« La domination totale devient vraiment totale – et elle se vante toujours de cette opération comme de son dû – au moment où elle enserre dans le lien de fer de la terreur la vie sociale privée de ceux qui lui sont soumis. »
Hannah Arendt
« Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au spectacle, sans applaudir ni protester. Mais quand j’ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots : « Votre salut, je le refuse », fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori le bras levé. C’est tout ce que je peux faire, physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en boitant. Jusqu’à mon réveil, je reste ainsi. »
« Après mes consultations, vers neuf heures du soir, au moment où je m’apprête à m’allonger tranquillement sur mon sofa avec un livre sur Matthias Grünewald, la pièce, mon appartement perdent brusquement leurs murs. Effrayé je regarde autour de moi : aussi loin que porte le regard, plus de murs aux appartements. J’entends un haut-parleur hurler : « conformément au décret sur la suppression des murs du 17 de ce mois ».
« Je sais que tous les livres sont confisqués et brûlés. Mais je ne veux pas me séparer de mon Don Carlos, mon vieux volume crayonné, lu et relu depuis l’école, je le cache sous le lit de notre bonne. Mais les SA qui viennent pour la confiscation vont droit à la chambre de bonne avec leurs pas sonores, ils tirent mon livre de sous le lit et le jettent dans le camion qui part pour le bûcher. C’est alors que je découvre que ce n’était pas mon vieux Don Carlos que j’avais caché mais un atlas. Pourtant je me sens coupable et le laisse charger. »
« Je vais me cacher dans le plomb. Ma langue est déjà en plomb, du plomb serré (festgeschlossen). Ma peur passera quand je serai toute en plomb. Je girai immobile, plombée, fusillée (bleierschossen). Quand ils viendront, je leur dirai : les gens en plomb ne peuvent pas se lever. Ah ! ils veulent me jeter à l’eau parce que je suis en plomb… »
« Il est interdit sous peine de mort d’écrire quoi que ce soit qui ait à voir avec les mathématiques. Je me réfugie dans un bar (de ma vie je n’ai pénétré dans un tel lieu). Des ivrognes chancellent, les serveuses sont à demi-nues, l’orchestre gronde. Je tire de ma serviette du papier très fin pour y inscrire à l’encre invisible un couple d’équations, dans une angoisse mortelle. »
« Que sont ces temps où parler des arbres est presque un crime. » Bertolt Brecht
« Vers huit heures du soir, comme tous les soirs, je téléphone à mon frère, mon seul confident et ami. Après avoir vanté, par précaution, à quel point Hitler agit comme il faut et combien la communauté du peuple s’en trouve bien, je dis : « Je n’ai plus de joie à rien. » Au milieu de la nuit, on me téléphone. Une voix inexpressive me dit : « Ici le Service de surveillance des conversations téléphoniques » – et rien d’autre. Je sais aussitôt que mon crime est en rapport avec ce que j’ai dis à propos de la joie, je m’entends argumenter, prier et supplier qu’on me pardonne cette fois, que juste cette fois on ne me dénonce pas, on ne me signale pas, qu’on ne m’en tienne pas rigueur. Je m’entends parler comme si je plaidais. La voix reste absolument silencieuse et l’on raccroche en silence, me laissant dan les affres de l’incertitude. »
« Un SA se tient devant le gros poêle en carreaux de faïence bleue à l’ancienne mode qui se trouve dans un angle de notre salon et autour duquel nous nous réunissons tous les soirs pour bavarder ; il ouvre la porte du poêle et celui-ci commence à énoncer d’une voix stridente et perçante chacune des phrases que nous avons dites contre le régime, chacune de nos plaisanteries. Mon Dieu, pensè-je, que’est-ce qui va encore sortir, toutes mes petites phrases contre Goebbels, mais au même moment je comprends que peu importe une phrase de plus ou de moins, que simplement tout ce que dit ou pensé dans l’intimité est connu. En même temps il me revient que j’ai toujours ri à l’idée que des microphones aient pu être installés et de fait je n’y crois toujours pas. Même quand l’homme de la SA m’attache une lanière au poignet – il utilise la laisse du chien – pour m’emmener, je crois qu’il plaisante et je dis à voix haute : « Ça n’est pas sérieux, ça n’est pas possible. »
« Je raconte une blague interdite mais je la raconte mal, par précaution, si bien qu’elle n’a plus aucun sens. »
Je rêve qu’en rêve par précaution je parle russe (je ne le connais pas, en outre je ne parle pas en dormant) pour que je ne me comprenne pas moi- »même et que personne ne me comprenne si je disais quelque chose à propos de l’Etat parce que c’est interdit et que cela doit être dénoncé. »
« Je rêve que je ne rêve plus que de carrés, de triangles, d’octogones qui ressemblent tous à des gâteaux de Noël, parce qu’il est interdit de rêver. »
« Goering en personne inspecte mon bureau et m’adresse un signe de satisfaction, ce qui malheureusement me fait très plaisir bien que je pense à part moi, « le gros porc ».
« Je suis dans un camp de concentration mais tous les prisonniers se portent très bien, des dîners sont organisés, il y a des représentations théâtrales. Je me dis que c’est donc très exagéré ce qu’on rapporte à propos des camps et c’est alors que je me vois dans un miroir : je porte l’uniforme d’un médecin de camp, des bottes à tige spéciales qui brillent comme des diamants. Je m’appuie sur le fil barbelé et je recommence à pleurer. »
Charlotte Beradt
Rêver sous le Troisième Reich / 1933-1939
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