doucement ? Après ça, vois-tu, elle les recouvre bien douillettement d’un couvre-pied blanc ; et peut-être qu’elle leur dit : « Dormez, mes chéris, jusqu’à ce que l’été revienne ». Et quand l’été revient, Kitty, ils se réveillent, ils s’habillent tout en vert, et ils se mettent à danser… chaque fois que le vent souffle… Oh ! comme c’est joli ! s’écria Alice, en laissant tomber le peloton de laine pour battre des mains. Et je voudrais tellement que ce soit vrai ! Je trouve que les bois ont l’air tout endormis en automne, quand les feuilles deviennent marrons.
« Kitty, sais-tu jouer aux échecs ? Ne souris pas, ma chérie, je parle très sérieusement. Tout à l’heure, pendant que nous étions en train de jouer, tu as suivi la partie comme si tu comprenais : et quand j’ai dit : « Échec ! » tu t’es mise à ronronner ! Ma foi, c’était un échec très réussi, et je suis sûre que j’aurais pu gagner si ce méchant Cavalier n’était pas venu se faufiler au milieu de mes pièces. Kitty, ma chérie, faisons semblant… ».
Ici, je voudrais pouvoir vous répéter tout ce qu’Alice avait coutume de dire en commençant par son expression favorite : « Faisons semblant. » Pas plus tard que la veille, elle avait eu une longue discussion avec sa sœur, parce qu’Alice avait commencé à dire : « Faisons semblant d’être des rois et des reines. » Sa sœur, qui aimait beaucoup l’exactitude, avait prétendu que c’était impossible, étant donné qu’elles n’étaient que deux, et Alice avait été finalement obligée de dire : « Eh bien, toi, tu seras l’un d’eux, et moi, je serai tous les autres. »
Et un jour, elle avait causé une peur folle à sa vieille gouvernante en lui criant brusquement dans l’oreille : « Je vous en prie, Mademoiselle, faisons semblant que je sois une hyène affamée, et que vous soyez un os ! » Mais ceci nous écarte un peu trop de ce qu’Alice disait à Kitty. « Faisons semblant que tu sois la Reine Rouge, Kitty ! Vois-tu, je crois que si tu t’asseyais sur ton derrière en te croisant les bras, tu lui ressemblerais tout à fait. Allons, essaie, pour me faire plaisir ! » Là-dessus, Alice prit la Reine Rouge sur la table, et la mit devant Kitty pour lui servir de modèle ; mais cette tentative échoua, surtout, prétendit Alice, parce que Kitty refusait de croiser les bras comme il faut. Pour la punir, Alice la tint devant le miroir afin de lui montrer comme elle avait l’air boudeur… « Et si tu n’es pas sage tout de suite, ajouta-t-elle, je te fais passer dans la Maison du Miroir.
Qu’est-ce que tu dirais de ça ?
« Allons, Kitty, si tu veux bien m’écouter, au lieu de bavarder sans arrêt, je vais te dire tout ce que je pense de la Maison du Miroir. D’abord, il y a la pièce que tu peux voir dans le Miroir… Elle est exactement pareille à notre salon, mais les choses sont en sens inverse. Je veux la voir tout entière quand je grimpe sur une chaise… tout entière, sauf la partie qui est juste derrière la cheminée. Oh ! je meurs d’envie de la voir ! Je voudrais tant savoir s’ils font du feu en hiver vois-tu, on n’est jamais fixé à ce sujet, sauf quand notre feu se met à fumer, car, alors, la fumée monte aussi dans cette pièce-là… ; mais peut-être qu’ils font semblant, pour qu’on s’imagine qu’ils allument du feu… Tiens, tu vois, les livres ressemblent pas mal à nos livres, mais les mots sont à l’envers ; je le sais bien parce que j’ai tenu une fois un de nos livres devant le miroir, et, quand on fait ça, ils tiennent aussi un livre dans l’autre pièce.
« Aimerais-tu vivre dans la Maison du Miroir, Kitty ? Je me demande si on te donnerait du lait. Peut-être que le lait du Miroir n’est pas bon à boire… Et maintenant, oh ! Kitty ! maintenant nous arrivons au couloir. On peut tout juste distinguer un petit bout du couloir de la Maison du Miroir quand on laisse la porte de notre salon grande ouverte : ce qu’on aperçoit ressemble beaucoup à notre couloir à nous, mais, vois-tu, peut-être qu’il est tout à fait différent un peu plus loin. Oh ! Kitty ! ce serait merveilleux si on pouvait entrer dans la Maison du Miroir ! Faisons semblant de pouvoir y entrer, d’une façon ou d’une autre. Faisons semblant que le verre soit devenu aussi mou que de la gaze pour que nous puissions passer à travers. Mais, ma parole, voilà qu’il se transforme en une sorte de brouillard ! Ça va être assez facile de passer à travers… » Pendant qu’elle disait ces mots, elle se trouvait debout sur le dessus de la cheminée, sans trop savoir comment elle était venue là. Et, en vérité, le verre commençait bel et bien à disparaître, exactement comme une brume d’argent brillante.
Un instant plus tard, Alice avait traversé le verre et avait sauté légèrement dans la pièce du Miroir. Avant de faire quoi que ce fût d’autre, elle regarda s’il y avait du feu dans la cheminée, et elle fut ravie de voir qu’il y avait un vrai feu qui flambait aussi fort que celui qu’elle avait laissé derrière elle. « De sorte que j’aurai aussi chaud ici que dans notre salon, pensa Alice ; plus chaud même, parce qu’il n’y aura personne ici pour me gronder si je m’approche du feu. Oh ! comme ce sera drôle, lorsque mes parents me verront à travers le Miroir et qu’ils ne pourront pas m’attraper ! » Ensuite, s’étant mise à regarder autour d’elle, elle remarqua que tout ce qu’on pouvait voir de la pièce quand on se trouvait dans le salon était très ordinaire et dépourvu d’intérêt, mais que tout le reste était complètement différent.
