Plus de deux mois s’écoulèrent avant que des Esseintes pût s’immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenay ; des achats de toute sorte l’obligeaient à déambuler encore dans Paris, à battre la ville d’un bout à l’autre. Et pourtant à quelles perquisitions n’avait−il pas eu recours, à quelles méditations ne s’était−il point livré, avant que de confier son logement aux tapissiers !
Il était depuis longtemps expert aux sincérités et aux faux−fuyants des tons. Jadis, alors qu’il recevait chez lui des femmes, il avait composé un boudoir où, au milieu des petits meubles sculptés dans le pâle camphrier du Japon, sous une espèce de tente en satin rose des Indes, les chairs se coloraient doucement aux lumières apprêtées que blutait l’étoffe. Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se renvoyaient à perte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs roses, avait été célèbre parmi les filles qui se complaisaient à tremper leur nudité dans ce bain d’incarnat tiède qu’aromatisait l’odeur de menthe dégagée par le bois des meubles.
Mais, en mettant même de côté les bienfaits de cet air fardé qui paraissait transfuser un nouveau sang sous les peaux défraîchies et usées par l’habitude des céruses et l’abus des nuits, il goûtait pour son propre compte, dans ce languissant milieu, des allégresses particulières, des plaisirs que rendaient extrêmes et qu’activaient, en quelque sorte, les souvenirs des maux passés, des ennuis défunts. Ainsi, par haine, par mépris de son enfance, il avait pendu au plafond de cette pièce une petite cage en fil d’argent où un grillon enfermé chantait comme dans les cendres des cheminées du château de Lourps ; quand il écoutait ce cri tant de fois entendu, toutes les soirées contraintes et muettes chez sa mère, tout l’abandon d’une jeunesse souffrante et refoulée, se bousculaient devant lui, et alors, aux secousses de la femme qu’il caressait machinalement et dont les paroles ou le rire rompaient sa vision et le ramenaient brusquement dans la réalité, dans le boudoir à terre, un tumulte se levait en son âme, un besoin de vengeance des tristesses endurées, une rage de salir par des turpitudes des souvenirs de famille, un désir furieux de panteler sur des coussins de chair, d’épuiser jusqu’à leurs dernières gouttes, les plus véhémentes et les plus âcres des folies charnelles. D’autres fois encore, quand le spleen le pressait, quand par les temps pluvieux d’automne, l’aversion de la rue, du chez soi, du ciel en boue jaune, des nuages en macadam, l’assaillait, il se réfugiait dans ce réduit, agitait légèrement la cage et la regardait se répercuter à l’infini dans le jeu des glaces, jusqu’à ce que ses yeux grisés s’aperçussent que la cage ne bougeait point, mais que tout le boudoir vacillait et tournait, emplissant la maison d’une valse rose.
Puis, au temps où il jugeait nécessaire de se singulariser, des Esseintes avait aussi créé des ameublements fastueusement étranges, divisant son salon en une série de niches, diversement tapissées et pouvant se relier par une subtile analogie, par un vague accord de teintes joyeuses ou sombres, délicates ou barbares, au caractère des oeuvres latines et françaises qu’il aimait. Il s’installait alors dans celle de ces niches dont le décor lui semblait le mieux correspondre à l’essence même de l’ouvrage que son caprice du moment l’amenait à lire. Enfin, il avait fait préparer une haute salle, destinée à la réception de ses fournisseurs ; ils entraient, s’asseyaient les uns à côté des autres, dans des stalles d’église, et alors il montait dans une chaire magistrale et prêchait le sermon sur le dandysme, adjurant ses bottiers et ses tailleurs de se conformer, de la façon la plus absolue, à ses brefs en matière de coupe, les menaçant d’une excommunication pécuniaire s’ils ne suivaient pas, à la lettre, les instructions contenues dans ses monitoires et ses bulles. Il s’acquit la réputation d’un excentrique qu’il paracheva en se vêtant de costumes de velours blanc, de gilets d’orfroi, en plantant, en guise de cravate, un bouquet de Parme dans l’échancrure décolletée d’une chemise, en donnant aux hommes de lettres des dîners retentissants un entre autres, renouvelé du XVIIIe siècle, où, pour célébrer la plus futile des mésaventures, il avait organisé un repas de deuil. Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison subitement transformé, montrant ses allées poudrées de charbon, son petit bassin maintenant bordé d’une margelle de basalte et rempli d’encre et ses massifs tout disposés de cyprès et de pins, le dîner avait été apporté sur une nappe noire, garnie de corbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par des candélabres où brûlaient des flammes vertes et par des chandeliers où flambaient des cierges. Tandis qu’un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres, les convives avaient été servis par des négresses nues, avec des mules et des bas en toile d’argent, semée de larmes. On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes ; bu, dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de Pefias et des Porto ; savouré, après le café et le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.
