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Archive journalière du 13 juin 2009

De l’autre côté du miroir / Lewis Carroll

La maison du miroir
Ce qu’il y a de sûr, c’est que la petite chatte blanche n’y fut pour rien : c’est la petite chatte noire qui fut la cause de tout. En effet, il y avait un bon quart d’heure que la chatte blanche se laissait laver la figure par la vieille chatte (et, somme toute, elle supportait cela assez bien) ; de sorte que, voyez-vous, il lui aurait été absolument impossible de tremper dans cette méchante affaire.
Voici comment Dinah s’y prenait pour laver la figure de ses enfants : d’abord, elle maintenait la pauvre bête en lui appuyant une patte sur l’oreille, puis, de l’autre patte, elle lui frottait toute la figure à rebrousse-poil en commençant par le bout du nez. Or, à ce moment-là, comme je viens de vous le dire, elle était en train de s’escrimer tant qu’elle pouvait sur la chatte blanche qui restait étendue, parfaitement immobile, et essayait de ronronner (sans doute parce qu’elle sentait que c’était pour son bien). Mais la toilette de la chatte noire avait été faite au début de l’après-midi ; c’est pourquoi, tandis qu’Alice restait blottie en boule dans un coin du grand fauteuil, toute somnolente et se faisant de vagues discours, la chatte s’en était donné à cœur joie de jouer avec la pelote de grosse laine que la fillette avait essayé d’enrouler, et de la pousser dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle fût complètement déroulée ; elle était là, étalée sur la carpette, tout embrouillée, pleine de nœuds, et la chatte, au beau milieu, était en train de courir après sa queue.
« Oh ! comme tu es vilaine ! s’écria Alice, en prenant la chatte dans ses bras et en lui donnant un petit baiser pour bien lui faire comprendre qu’elle était en disgrâce. Vraiment, Dinah aurait dû t’élever un peu mieux que ça ! Oui, Dinah, parfaitement ! tu aurais dû l’élever un peu mieux, et tu le sais bien ! » ajouta-t-elle, en jetant un regard de reproche à la vieille chatte et en parlant de sa voix la plus revêche ; après quoi elle grimpa de nouveau dans le fauteuil en prenant avec elle la chatte et la laine, et elle se remit à enrouler le peloton. Mais elle n’allait pas très vite, car elle n’arrêtait pas de parler, tantôt à la chatte, tantôt à elle-même. Kitty restait bien sagement sur ses genoux, feignant de s’intéresser à l’enroulement du peloton ; de temps en temps, elle tendait une de ses pattes et touchait doucement la laine, comme pour montrer qu’elle aurait été heureuse d’aider Alice si elle l’avait pu.
« Sais-tu quel jour nous serons demain, Kitty ? commença Alice. Tu l’aurais deviné si tu avais été à la fenêtre avec moi tout à l’heure… Mais Dinah était en train de faire ta toilette, c’est pour ça que tu n’as pas pu venir. Je regardais les garçons qui ramassaient du bois pour le feu de joie… et il faut des quantités de bois, Kitty ! Seulement, voilà, il s’est mis à faire si froid et à neiger si fort qu’ils ont été obligés d’y renoncer. Mais ça ne fait rien, Kitty, nous irons admirer le feu de joie demain. » À ce moment, Alice enroula deux ou trois tours de laine autour du cou de Kitty, juste pour voir de quoi elle aurait l’air : il en résulta une légère bousculade au cours de laquelle le peloton tomba sur le plancher, et plusieurs mètres de laine se déroulèrent.
« Figure-toi, Kitty, continua Alice dès qu’elles furent de nouveau confortablement installées, que j’étais si furieuse en pensant à toutes les bêtises que tu as faites aujourd’hui, que j’ai failli ouvrir la fenêtre et te mettre dehors dans la neige ! Tu l’aurais bien mérité, petite coquine chérie !
Qu’as-tu à dire pour ta défense ? Je te prie de ne pas m’interrompre ! ordonna-t-elle en levant un doigt. Je vais te dire tout ce que tu as fait.
Premièrement : tu as crié deux fois ce matin pendant que Dinah te lavait la figure. Inutile d’essayer de nier, Kitty, car je t’ai entendue ! Comment ?
Qu’est-ce que tu dis ? poursuivit-elle en faisant semblant de croire que Kitty venait de parler. Sa patte t’est entrée dans l’œil ? C’est ta faute, parce que tu avais gardé les yeux ouverts ; si tu les avais tenus bien fermés, ça ne te serait pas arrivé. Je t’en prie, inutile de chercher d’autres excuses !