Ainsi, les tableaux accrochés au mur à côté du feu avaient tous l’air d’être vivants, et la pendule qui était sur le dessus de la cheminée (vous savez qu’on n’en voit que le derrière dans le Miroir) avait le visage d’un petit vieux qui regardait Alice en souriant.
« Cette pièce est beaucoup moins bien rangée que l’autre », pensa la fillette, en voyant que plusieurs pièces du jeu d’échecs se trouvaient dans le foyer au milieu des cendres. Mais un instant plus tard, elle poussa un petit cri de surprise et se mit à quatre pattes pour mieux les observer : les pièces du jeu d’échecs se promenaient deux par deux !
« Voici le Roi Rouge et la Reine Rouge, dit Alice (à voix très basse, de peur de les effrayer) ; et voilà le Roi Blanc et la Reine Blanche assis au bord de la pelle à charbon… ; et voilà deux Tours qui s’en vont bras dessus, bras dessous… Je ne crois pas qu’ils puissent m’entendre, continua-t-elle, en baissant un peu la tête, et je suis presque certaine qu’ils ne peuvent pas me voir. J’ai l’impression d’être invisible… » À ce moment, elle entendit un glapissement sur la table, et tourna la tête juste à temps pour voir l’un des Pions Blancs se renverser et se mettre à gigoter : elle le regarda avec beaucoup de curiosité pour voir ce qui allait se passer.
« C’est la voix de mon enfant ! s’écria la Reine Blanche en passant en trombe devant le Roi qu’elle fit tomber dans les cendres. Ma petite Lily ! Mon trésor ! Mon impériale mignonne ! » Et elle se mit à grimper comme une folle le long du garde-feu.
« Au diable l’impériale mignonne ! » dit le Roi en frottant son nez tout meurtri. (Il avait le droit d’être un tout petit peu contrarié, car il se trouvait couvert de cendre de la tête aux pieds). Alice était fort désireuse de se rendre utile : comme la petite Lily criait tellement qu’elle menaçait d’avoir des convulsions, elle se hâta de prendre la Reine et de la mettre sur la table à côté de sa bruyante petite fille.
La Reine ouvrit la bouche pour reprendre haleine, et s’assit : ce rapide voyage dans les airs lui avait complètement coupé la respiration, et, pendant une ou deux minutes, elle ne put rien faire d’autre que serrer dans ses bras la petite Lily sans dire un mot. Dès qu’elle eut retrouvé son souffle, elle cria au Roi Blanc qui était assis d’un air maussade dans les cendres :
– Faites attention au volcan !
– Quel volcan ? demanda le Roi, en regardant avec inquiétude, comme s’il jugeait que c’était l’endroit le plus propre à contenir un cratère en éruption.
– M’a… fait… sauter… en… l’air, dit la Reine encore toute haletante.
Faites bien attention à monter… comme nous faisons d’habitude… ne vous laissez pas projeter en l’air !
Alice regarda le Roi Blanc grimper lentement d’une barre à l’autre, puis elle finit par dire : « Mais tu vas mettre des heures et des heures avant d’arriver à la table, à cette allure ! Ne crois-tu pas qu’il vaut mieux que je t’aide ? » Le Roi ne fit aucune attention à sa question : il était clair qu’il ne pouvait ni la voir ni l’entendre.
Alice le prit très doucement, et le souleva beaucoup plus lentement qu’elle n’avait soulevé la Reine, afin de ne pas lui couper le souffle ; mais, avant de le poser sur la table, elle crut qu’elle ferait aussi bien de l’épousseter un peu, car il était tout couvert de cendre.
Elle raconta par la suite que jamais elle n’avait vu de grimace semblable à celle que fit le Roi lorsqu’il se trouva tenu en l’air et épousseté par des mains invisibles : il était beaucoup trop stupéfait pour crier, mais ses yeux et sa bouche devinrent de plus en plus grands, de plus en plus ronds, et Alice se mit à rire si fort que sa main tremblante faillit le laisser tomber sur le plancher.
« Oh ! je t’en prie, ne fais pas des grimaces pareilles, mon chéri ! » s’écria-t-elle, en oubliant tout à fait que le Roi ne pouvait pas l’entendre. « Tu me fais rire tellement que c’est tout juste si j’ai la force de te tenir ! Et n’ouvre pas la bouche si grande ! Toute la cendre va y entrer ! Là, je crois que tu es assez propre », ajouta-t-elle, en lui lissant les cheveux. Puis elle le posa très soigneusement sur la table à côté de la Reine.
Le Roi tomba immédiatement sur le dos de tout son long et demeura parfaitement immobile. Alice, un peu alarmée par ce qu’elle avait fait, se mit à tourner dans la pièce pour voir si elle pourrait trouver un peu d’eau pour la lui jeter au visage, mais elle ne trouva qu’une bouteille d’encre.
Quand elle revint, sa bouteille à la main, elle vit que le Roi avait repris ses sens, et que la Reine et lui parlaient d’une voix terrifiée, si bas qu’elle eut du mal à entendre leurs propos.