Le dîner de faire−part d’une virilité momentanément morte, était−il écrit sur les lettres d’invitations semblables à celles des enterrements.
Mais ces extravagances dont il se glorifiait jadis s’étaient, d’elles−mêmes, consumées ; aujourd’hui, le mépris lui était venu de ces ostentations puériles et surannées, de ces vêtements anormaux, de ces embellies de logements bizarres. Il songeait simplement à se composer, pour son plaisir personnel et non plus pour l’étonnement des autres, un intérieur confortable et paré néanmoins d’une façon rare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriée aux besoins de sa future solitude.
Lorsque la maison de Fontenay fut prête et agencée, suivant ses désirs et ses plans, par un architecte ; lorsqu’il ne resta plus qu’à déterminer l’ordonnance de l’ameublement et du décor, il passa de nouveau et longuement en revue la série des couleurs et des nuances.
Ce qu’il voulait, c’étaient des couleurs dont l’expression s’affirmât aux lumières factices des lampes ; peu lui importait même qu’elles fussent, aux lueurs du jour, insipides ou rêches, car il ne vivait guère que la nuit, pensant qu’on était mieux chez soi, plus seul, et que l’esprit ne s’excitait et ne crépitait réellement qu’au contact voisin de l’ombre ; il trouvait aussi une jouissance particulière à se tenir dans une chambre largement éclairée, seul éveillé et debout, au milieu des maisons enténébrées et endormies, une sorte de jouissance où il entrait peut−être une pointe de vanité, une satisfaction toute singulière, que connaissent les travailleurs attardés alors que, soulevant les rideaux des fenêtres, ils s’aperçoivent autour d’eux que tout est éteint, que tout est muet, que tout est mort. Lentement, il tria, un à un, les tons. Le bleu tire aux flambeaux sur un faux vert ; s’il est foncé comme le cobalt et l’indigo, il devient noir ; s’il est clair, il tourne au gris ; s’il est sincère et doux comme la turquoise, il se ternit et se glace.
À moins donc de l’associer, ainsi qu’un adjuvant, à une autre couleur, il ne pouvait être question d’en faire la note dominante d’une pièce.
D’un autre côté, les gris fer se renfrognent encore et s’alourdissent; les gris de perle perdent leur azur et se métamorphosent en un blanc sale ; les bruns s’endorment et se froidissent ; quant aux verts foncés, ainsi que les verts empereur et les verts myrte, ils agissent de même que les gros bleus et fusionnent avec les noirs ; restaient donc les verts plus pâles, tels que le vert paon, les cinabres et les laques, mais alors la lumière exile leur bleu et ne détient plus que leur jaune qui ne garde, à son tour, qu’un ton faux, qu’une saveur trouble.