Écoute-moi ! Deuxièmement : tu as tiré Perce-Neige en arrière par la queue juste au moment où je venais de mettre une soucoupe de lait devant elle ! Comment ? Tu dis que tu avais soif ? Et comment sais-tu si elle n’avait pas soif, elle aussi ? Enfin, troisièmement : tu as défait mon peloton de laine pendant que je ne te regardais pas !
« Ça fait trois sottises, Kitty, et tu n’as encore été punie pour aucune des trois. Tu sais que je réserve toutes tes punitions pour mercredi en huit… Si on réservait toutes mes punitions à moi, continua-t-elle, plus pour elle-même que pour Kitty, qu’est-ce que ça pourrait bien faire à la fin de l’année ? Je suppose qu’on m’enverrait en prison quand le jour serait venu. Ou bien… voyons… si chaque punition consistait à se passer de dîner : alors, quand ce triste jour serait arrivé, je serais obligée de me passer de cinquante dîners à la fois ! Mais, après tout, ça me serait tout à fait égal ! Je préférerais m’en passer que de les manger !
« Entends-tu la neige contre les vitres, Kitty ? Quel joli petit bruit elle fait ! On dirait qu’il y a quelqu’un dehors qui embrasse la fenêtre tout partout. Je me demande si la neige aime vraiment les champs et les arbres, pour qu’elle les embrasse si doucement ? Après ça, vois-tu, elle les recouvre bien douillettement d’un couvre-pied blanc ; et peut-être qu’elle leur dit : « Dormez, mes chéris, jusqu’à ce que l’été revienne ». Et quand l’été revient, Kitty, ils se réveillent, ils s’habillent tout en vert, et ils se mettent à danser… chaque fois que le vent souffle… Oh ! comme c’est joli ! s’écria Alice, en laissant tomber le peloton de laine pour battre des mains. Et je voudrais tellement que ce soit vrai ! Je trouve que les bois ont l’air tout endormis en automne, quand les feuilles deviennent marrons.
« Kitty, sais-tu jouer aux échecs ? Ne souris pas, ma chérie, je parle très sérieusement. Tout à l’heure, pendant que nous étions en train de jouer, tu as suivi la partie comme si tu comprenais : et quand j’ai dit : « Échec ! » tu t’es mise à ronronner ! Ma foi, c’était un échec très réussi, et je suis sûre que j’aurais pu gagner si ce méchant Cavalier n’était pas venu se faufiler au milieu de mes pièces. Kitty, ma chérie, faisons semblant… ».
Ici, je voudrais pouvoir vous répéter tout ce qu’Alice avait coutume de dire en commençant par son expression favorite : « Faisons semblant. » Pas plus tard que la veille, elle avait eu une longue discussion avec sa sœur, parce qu’Alice avait commencé à dire : « Faisons semblant d’être des rois et des reines. » Sa sœur, qui aimait beaucoup l’exactitude, avait prétendu que c’était impossible, étant donné qu’elles n’étaient que deux, et Alice avait été finalement obligée de dire : « Eh bien, toi, tu seras l’un d’eux, et moi, je serai tous les autres. »
Et un jour, elle avait causé une peur folle à sa vieille gouvernante en lui criant brusquement dans l’oreille : « Je vous en prie, Mademoiselle, faisons semblant que je sois une hyène affamée, et que vous soyez un os ! » Mais ceci nous écarte un peu trop de ce qu’Alice disait à Kitty. « Faisons semblant que tu sois la Reine Rouge, Kitty ! Vois-tu, je crois que si tu t’asseyais sur ton derrière en te croisant les bras, tu lui ressemblerais tout à fait. Allons, essaie, pour me faire plaisir ! » Là-dessus, Alice prit la Reine Rouge sur la table, et la mit devant Kitty pour lui servir de modèle ; mais cette tentative échoua, surtout, prétendit Alice, parce que Kitty refusait de croiser les bras comme il faut. Pour la punir, Alice la tint devant le miroir afin de lui montrer comme elle avait l’air boudeur… « Et si tu n’es pas sage tout de suite, ajouta-t-elle, je te fais passer dans la Maison du Miroir.
Qu’est-ce que tu dirais de ça ?