Le Roi disait :
– Je vous assure, ma chère amie, que j’en ai été glacé jusqu’à l’extrémité de mes favoris !
Ce à quoi la Reine répliquait :
– Vous n’avez pas de favoris, voyons !
– Jamais, au grand jamais, poursuivit le Roi, je n’oublierai l’horreur de cette minute.
– Oh, que si ! dit la Reine, vous l’oublierez si vous n’en prenez pas note.
Alice regarda avec beaucoup d’intérêt le Roi tirer de sa poche un énorme carnet sur lequel il commença à écrire. Une idée lui vint brusquement à l’esprit : elle s’empara de l’extrémité du crayon qui dépassait un peu l’épaule du Roi, et elle se mit à écrire à sa place.
Le pauvre Roi prit un air intrigué et malheureux, et, pendant quelque temps, il lutta contre son crayon sans mot dire ; mais Alice était trop forte pour qu’il pût lui résister, aussi finit-il par déclarer d’une voix haletante :
– Ma chère amie ! Il faut absolument que je trouve un crayon plus mince que celui-ci ! Je ne peux pas le diriger : il écrit toutes sortes de choses que je n’ai jamais eu l’intention…
– Quelles sortes de choses ? demanda la Reine, en regardant le carnet (sur lequel Alice avait écrit : « Le Cavalier Blanc est en train de glisser à cheval sur le tisonnier. Il n’est pas très bien en équilibre. ») Ce n’est certainement pas une note au sujet de ce que vous avez ressenti !
Sur la table, tout près d’Alice, il y avait un livre. Tout en observant le Roi Blanc, (car elle était encore un peu inquiète à son sujet, et se tenait prête à lui jeter de l’encre à la figure au cas où il s’évanouirait de nouveau), elle se mit à tourner les pages pour trouver un passage qu’elle pût lire… « car c’est écrit dans une langue que je ne connais pas », se dit-elle.
Et voici ce qu’elle avait sous les yeux :

YKCOWREBBAJ
Sevot xueutcils sel ; eruehlirg tiatté lI
: tneialbirv te edniolla’l rus tneiaryG
; sevogorob sel tneialla xuetovilf tuot
.tneialfinruob sugruof snohcrev seL

Elle se cassa la tête là-dessus pendant un certain temps, puis, brusquement, une idée lumineuse lui vint à l’esprit : « Mais bien sûr ! c’est un livre du Miroir ! Si je le tiens devant un miroir, les mots seront de nouveau comme ils doivent être. » Et voici le poème qu’elle lut :

JABBERWOCKY
Il était grilheure ; les slictueux toves
Gyraient sur l’alloinde et vriblaient :
Tout flivoreux allaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient.
« Prends garde au Jabberwock, mon fils !
À sa gueule qui mord, à ses griffes qui happent !
Gare l’oiseau Jubjube, et laisse
En paix le frumieux Bandersnatch ! »
Le jeune homme, ayant pris sa vorpaline épée,
Cherchait longtemps l’ennemi manxiquais…
Puis, arrivé près de l’Arbre Tépé,
Pour réfléchir un instant s’arrêtait.
Or, comme il ruminait de suffêches pensées,
Le Jabberwock, l’œil flamboyant,
Ruginiflant par le bois touffeté,
Arrivait en barigoulant !
Une, deux ! Une, deux ! D’outre en outre,
Le glaive vorpalin virevolte, flac-vlan !
Il terrasse le monstre, et, brandissant sa tête,
Il s’en retourne galomphant.
« Tu as donc tué le Jabberwock !
Dans mes bras, mob fils rayonnois !
O jour frabieux ! Callouh ! Callock ! »
Le vieux glouffait de joie.
Il était grilheure : les slictueux toves
Gyraient sur l’alloinde et vriblaient :
Tout flivoreux allaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient.

« Ça a l’air très joli, dit Alice, quand elle eut fini de lire, mais c’est assez difficile à comprendre ! » (Voyez-vous elle ne voulait pas s’avouer qu’elle n’y comprenait absolument rien). « Ça me remplit la tête de toutes sortes d’idées, mais… mais je ne sais pas exactement quelles sont ces idées ! En tout cas, ce qu’il y a de clair c’est que quelqu’un a tué quelque chose… » « Mais, oh ! pensa-t-elle en se levant d’un bond, si je ne me dépêche pas, je vais être obligée de repasser à travers le Miroir avant d’avoir vu à quoi ressemble le reste de la maison. Commençons par le jardin ! » Elle sortit de la pièce en un moment et descendit l’escalier au pas de course…
En fait, on ne pouvait pas dire qu’elle courait, mais plutôt qu’elle avait inventé une nouvelle façon de descendre un escalier « vite et bien » pour employer ses propres termes. Elle se contenta de laisser le bout de ses doigts sur la rampe, et fila vers le bas en flottant dans l’air, sans toucher les marches de ses pieds. Puis, elle traversa le vestibule, toujours en flottant dans l’air, et elle aurait franchi la porte de la même façon si elle ne s’était pas accrochée au montant. Car elle avait un peu le vertige à force de flotter dans l’air, et elle fut tout heureuse de marcher à nouveau d’une manière naturelle.