Il n’y avait pas à songer davantage aux saumons, aux maïs et aux roses dont les efféminations contrarieraient les pensées de l’isolement ; il n’y avait pas enfin à méditer sur les violets qui se dépouillent ; le rouge surnage seul, le soir, et quel rouge ! un rouge visqueux, un lie−de−vin ignoble ; il lui paraissait d’ailleurs bien inutile de recourir à cette couleur, puisqu’en s’ingérant de la santonine, à certaine dose, l’on voit violet et qu’il est dès lors facile de se changer, et sans y toucher, la teinte de ses tentures. Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement : le rouge, l’orangé, le jaune. À toutes, il préférait l’orangé, confirmant ainsi par son propre exemple, la vérité d’une théorie qu’il déclarait d’une exactitude presque mathématique : à savoir, qu’une harmonie existe entre la nature sensuelle d’un individu vraiment artiste et la couleur que ses yeux voient d’une façon plus spéciale et plus vive.
En négligeant, en effet, le commun des hommes dont les grossières rétines ne perçoivent ni la cadence propre à chacune des couleurs, ni le charme mystérieux de leurs dégradations et de leurs nuances ; en négligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles à la pompe et à la victoire des teintes vibrantes et fortes ; en ne conservant plus alors que les gens aux pupilles raffinées, exercées par la littérature et par l’art, il lui semblait certain que l’oeil de celui d’entre eux qui rêve d’idéal, qui réclame des illusions, sollicite des voiles dans le coucher, est généralement caressé par le bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris de perle, pourvu toutefois qu’ils demeurent attendris et ne dépassent pas la lisière où il aliènent leur personnalité et se transforment en de purs violets, en de francs gris.
Les gens, au contraire, qui hussardent, les pléthoriques, les beaux sanguins, les solides mâles qui dédaignent les entrées et les épisodes et se ruent, en perdant aussitôt la tête, ceux−là se complaisent, pour la plupart, aux lueurs éclatantes des jaunes et des rouges, aux coups de cymbales des vermillons et des chromes qui les aveuglent et qui les soûlent.
Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux dont l’appétit sensuel quête des mets relevés par les fumages et les saumures, les yeux des gens surexcités et étiques chérissent, presque tous, cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides : l’orangé.
Le choix de des Esseintes ne pouvait donc prêter au moindre doute; mais d’incontestables difficultés se présentaient encore. Si le rouge et le jaune se magnifient aux lumières, il n’en est pas toujours de même de leur composé, l’orangé, qui s’emporte, et se transmue souvent en un rouge capucine, en un rouge feu.
Il étudia aux bougies toutes ses nuances, en découvrit une qui lui parut ne pas devoir se déséquilibrer et se soustraire aux exigences qu’il attendait d’elle ; ces préliminaires terminés, il tâcha de ne pas user, autant que possible pour son cabinet au moins, des étoffes et des tapis de l’Orient, devenus, maintenant que les négociants enrichis se les procurent dans les magasins de nouveautés, au rabais, si fastidieux et si communs.
Il se résolut, en fin de compte, à faire relier ses murs comme des livres, avec du maroquin, à gros grains écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par de fortes plaques d’acier, sous une puissante presse.
Les lambris une fois parés, il fit peindre les baguettes et les hautes plinthes en un indigo foncé, en un indigo laqué, semblable à celui que les carrossiers emploient pour les panneaux des voitures, et le plafond, un peu arrondi, également tendu de maroquin, ouvrit tel qu’un immense oeil−de−boeuf, enchâssé dans sa peau d’orange, un cercle de firmament en soie bleu de roi, au milieu duquel montaient, à tire−d’ailes, des séraphins d’argent, naguère brodés par la confrérie des tisserands de Cologne, pour une ancienne chape.
Après que la mise en place fut effectuée, le soir, tout cela se concilia, se tempéra, s’assit : les boiseries immobilisèrent leur bleu soutenu et comme échauffé par les oranges qui se maintinrent, à leur tour, sans s’adultérer, appuyés et, en quelque sorte, attisés qu’ils furent par le souffle pressant des bleus.