« Allons, Kitty, si tu veux bien m’écouter, au lieu de bavarder sans arrêt, je vais te dire tout ce que je pense de la Maison du Miroir. D’abord, il y a la pièce que tu peux voir dans le Miroir… Elle est exactement pareille à notre salon, mais les choses sont en sens inverse. Je veux la voir tout entière quand je grimpe sur une chaise… tout entière, sauf la partie qui est juste derrière la cheminée. Oh ! je meurs d’envie de la voir ! Je voudrais tant savoir s’ils font du feu en hiver vois-tu, on n’est jamais fixé à ce sujet, sauf quand notre feu se met à fumer, car, alors, la fumée monte aussi dans cette pièce-là… ; mais peut-être qu’ils font semblant, pour qu’on s’imagine qu’ils allument du feu… Tiens, tu vois, les livres ressemblent pas mal à nos livres, mais les mots sont à l’envers ; je le sais bien parce que j’ai tenu une fois un de nos livres devant le miroir, et, quand on fait ça, ils tiennent aussi un livre dans l’autre pièce.
« Aimerais-tu vivre dans la Maison du Miroir, Kitty ? Je me demande si on te donnerait du lait. Peut-être que le lait du Miroir n’est pas bon à boire… Et maintenant, oh ! Kitty ! maintenant nous arrivons au couloir. On peut tout juste distinguer un petit bout du couloir de la Maison du Miroir quand on laisse la porte de notre salon grande ouverte : ce qu’on aperçoit ressemble beaucoup à notre couloir à nous, mais, vois-tu, peut-être qu’il est tout à fait différent un peu plus loin. Oh ! Kitty ! ce serait merveilleux si on pouvait entrer dans la Maison du Miroir ! Faisons semblant de pouvoir y entrer, d’une façon ou d’une autre. Faisons semblant que le verre soit devenu aussi mou que de la gaze pour que nous puissions passer à travers. Mais, ma parole, voilà qu’il se transforme en une sorte de brouillard ! Ça va être assez facile de passer à travers… » Pendant qu’elle disait ces mots, elle se trouvait debout sur le dessus de la cheminée, sans trop savoir comment elle était venue là. Et, en vérité, le verre commençait bel et bien à disparaître, exactement comme une brume d’argent brillante.
Un instant plus tard, Alice avait traversé le verre et avait sauté légèrement dans la pièce du Miroir. Avant de faire quoi que ce fût d’autre, elle regarda s’il y avait du feu dans la cheminée, et elle fut ravie de voir qu’il y avait un vrai feu qui flambait aussi fort que celui qu’elle avait laissé derrière elle. « De sorte que j’aurai aussi chaud ici que dans notre salon, pensa Alice ; plus chaud même, parce qu’il n’y aura personne ici pour me gronder si je m’approche du feu. Oh ! comme ce sera drôle, lorsque mes parents me verront à travers le Miroir et qu’ils ne pourront pas m’attraper ! » Ensuite, s’étant mise à regarder autour d’elle, elle remarqua que tout ce qu’on pouvait voir de la pièce quand on se trouvait dans le salon était très ordinaire et dépourvu d’intérêt, mais que tout le reste était complètement différent.
Ainsi, les tableaux accrochés au mur à côté du feu avaient tous l’air d’être vivants, et la pendule qui était sur le dessus de la cheminée (vous savez qu’on n’en voit que le derrière dans le Miroir) avait le visage d’un petit vieux qui regardait Alice en souriant.
« Cette pièce est beaucoup moins bien rangée que l’autre », pensa la fillette, en voyant que plusieurs pièces du jeu d’échecs se trouvaient dans le foyer au milieu des cendres. Mais un instant plus tard, elle poussa un petit cri de surprise et se mit à quatre pattes pour mieux les observer : les pièces du jeu d’échecs se promenaient deux par deux !
« Voici le Roi Rouge et la Reine Rouge, dit Alice (à voix très basse, de peur de les effrayer) ; et voilà le Roi Blanc et la Reine Blanche assis au bord de la pelle à charbon… ; et voilà deux Tours qui s’en vont bras dessus, bras dessous… Je ne crois pas qu’ils puissent m’entendre, continua-t-elle, en baissant un peu la tête, et je suis presque certaine qu’ils ne peuvent pas me voir. J’ai l’impression d’être invisible… » À ce moment, elle entendit un glapissement sur la table, et tourna la tête juste à temps pour voir l’un des Pions Blancs se renverser et se mettre à gigoter : elle le regarda avec beaucoup de curiosité pour voir ce qui allait se passer.