Lewis Carroll
De l’autre côté du miroir /1872
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Alice au pays des Merveilles / Lewis Carroll

Descente dans le terrier du lapin
Alice commençait à se sentir très lasse de rester assise à côté de sa sœur, sur le talus, et de n’avoir rien à faire : une fois ou deux, elle avait jeté un coup d’œil sur le livre que lisait sa sœur ; mais il ne contenait ni images ni dialogues : « Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre où il n’y a ni images ni dialogues ? »
Elle se demandait (dans la mesure où elle était capable de réfléchir, car elle se sentait tout endormie et toute stupide à cause de la chaleur) si le plaisir de tresser une guirlande de pâquerettes valait la peine de se lever et d’aller cueillir les pâquerettes, lorsque, brusquement, un Lapin Blanc aux yeux roses passa en courant tout près d’elle.
Ceci n’avait rien de particulièrement remarquable ; et Alice ne trouva pas non plus tellement bizarre d’entendre le Lapin se dire à mi-voix : « Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! » (Lorsqu’elle y réfléchit par la suite, il lui vint à l’esprit qu’elle aurait dû s’en étonner, mais, sur le moment, cela lui sembla tout naturel) ; cependant, lorsque le Lapin tira bel et bien une montre de la poche de son gilet, regarda l’heure, et se mit à courir de plus belle, Alice se dressa d’un bond, car, tout à coup, l’idée lui était venue qu’elle n’avait jamais vu de lapin pourvu d’une poche de gilet, ni d’une montre à tirer de cette poche. Dévorée de curiosité, elle traversa le champ en courant à sa poursuite, et eut la chance d’arriver juste à temps pour le voir s’enfoncer comme une flèche dans un large terrier placé sous la haie.
Un instant plus tard, elle y pénétrait à son tour, sans se demander une seule fois comment diable elle pourrait bien en sortir.
Le terrier était d’abord creusé horizontalement comme un tunnel, puis il présentait une pente si brusque et si raide qu’Alice n’eut même pas le temps de songer à s’arrêter avant de se sentir tomber dans un puits apparemment très profond.
Soit que le puits fût très profond, soit que Alice tombât très lentement, elle s’aperçut qu’elle avait le temps, tout en descendant, de regarder autour d’elle et de se demander ce qui allait se passer. D’abord, elle essaya de regarder en bas pour voir où elle allait arriver, mais il faisait trop noir pour qu’elle pût rien distinguer. Ensuite, elle examina les parois du puits, et remarqua qu’elles étaient garnies de placards et d’étagères ; par endroits, des cartes de géographie et des tableaux se trouvaient accrochés à des pitons. En passant, elle prit un pot sur une étagère ; il portait une étiquette sur laquelle on lisait : MARMELADE D’ORANGES, mais, à la grande déception d’Alice, il était vide. Elle ne voulut pas le laisser tomber de peur de tuer quelqu’un et elle s’arrangea pour le poser dans un placard devant lequel elle passait, tout en tombant.
« Ma foi ! songea-t-elle, après une chute pareille, cela me sera bien égal, quand je serai à la maison, de dégringoler dans l’escalier ! Ce qu’on va me trouver courageuse ! Ma parole, même si je tombais du haut du toit, je n’en parlerais à personne ! » (Supposition des plus vraisemblables, en effet.)
Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Est-ce que cette chute ne finirait jamais ? « Je me demande combien de kilomètres j’ai pu parcourir ? dit-elle à haute voix. Je ne dois pas être bien loin du centre de la terre. Voyons : cela ferait une chute de six à sept mille kilomètres, du moins je le crois… (car, voyez-vous, Alice avait appris en classe pas mal de choses de ce genre, et, quoique le moment fût mal choisi pour faire parade de ses connaissances puisqu’il n’y avait personne pour l’écouter, c’était pourtant un bon exercice que de répéter tout cela)… Oui, cela doit être la distance exacte… mais, par exemple, je me demande à quelle latitude et à quelle longitude je me trouve ? » (Alice n’avait pas la moindre idée de ce qu’était la latitude, pas plus d’ailleurs que la longitude, mais elle jugeait que c’étaient de très jolis mots, impressionnants à prononcer.)
Bientôt, elle recommença : « Je me demande si je vais traverser la terre d’un bout à l’autre ! Cela sera rudement drôle d’arriver au milieu de ces gens qui marchent la tête en bas ! On les appelle les Antipattes, je crois — (cette fois, elle fut tout heureuse de ce qu’il n’y eût personne pour écouter, car il lui sembla que ce n’était pas du tout le mot qu’il fallait) — mais, je serai alors obligée de leur demander quel est le nom du pays, bien sûr. S’il vous plaît, madame, suis-je en Nouvelle-Zélande ou en Australie ? (et elle essaya de faire la révérence tout en parlant — imaginez ce que peut être la révérence pendant qu’on tombe dans le vide ! Croyez-vous que vous en seriez capable ? ) Et la dame pensera que je suis une petite fille ignorante ! Non, il vaudra mieux ne rien demander ; peut-être que je verrai le nom écrit quelque part. »
Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas. Comme il n’y avait rien d’autre à faire, Alice se remit bientôt à parler. « Je vais beaucoup manquer à Dinah ce soir, j’en ai bien peur ! (Dinah était sa chatte.) J’espère qu’on pensera à lui donner sa soucoupe de lait à l’heure du thé. Ma chère Dinah, comme je voudrais t’avoir ici avec moi ! Il n’y a pas de souris dans l’air, je le crains fort, mais tu pourrais attraper une chauve-souris, et cela, vois-tu, cela ressemble beaucoup à une souris. Mais est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? Je me le demande. » A ce moment, Alice commença à se sentir toute somnolente, et elle se mit à répéter, comme si elle rêvait : « Est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? Est-ce que les chats mangent les chauves-souris ? » et parfois : « Est-ce que les chauves-souris mangent les chats ? » car, voyez-vous, comme elle était incapable de répondre à aucune des deux questions, peu importait qu’elle posât l’une ou l’autre. Elle sentit qu’elle s’endormait pour de bon, et elle venait de commencer à rêver qu’elle marchait avec Dinah, la main dans la patte, en lui demandant très sérieusement : « Allons, Dinah, dis-moi la vérité : as-tu jamais mangé une chauve-souris ? » quand, brusquement, patatras ! elle atterrit sur un tas de branchages et de feuilles mortes, et sa chute prit fin.