En fait de meubles, des Esseintes n’eut pas de longues recherches à opérer, le seul luxe de cette pièce devant consister en des livres et des fleurs rares ; il se borna, se réservant d’orner plus tard, de quelques dessins ou de quelques tableaux, les cloisons demeurées nues, à établir sur la majeure partie de ses murs des rayons et des casiers de bibliothèque en bois d’ébène, à joncher le parquet de peaux de bêtes fauves et de fourrures de renards bleus, à installer près d’une massive table de changeur du XVe siècle, de profonds fauteuils à oreillettes et un vieux pupitre de chapelle, en fer forgé, un de ces antiques lutrins sur lesquels le diacre plaçait jadis l’antiphonaire et qui supportait maintenant l’un des pesants in−folios du Glossarium mediae et infimae latinitatis de du Cange.
Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres, parsemées de culs de bouteille aux bosses piquetées d’or, interceptaient la vue de la campagne et ne laissaient pénétrer qu’une lumière feinte, se vêtirent, à leur tour, de rideaux taillés dans de vieilles étoles, dont l’or assombri et quasi sauré, s’éteignait dans la trame d’un roux presque mort.
Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi, découpée dans la somptueuse étoffe d’une dalmatique florentine, entre deux ostensoirs, en cuivre doré, de style byzantin, provenant de l’ancienne Abbaye−au−Bois de Bièvre, un merveilleux canon d’église, aux trois compartiments séparés, ouvragés comme une dentelle, contint, sous le verre de son cadre, copiées sur un authentique vélin, avec d’admirables lettres de missel et de splendides enluminures : trois pièces de Baudelaire : à droite et à gauche, les sonnets portant ces titres la Mort des Amants − l’Ennemi ; − au milieu, le poème en prose intitulé : Anywhere out of the world. −
N’importe où, hors du monde.
Joris-Karl Huysmans
A rebours / 1884
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Archive mensuelle de mai 2009
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– C’est un appareil singulier, dit l’officier au chercheur qui se trouvait en voyage d’études.
Et il embrassa d’un regard empreint d’une certaine admiration cet appareil qu’il connaissait pourtant bien. Le voyageur semblait n’avoir donné suite que par politesse à l’invitation du commandant, qui l’avait convié à assister à l’exécution d’un soldat condamné pour indiscipline et offense à son supérieur. L’intérêt suscité par cette exécution n’était d’ailleurs sans doute pas très vif dans la colonie pénitentiaire. Du moins n’y avait-il là, dans ce vallon abrupt et sablonneux cerné de pentes dénudées, outre l’officier et le voyageur, que le condamné, un homme abruti et mafflu, cheveu hirsute et face à l’avenant, et un soldat tenant la lourde chaîne où aboutissaient les petites chaînes qui l’enserraient aux chevilles, aux poignets et au cou, et qui étaient encore reliées entre elles par d’autres chaînes. Au reste, le condamné avait un tel air de chien docile qu’apparemment on aurait pu le laisser librement divaguer sur ces pentes, quitte à le siffler au moment de passer à l’exécution.
Le voyageur ne se souciait guère de l’appareil et, derrière le dos du condamné, faisait les cent pas avec un désintérêt quasi manifeste, tandis que l’officier vaquait aux derniers préparatifs, tantôt se glissant dans les fondations de l’appareil, tantôt grimpant sur une échelle pour en examiner les superstructures. C’étaient là des tâches qu’en fait on aurait pu laisser à un mécanicien, mais l’officier s’en acquittait avec grand zèle, soit qu’il fût particulièrement partisan de cet appareil, soit que pour d’autres motifs l’on ne pût confier le travail à personne d’autre.
– Voilà, tout est paré ! s’écria-t-il enfin en descendant de l’échelle.
Il était exténué, respirait la bouche grande ouverte, et avait deux fins mouchoirs de dame coincés derrière le col de son uniforme.
– Ces uniformes sont quand même trop lourds pour les tropiques, dit le voyageur au lieu de s’enquérir de l’appareil comme l’officier s’y attendait.
– Certes, dit l’officier en lavant ses mains souillées d’huile et de graisse dans un seau d’eau disposé à cet effet, mais ils rappellent le pays ; nous ne voulons pas perdre le pays. Mais regardez donc cet appareil, ajouta-t-il aussitôt en s’essuyant dans un torchon les mains qu’il tendait en même temps vers l’appareil. Jusqu’à présent il fallait encore mettre la main à la pâte, mais désormais l’appareil travaille tout seul.