« C’est la voix de mon enfant ! s’écria la Reine Blanche en passant en trombe devant le Roi qu’elle fit tomber dans les cendres. Ma petite Lily ! Mon trésor ! Mon impériale mignonne ! » Et elle se mit à grimper comme une folle le long du garde-feu.
« Au diable l’impériale mignonne ! » dit le Roi en frottant son nez tout meurtri. (Il avait le droit d’être un tout petit peu contrarié, car il se trouvait couvert de cendre de la tête aux pieds). Alice était fort désireuse de se rendre utile : comme la petite Lily criait tellement qu’elle menaçait d’avoir des convulsions, elle se hâta de prendre la Reine et de la mettre sur la table à côté de sa bruyante petite fille.
La Reine ouvrit la bouche pour reprendre haleine, et s’assit : ce rapide voyage dans les airs lui avait complètement coupé la respiration, et, pendant une ou deux minutes, elle ne put rien faire d’autre que serrer dans ses bras la petite Lily sans dire un mot. Dès qu’elle eut retrouvé son souffle, elle cria au Roi Blanc qui était assis d’un air maussade dans les cendres :
– Faites attention au volcan !
– Quel volcan ? demanda le Roi, en regardant avec inquiétude, comme s’il jugeait que c’était l’endroit le plus propre à contenir un cratère en éruption.
– M’a… fait… sauter… en… l’air, dit la Reine encore toute haletante.
Faites bien attention à monter… comme nous faisons d’habitude… ne vous laissez pas projeter en l’air !
Alice regarda le Roi Blanc grimper lentement d’une barre à l’autre, puis elle finit par dire : « Mais tu vas mettre des heures et des heures avant d’arriver à la table, à cette allure ! Ne crois-tu pas qu’il vaut mieux que je t’aide ? » Le Roi ne fit aucune attention à sa question : il était clair qu’il ne pouvait ni la voir ni l’entendre.
Alice le prit très doucement, et le souleva beaucoup plus lentement qu’elle n’avait soulevé la Reine, afin de ne pas lui couper le souffle ; mais, avant de le poser sur la table, elle crut qu’elle ferait aussi bien de l’épousseter un peu, car il était tout couvert de cendre.
Elle raconta par la suite que jamais elle n’avait vu de grimace semblable à celle que fit le Roi lorsqu’il se trouva tenu en l’air et épousseté par des mains invisibles : il était beaucoup trop stupéfait pour crier, mais ses yeux et sa bouche devinrent de plus en plus grands, de plus en plus ronds, et Alice se mit à rire si fort que sa main tremblante faillit le laisser tomber sur le plancher.
« Oh ! je t’en prie, ne fais pas des grimaces pareilles, mon chéri ! » s’écria-t-elle, en oubliant tout à fait que le Roi ne pouvait pas l’entendre. « Tu me fais rire tellement que c’est tout juste si j’ai la force de te tenir ! Et n’ouvre pas la bouche si grande ! Toute la cendre va y entrer ! Là, je crois que tu es assez propre », ajouta-t-elle, en lui lissant les cheveux. Puis elle le posa très soigneusement sur la table à côté de la Reine.
Le Roi tomba immédiatement sur le dos de tout son long et demeura parfaitement immobile. Alice, un peu alarmée par ce qu’elle avait fait, se mit à tourner dans la pièce pour voir si elle pourrait trouver un peu d’eau pour la lui jeter au visage, mais elle ne trouva qu’une bouteille d’encre.
Quand elle revint, sa bouteille à la main, elle vit que le Roi avait repris ses sens, et que la Reine et lui parlaient d’une voix terrifiée, si bas qu’elle eut du mal à entendre leurs propos.
Le Roi disait :
– Je vous assure, ma chère amie, que j’en ai été glacé jusqu’à l’extrémité de mes favoris !
Ce à quoi la Reine répliquait :
– Vous n’avez pas de favoris, voyons !
– Jamais, au grand jamais, poursuivit le Roi, je n’oublierai l’horreur de cette minute.
– Oh, que si ! dit la Reine, vous l’oublierez si vous n’en prenez pas note.
Alice regarda avec beaucoup d’intérêt le Roi tirer de sa poche un énorme carnet sur lequel il commença à écrire. Une idée lui vint brusquement à l’esprit : elle s’empara de l’extrémité du crayon qui dépassait un peu l’épaule du Roi, et elle se mit à écrire à sa place.