Alice ne s’était pas fait le moindre mal, et fut sur pied en un moment ; elle leva les yeux, mais tout était noir au-dessus de sa tête. Devant elle s’étendait un autre couloir où elle vit le Lapin Blanc en train de courir à toute vitesse. Il n’y avait pas un instant à perdre : voilà notre Alice partie, rapide comme le vent. Elle eut juste le temps d’entendre le Lapin dire, en tournant un coin : « Par mes oreilles et mes moustaches, comme il se fait tard ! » Elle tourna le coin à son tour, très peu de temps après lui, mais, quand elle l’eut tourné, le Lapin avait disparu. Elle se trouvait à présent dans une longue salle basse éclairée par une rangée de lampes accrochées au plafond.
Il y avait plusieurs portes autour de la salle, mais elles étaient toutes fermées à clé ; quand Alice eut marché d’abord dans un sens, puis dans l’autre, en essayant de les ouvrir une par une, elle s’en alla tristement vers le milieu de la pièce, en se demandant comment elle pourrait bien faire pour en sortir.
Brusquement, elle se trouva près d’une petite table à trois pieds, entièrement faite de verre massif, sur laquelle il y avait une minuscule clé d’or, et Alice pensa aussitôt que cette clé pouvait fort bien ouvrir l’une des portes de la salle. Hélas ! soit que les serrures fussent trop larges, soit que la clé fût trop petite, aucune porte ne voulut s’ouvrir. Néanmoins, la deuxième fois qu’Alice fit le tour de la pièce, elle découvrit un rideau bas qu’elle n’avait pas encore remarqué ; derrière ce rideau se trouvait une petite porte haute de quarante centimètres environ : elle essaya d’introduire la petite clé d’or dans la serrure, et elle fut ravie de constater qu’elle s’y adaptait parfaitement !
Alice ouvrit la porte, et vit qu’elle donnait sur un petit couloir guère plus grand qu’un trou à rat ; s’étant agenouillée, elle aperçut au bout du couloir le jardin le plus adorable qu’on puisse imaginer. Comme elle désirait sortir de cette pièce sombre, pour aller se promener au milieu des parterres de fleurs aux couleurs éclatantes et des fraîches fontaines ! Mais elle ne pourrait même pas faire passer sa tête par l’entrée ; « et même si ma tête pouvait passer, se disait la pauvre Alice, cela ne me servirait pas à grand-chose à cause de mes épaules. Oh ! que je voudrais pouvoir rentrer en moi-même comme une longue-vue ! Je crois que j’y arriverais si je savais seulement comment m’y prendre pour commencer. » Car, voyez-vous, il venait de se passer tant de choses bizarres, qu’elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment impossibles.
Il semblait inutile de rester à attendre près de la petite porte ; c’est pourquoi Alice revint vers la table, en espérant presque y trouver une autre clé, ou, du moins, un livre contenant une recette pour faire rentrer les gens en eux-mêmes, comme des longues-vues. Cette fois, elle y vit un petit flacon (« il n’y était sûrement pas tout à l’heure, dit-elle »,) portant autour du goulot une étiquette de papier sur laquelle étaient magnifiquement imprimés en grosses lettres ces deux mots : « BOIS MOI ».
C’était très joli de dire : « Bois-moi », mais notre prudente petite Alice n’allait pas se dépêcher d’obéir. « Non, je vais d’abord bien regarder, pensa-t-elle, pour voir s’il y a le mot : poison ; » car elle avait lu plusieurs petites histoires charmantes où il était question d’enfants brûlés, ou dévorés par des bêtes féroces, ou victimes de plusieurs autres mésaventures, tout cela uniquement parce qu’ils avaient refusé de se rappeler les simples règles de conduite que leurs amis leur avaient enseignées : par exemple, qu’un tisonnier chauffé au rouge vous brûle si vous le tenez trop longtemps, ou que, si vous vous faites au doigt une coupure très profonde avec un couteau, votre doigt, d’ordinaire, se met à saigner ; et Alice n’avait jamais oublié que si l’on boit une bonne partie du contenu d’une bouteille portant l’étiquette : poison, cela ne manque presque jamais, tôt ou tard, de vous causer des ennuis.
Cependant, ce flacon ne portant décidément pas l’étiquette : « poison », Alice se hasarda à en goûter le contenu ; comme il lui parut fort agréable (en fait, cela rappelait à la fois la tarte aux cerises, la crème renversée, l’ananas, la dinde rôtie, le caramel, et les rôties chaudes bien beurrées), elle l’avala séance tenante, jusqu’à la dernière goutte.
« Quelle sensation bizarre ! dit Alice. Je dois être en train de rentrer en moi-même, comme une longue-vue ! »
Et c’était bien exact : elle ne mesurait plus que vingt-cinq centimètres. Son visage s’éclaira à l’idée qu’elle avait maintenant exactement la taille qu’il fallait pour franchir la petite porte et pénétrer dans l’adorable jardin. Néanmoins elle attendit d’abord quelques minutes pour voir si elle allait diminuer encore : elle se sentait un peu inquiète à ce sujet ; « car, voyez-vous, pensait Alice, à la fin des fins je pourrais bien disparaître tout à fait, comme une bougie. En ce cas, je me demande à quoi je ressemblerais. » Et elle essaya d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie une fois que la bougie est éteinte, car elle n’arrivait pas à se rappeler avoir jamais vu chose pareille.