Le voyageur acquiesça de la tête et suivit l’officier. Soucieux de parer à tout incident, celui-ci dit alors :
– Il arrive naturellement que cela fonctionne mal ; j’espère bien que ce ne sera pas le cas aujourd’hui, mais enfin il ne faut pas l’exclure. C’est que l’appareil doit rester en service douze heures de suite. Mais même s’il y a des incidents, ils sont tout de même minimes et l’on y porte aussitôt remède. Vous ne voulez pas vous asseoir ?
En concluant par cette question, il dégagea l’une des chaises en rotin qui se trouvaient là en tas et l’offrit au voyageur ; celui-ci ne pouvait pas refuser. Il se retrouva dès lors assis au bord d’une fosse où il jeta un regard rapide. Elle n’était pas très profonde. D’un côté, la terre qu’on y avait prise faisait un tas en forme de rempart, de l’autre côté se dressait l’appareil.
– Je ne sais, dit l’officier, si le commandant vous a déjà expliqué l’appareil.
Le voyageur fit de la main un geste vague ; l’officier n’en demandait pas davantage, car dès lors il pouvait lui-même expliquer l’appareil. Il empoigna une manivelle, s’y appuya et dit :
– Cet appareil est une invention de notre ancien commandant. J’ai travaillé aux tout premiers essais et participé également à tous les travaux jusqu’à leur achèvement. C’est à lui seul, néanmoins, que revient le mérite de l’invention. Avez-vous entendu parler de notre ancien commandant ?
Non ? Eh bien, je ne m’avance guère en affirmant que toute l’organisation de la colonie pénitentiaire, c’est son œuvre. Nous qui sommes ses amis, nous savions déjà, à sa mort, que l’organisation de la colonie était si cohérente que son successeur, eût-il en tête mille projets nouveaux, ne pourrait rien changer à l’ancien état de choses pendant au moins de nombreuses années. Nos prévisions se sont d’ailleurs vérifiées ; le nouveau commandant a dû se rendre à l’évidence. Dommage que vous n’ayez pas connu l’ancien commandant !… Mais je bavarde, dit soudain l’officier, et son appareil est là devant nous. Il se compose, comme vous voyez, de trois parties. Chacune d’elles, avec le temps, a reçu une sorte de dénomination populaire. Celle d’en bas s’appelle le lit, celle d’en haut la traceuse, et là, suspendue au milieu, c’est la herse.
– La herse ? demanda le voyageur.
Il n’avait pas écouté très attentivement, ce vallon sans ombre captait trop violemment le soleil, on avait du mal à rassembler ses idées. L’officier ne lui en paraissait que plus digne d’admiration, sanglé dans sa vareuse comme pour la parade, avec lourdes épaulettes et aiguillettes pendantes, exposant son affaire avec tant de zèle et de surcroît, tout en parlant, maniant le tournevis pour resserrer çà et là. L’état du voyageur semblait être aussi celui du soldat. Il avait enroulé la chaîne du condamné autour de ses deux poignets, il était appuyé d’une main sur son fusil, laissait tomber la tête en avant et ne se souciait de rien. Le voyageur n’en fut pas surpris, car l’officier parlait français, et c’était une langue que ne comprenait certainement ni le soldat ni le condamné. Il n’en était que plus frappant, à vrai dire, de voir le condamné s’efforcer de suivre tout de même les explications de l’officier. Avec une sorte d’obstination somnolente, il tournait sans cesse ses regards dans la direction qu’indiquait l’officier et, lorsque celui-ci fut interrompu par une question du voyageur, il regarda ce dernier, tout comme le fit l’officier.