Le pauvre Roi prit un air intrigué et malheureux, et, pendant quelque temps, il lutta contre son crayon sans mot dire ; mais Alice était trop forte pour qu’il pût lui résister, aussi finit-il par déclarer d’une voix haletante :
– Ma chère amie ! Il faut absolument que je trouve un crayon plus mince que celui-ci ! Je ne peux pas le diriger : il écrit toutes sortes de choses que je n’ai jamais eu l’intention…
– Quelles sortes de choses ? demanda la Reine, en regardant le carnet (sur lequel Alice avait écrit : « Le Cavalier Blanc est en train de glisser à cheval sur le tisonnier. Il n’est pas très bien en équilibre. ») Ce n’est certainement pas une note au sujet de ce que vous avez ressenti !
Sur la table, tout près d’Alice, il y avait un livre. Tout en observant le Roi Blanc, (car elle était encore un peu inquiète à son sujet, et se tenait prête à lui jeter de l’encre à la figure au cas où il s’évanouirait de nouveau), elle se mit à tourner les pages pour trouver un passage qu’elle pût lire… « car c’est écrit dans une langue que je ne connais pas », se dit-elle.
Et voici ce qu’elle avait sous les yeux :

YKCOWREBBAJ
Sevot xueutcils sel ; eruehlirg tiatté lI
: tneialbirv te edniolla’l rus tneiaryG
; sevogorob sel tneialla xuetovilf tuot
.tneialfinruob sugruof snohcrev seL

Elle se cassa la tête là-dessus pendant un certain temps, puis, brusquement, une idée lumineuse lui vint à l’esprit : « Mais bien sûr ! c’est un livre du Miroir ! Si je le tiens devant un miroir, les mots seront de nouveau comme ils doivent être. » Et voici le poème qu’elle lut :

JABBERWOCKY
Il était grilheure ; les slictueux toves
Gyraient sur l’alloinde et vriblaient :
Tout flivoreux allaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient.
« Prends garde au Jabberwock, mon fils !
À sa gueule qui mord, à ses griffes qui happent !
Gare l’oiseau Jubjube, et laisse
En paix le frumieux Bandersnatch ! »
Le jeune homme, ayant pris sa vorpaline épée,
Cherchait longtemps l’ennemi manxiquais…
Puis, arrivé près de l’Arbre Tépé,
Pour réfléchir un instant s’arrêtait.
Or, comme il ruminait de suffêches pensées,
Le Jabberwock, l’œil flamboyant,
Ruginiflant par le bois touffeté,
Arrivait en barigoulant !
Une, deux ! Une, deux ! D’outre en outre,
Le glaive vorpalin virevolte, flac-vlan !
Il terrasse le monstre, et, brandissant sa tête,
Il s’en retourne galomphant.
« Tu as donc tué le Jabberwock !
Dans mes bras, mob fils rayonnois !
O jour frabieux ! Callouh ! Callock ! »
Le vieux glouffait de joie.
Il était grilheure : les slictueux toves
Gyraient sur l’alloinde et vriblaient :
Tout flivoreux allaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient.

« Ça a l’air très joli, dit Alice, quand elle eut fini de lire, mais c’est assez difficile à comprendre ! » (Voyez-vous elle ne voulait pas s’avouer qu’elle n’y comprenait absolument rien). « Ça me remplit la tête de toutes sortes d’idées, mais… mais je ne sais pas exactement quelles sont ces idées ! En tout cas, ce qu’il y a de clair c’est que quelqu’un a tué quelque chose… » « Mais, oh ! pensa-t-elle en se levant d’un bond, si je ne me dépêche pas, je vais être obligée de repasser à travers le Miroir avant d’avoir vu à quoi ressemble le reste de la maison. Commençons par le jardin ! » Elle sortit de la pièce en un moment et descendit l’escalier au pas de course…
En fait, on ne pouvait pas dire qu’elle courait, mais plutôt qu’elle avait inventé une nouvelle façon de descendre un escalier « vite et bien » pour employer ses propres termes. Elle se contenta de laisser le bout de ses doigts sur la rampe, et fila vers le bas en flottant dans l’air, sans toucher les marches de ses pieds. Puis, elle traversa le vestibule, toujours en flottant dans l’air, et elle aurait franchi la porte de la même façon si elle ne s’était pas accrochée au montant. Car elle avait un peu le vertige à force de flotter dans l’air, et elle fut tout heureuse de marcher à nouveau d’une manière naturelle.
Lewis Carroll
De l’autre côté du miroir /1872
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