Au bout d’un moment, comme rien de nouveau ne s’était produit, elle décida d’aller immédiatement dans le jardin. Hélas ! pauvre Alice ! dès qu’elle fut arrivée à la porte, elle s’aperçut qu’elle avait oublié la petite clé d’or, et, quand elle revint à la table pour s’en saisir, elle s’aperçut qu’il lui était impossible de l’atteindre, quoiqu’elle pût la voir très nettement à travers le verre. Elle essaya tant qu’elle put d’escalader un des pieds de la table, mais il était trop glissant ; aussi, après s’être épuisée en efforts inutiles, la pauvre petite s’assit et fondit en larmes.
« Allons ! cela ne sert à rien de pleurer comme cela ! » se dit-elle d’un ton sévère. « Je te conseille de t’arrêter à l’instant ! » Elle avait coutume de se donner de très bons conseils (quoiqu’elle ne les suivît guère), et, parfois, elle se réprimandait si vertement que les larmes lui venaient aux yeux. Elle se rappelait qu’un jour elle avait essayé de se gifler pour avoir triché au cours d’une partie de croquet qu’elle jouait contre elle-même, car cette étrange enfant aimait beaucoup faire semblant d’être deux personnes différentes. « Mais c’est bien inutile à présent, pensa la pauvre Alice, de faire semblant d’être deux ! C’est tout juste s’il reste assez de moi pour former une seule personne digne de ce nom ! »
Bientôt son regard tomba sur une petite boîte de verre placée sous la table ; elle l’ouvrit et y trouva un tout petit gâteau sur lequel les mots : « MANGE-MOI » étaient très joliment tracés avec des raisins de Corinthe. « Ma foi, je vais le manger, dit Alice ; s’il me fait grandir, je pourrai atteindre la clé ; s’il me fait rapetisser, je pourrai me glisser sous la porte ; d’une façon comme de l’autre j’irai dans le jardin, et, ensuite, advienne que pourra. »
Elle mangea un petit bout de gâteau, et se dit avec anxiété : « Vers le haut ou vers le bas ? » en tenant sa main sur sa tête pour sentir si elle allait monter ou descendre. Or, elle fut toute surprise de constater qu’elle gardait toujours la même taille : bien sûr, c’est généralement ce qui arrive quand on mange des gâteaux, mais Alice avait tellement pris l’habitude de s’attendre à des choses extravagantes, qu’il lui paraissait ennuyeux et stupide de voir la vie continuer de façon normale.
C’est pourquoi elle se mit pour de bon à la besogne et eut bientôt fini le gâteau jusqu’à la dernière miette.
La mare de larmes
« De plus-t-en plus curieux ! s’écria Alice (elle était si surprise que, sur le moment, elle en oublia complètement de parler correctement) ; voilà que je m’allonge comme la plus grande longue-vue qui ait jamais existé ! Adieu, mes pieds ! (car, lorsqu’elle les regarda, ils lui semblèrent avoir presque disparu, tant ils étaient loin). Oh, mes pauvres petits pieds ! Je me demande qui vous mettra vos bas et vos souliers à présent mes chéris ! Pour moi, c’est sûr, j’en serai incapable ! Je serai beaucoup trop loin pour m’occuper de vous : il faudra vous débrouiller tout seul ; – mais il faut que je sois gentille avec eux, songea Alice ; sinon, peut-être refuseront-ils de marcher dans la direction où je voudrai aller ! Voyons un peu : je leur donnerai une paire de souliers neufs à chaque Noël. »
Là-dessus, elle se mit à réfléchir comment elle s’y prendrait pour faire parvenir les souliers à destination. « Il faudra que je les confie à un commissionnaire, pensa-t-elle ; cela aura l’air fameusement drôle d’envoyer des cadeaux à ses propres pieds ! Et ce que l’adresse paraîtra bizarre !
Monsieur Pied Droit d’Alice,
Devant-le Foyer
Près le Garde-Feu
(avec l’affection d’Alice)

Oh ! mon Dieu ! quelles bêtises je raconte ! »
Juste à ce moment, sa tête cogna le plafond : en fait, elle mesurait maintenant plus de deux mètres soixante-quinze ; elle s’empara immédiatement de la petite clé d’or et revint en toute hâte vers la porte du jardin.
Pauvre Alice ! Tout ce qu’elle put faire, ce fut de se coucher sur le flanc pour regarder d’un œil le jardin ; mais passer de l’autre coté était plus que jamais impossible. Elle s’assit et se remit à pleurer.
« Tu devrais avoir honte, se dit Alice, une grande fille comme toi (c’était le cas de le dire), pleurer comme tu le fais ! Arrête-toi tout de suite, je te le dis ! » Mais elle n’en continua pas moins à verser des litres de larmes, jusqu’à ce qu’elle fût entourée d’une grande mare, profonde de dix centimètres, qui s’étendait jusqu’au milieu de la pièce.
Au bout d’un moment, elle entendit dans le lointain un bruit de petits pas pressés, et elle s’essuya rapidement les yeux pour voir qui arrivait. C’était encore le Lapin Blanc, magnifiquement vêtu, portant d’une main une paire de gants de chevreau blancs et de l’autre un grand éventail ; il trottait aussi vite qu’il pouvait, et, chemin faisant, il marmonnait à mi-voix : « Oh ! la Duchesse, la Duchesse ! Oh ! ce qu’elle va être furieuse si je l’ai fait attendre ! » Alice se sentait si désespérée qu’elle était prête à demander secours au premier venu ; aussi, lorsque le Lapin arriva près d’elle, elle commença d’une voix basse et timide : « Je vous en prie, monsieur… » Le Lapin sursauta violemment, laissa tomber les gants de chevreau blancs et l’éventail, puis détala dans les ténèbres aussi vite qu’il le put.
Alice ramassa l’éventail et les gants ; et, comme il faisait très chaud dans la pièce, elle se mit à s’éventer sans arrêt tout en parlant : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comme tout est bizarre aujourd’hui ! Pourtant, hier, les choses se passaient normalement. Je me demande si on m’a changée pendant la nuit ? Voyons, réfléchissons : est-ce que j’étais bien la même quand je me suis levée ce matin ? Je crois me rappeler que je me suis sentie un peu différente. Mais, si je ne suis pas la même, la question qui se pose est la suivante : Qui diable puis-je bien être ? Ah, c’est là le grand problème ! » Et elle se mit à penser à toutes les petites filles de son âge qu’elle connaissait, pour voir si elle ne serait pas devenue l’une d’elles.
« Je suis sûre de ne pas être Ada, se dit-elle, car elle a de longs cheveux bouclés, alors que les miens ne bouclent pas du tout. Je suis sûre également de ne pas être Mabel, car, moi, je sais toutes sortes de choses, tandis qu’elle ne sait quasiment rien ! De plus, elle est elle, et moi je suis moi, et… oh ! Seigneur ! quel casse-tête ! Je vais vérifier si je sais encore tout ce que je savais jusqu’ici. Voyons un peu : quatre fois cinq font douze, quatre fois six font treize, et quatre fois sept font… Oh ! mon Dieu ! jamais je n’arriverai jusqu’à vingt à cette allure ! Mais la Table de Multiplication ne prouve rien ; essayons la Géographie. Londres est la capitale de Paris, et Paris est la capitale de Rome, et Rome… non, tout cela est faux, j’en suis sûre ! On a dû me changer en Mabel ! Je vais essayer de réciter : Voyez comme la petite abeille… » S’étant croisé les mains sur les genoux comme si elle récitait ses leçons, elle se mit à dire le poème, mais sa voix lui parut rauque et étrange, et les mots vinrent tout différents de ce qu’ils étaient d’habitude :
« Voyez comme le petit crocodile
Sait faire briller sa queue
En répandant l’eau du Nil
Sur ses écailles d’or !
Comme gaiement il semble sourire,
Comme il écarte bien ses griffes,
Comme il accueille les petits poissons
En ses ensorcelantes mâchoires !

Je suis sûre que ce ne sont pas les mots qu’il faut », soupira la pauvre Alice ; et ses yeux s’emplirent à nouveau de larmes tandis qu’elle poursuivait : « Après tout, je dois être Mabel ; il va falloir que j’aille habiter cette misérable petite maison, et je n’aurai quasiment pas de jouets, et – oh ! – tant de leçons à apprendre ! Non, ma décision est prise : si je suis Mabel, je reste ici ! On aura beau pencher la tête vers moi en disant – Allons, remonte, ma chérie ! – je me contenterai de lever les yeux et de répondre – Dites-moi d’abord qui je suis : si cela me plaît d’être cette personne-là, alors je remonterai ; sinon, je resterai ici jusqu’à ce que je sois quelqu’un d’autre… – mais, oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en fondant brusquement en larmes, je voudrais bien qu’on se décide à pencher la tête vers moi ! J’en ai tellement assez d’être toute seule ici ! »
En disant cela, elle abaissa son regard vers ses mains, et fut surprise de voir qu’elle avait mis un des petits gants de chevreau blancs du Lapin, tout en parlant : « Comment ai-je pu m’y prendre ? songea-t-elle. Je dois être en train de rapetisser. » Elle se leva et s’approcha de la table pour voir par comparaison combien elle mesurait ; elle s’aperçut que, autant qu’elle pouvait en juger, elle avait environ soixante centimètres de haut, et ne cessait de diminuer rapidement. Elle comprit bientôt que ceci était dû à l’éventail qu’elle tenait ; elle le lâcha en toute hâte, juste à temps pour éviter de disparaître tout à fait.
« Cette fois, je l’ai échappé belle ! dit Alice, toute effrayée de sa brusque transformation, mais très heureuse d’être encore de ce monde ; maintenant, au jardin ! » Et elle revint en courant à toute vitesse vers la petite porte. Hélas ! la petite porte était de nouveau fermée, et la petite clé d’or se trouvait sur la table comme auparavant ; « les choses vont de mal en pis, pensa la pauvre enfant, car jamais je n’ai été aussi petite qu’à présent, non, jamais ! C’est trop de malchance, vraiment ! »
Comme elle disait ces mots, son pied glissa, et, un instant plus tard, plouf ! elle se trouvait plongée dans l’eau salée jusqu’au menton. Sa première idée fut qu’elle était tombée dans la mer, elle ne savait comment, et, « dans ce cas, songea-t-elle, je vais pouvoir rentrer par le train. » (Alice était allée au bord de la mer une seule fois dans sa vie, et elle en avait tiré cette conclusion générale que, partout où on allait sur les côtes anglaises, on trouvait un grand nombres de cabines de bain roulantes dans l’eau, des enfants en train de faire des trous dans le sable avec des pelles en bois, puis une rangée de pensions de famille, et enfin une gare de chemin de fer.) Cependant, elle ne tarda pas à comprendre qu’elle était dans la mare formée par les larmes qu’elle avait versées lorsqu’elle avait deux mètres soixante-quinze de haut.
« Comme je regrette d’avoir tant pleuré ! s’exclamait Alice, tout en nageant pour essayer de se tirer de là. Je suppose que, en punition, je vais me noyer dans mes propres larmes ! C’est cela qui sera bizarre, pour cela, oui ! Il est vrai que tout est bizarre aujourd’hui. »
A cet instant précis, elle entendit patauger, non loin, dans la mare, et elle nagea de ce côté-là pour voir de quoi il s’agissait : elle crut d’abord que cela pouvait être un morse ou un hippopotame ; mais ensuite elle se rappela combien elle était, à présent, petite, et elle ne tarda pas à s’apercevoir que ce n’était qu’une souris qui avait glissé dans la mare, exactement comme elle.
« Est-ce que cela servirait à quelque chose, maintenant, pensa Alice, de parler à cette souris ? Tout est tellement extravagant dans ce souterrain, qu’elle est très probablement capable de parler : en tout cas, je peux toujours essayer. » Elle commença donc ainsi : « O Souris, sais-tu comment on peut sortir de cette mare ? Je suis lasse de nager par ici, ô Souris ! » (Alice estimait qu’il fallait s’adresser en ces termes à une souris : jamais encore elle ne s’était exprimée de la sorte, mais elle venait de se rappeler avoir lu dans la Grammaire Latine de son frère : « Une souris, d’une souris, à une souris, une souris, ô souris ! »). La Souris la regarda avec curiosité (Alice crut même la voir cligner l’un de ses petits yeux), mais elle ne répondit rien.
« Peut-être ne comprend-elle pas l’anglais, pensa Alice ; ce doit être une souris française, venue ici avec Guillaume le Conquérant. » (Malgré tout son savoir historique, Alice avait des idées très vagues sur la chronologie des événements.) En conséquence, elle dit : « Où est ma chatte ? » ce qui était la première phrase de son manuel de français. La Souris bondit brusquement hors de l’eau, et tout son corps parut frissonner de terreur. « Oh, je te demande pardon ! s’écria aussitôt Alice, craignant d’avoir froissé la pauvre bête. J’avais complètement oublié que tu n’aimes pas les chats. »
« Que je n’aime pas les chats ! s’exclama la Souris d’une voix perçante et furieuse. Et toi, tu les aimerais, les chats, si tu étais à ma place ? »
« Ma foi, peut-être bien que non, répondit Alice d’un ton conciliant ; ne te mets pas en colère pour cela. Pourtant, je voudrais bien pouvoir te montrer notre chatte Dinah : je crois que tu te prendrais d’affection pour les chats si tu pouvais seulement la voir une fois. Elle est si pacifique, cette chère Dinah, continua la fillette, comme si elle parlait pour elle seule, en nageant paresseusement dans la mare. Elle reste assise au coin du feu, à ronronner si gentiment, tout en se léchant les pattes et en se lavant la figure ; et puis c’est si doux de la caresser ; enfin, elle est vraiment de première force pour attraper les souris… Oh ! je te demande pardon ! s’écria de nouveau Alice, car cette fois-ci, la Souris était toute hérissée, et la petite fille était sûre de l’avoir offensée gravement. Nous ne parlerons plus de ma chatte, puisque cela te déplaît. »
« Nous n’en parlerons plus ! s’écria la Souris qui tremblait jusqu’au bout de la queue. Comme si, moi, j’allais parler d’une chose pareille ! Dans notre famille, nous avons toujours exécré les chats : ce sont des créatures vulgaires, viles, répugnantes ! Ne t’avise plus de prononcer le mot : chat ! »
« Je m’en garderai bien ! » dit Alice qui avait hâte de changer de conversation. « Est-ce que tu… tu… aimes les… les… chiens ? » La Souris ne répondit pas, aussi Alice continua avec empressement : « Il y a près de chez nous un petit chien si charmant que j’aimerais bien pouvoir te le montrer ! Vois-tu, c’est un petit terrier à l’œil vif, avec, oh, de si longs poils bouclés ! Il rapporte tous les objets qu’on lui jette, il fait le beau pour quémander son dîner, et il fait tellement de tours que je ne m’en rappelle pas la moitié. Il appartient à un fermier qui dit que ce chien lui est si utile qu’il vaut plus de mille francs ! Il dit qu’il tue les rats et… Oh, mon Dieu ! s’écria Alice d’un ton chagrin, j’ai bien peur de l’avoir offensée une fois de plus ! » En effet, la Souris s’éloignait d’elle en nageant aussi vite que possible, et en soulevant une véritable tempête à la surface de la mare.
Alice l’appela doucement : « Ma petite Souris chérie ! Je t’en prie, reviens, et nous ne parlerons plus ni de chats ni de chiens, puisque tu ne les aimes pas ! » Quand la Souris entendit cela, elle fit demi-tour et nagea lentement vers Alice : son visage était tout pâle (de colère, pensa la petite fille), et elle déclara d’une voix basse et tremblante : « Regagnons la rive ; là, je te raconterai mon histoire ; tu comprendras alors pourquoi je déteste les chats et les chiens. »
Lewis Carroll
Alice au pays des Merveilles / 1865
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