– Oui, la herse, dit celui-ci, le nom convient. Les aiguilles sont disposées en herse, et puis l’ensemble se manie comme une herse, quoique sur place et avec bien plus de savoir-faire. Vous allez d’ailleurs tout de suite comprendre. Là, sur le lit, on fait s’étendre le condamné. – Je vais d’abord, n’est-ce pas, décrire l’appareil, et ensuite seulement je ferai exécuter la manœuvre. Comme cela, vous pourrez mieux la suivre. Et puis il y a dans la traceuse une roue dentée qui est usée ; elle grince très fort, quand ça marche ; et alors on ne s’entend presque plus ; les pièces détachées sont hélas fort difficiles à se procurer, ici. – Donc, voilà le lit, comme je le disais. Il est entièrement recouvert d’une couche d’ouate ; à quelle fin, vous le saurez bientôt. Sur cette ouate, on fait s’étendre le condamné à plat ventre et, naturellement, nu ; voici pour les mains, et là pour les pieds, et là pour le cou, des sangles qui permettent de l’attacher. Là, à la tête du lit, à l’endroit où l’homme à plat ventre, comme je l’ai dit, doit poser le visage tout de suite, se trouve cette protubérance rembourrée qu’on peut aisément régler de telle sorte qu’elle entre exactement dans la bouche de l’homme. Ceci afin d’empêcher les cris et les morsures de la langue. Naturellement, l’homme est contraint de prendre ça dans sa bouche, sinon il a la nuque brisée par la sangle qui lui maintient le cou.
– C’est de la ouate ? demanda le voyageur en se penchant.
– Mais certainement, dit l’officier en souriant, touchez vous-même. Saisissant la main du voyageur, il la lui fit passer sur la surface du lit et poursuivit : C’est une ouate traitée spécialement, c’est pour cela que son aspect est si peu reconnaissable.
Le voyageur trouvait déjà l’appareil un peu plus attrayant ; la main au-dessus des yeux pour se protéger du soleil, il le parcourut du regard, du bas jusqu’en haut. C’était un ouvrage de grandes dimensions. Le lit et la traceuse étaient de taillé équivalente et ressemblaient à deux caissons de couleur sombre. La traceuse était disposée à deux mètres environ au-dessus du lit ; ils étaient rattachés l’un à l’autre, aux quatre coins, par quatre montants de cuivre jaune qui, au soleil, lançaient presque des rayons. Entre les deux caissons était suspendue, à un ruban d’acier, la herse.
L’officier avait à peine noté l’indifférence première du voyageur, en revanche il fut alors sensible à son regain d’intérêt ; aussi interrompit-il ses explications, afin que le voyageur eût tout loisir d’examiner l’appareil. Le condamné imita le voyageur ; empêché de se protéger les yeux avec sa main, il les leva en clignant les paupières.
– Ainsi donc, l’homme est à plat ventre, dit le voyageur en se renversant dans son fauteuil et en croisant les jambes.
– Oui, dit l’officier en repoussant un peu sa casquette en arrière et en passant sa main sur son visage brûlant. À présent, suivez-moi bien. Le lit et la traceuse sont tous les deux pourvus de piles électriques ; le lit pour lui-même, la traceuse pour la herse. Dès que l’homme est attaché, on met le lit en marche ; il vibre, par petites oscillations très rapides, à la fois latérales et verticales. Vous aurez vu sans doute des appareils analogues dans des établissements hospitaliers ; sauf que, dans le cas de notre lit, les mouvements sont calculés avec précision ; ils doivent en effet être exactement coordonnés avec les mouvements de la herse. Or, c’est à cette herse qu’incombe l’exécution proprement dite de la sentence.
– Quels sont donc les termes de la sentence ? demanda le voyageur.
– Cela aussi, vous l’ignorez ? dit l’officier étonné, en se mordant les lèvres. Pardonnez-moi si mes explications sont peut-être confuses ; je vous prie de bien vouloir m’en excuser. C’est que ces explications, c’était autrefois le commandant qui les donnait ; or, le nouveau commandant s’est soustrait à l’honneur que constituait cette obligation ; mais qu’un visiteur aussi considérable (des deux mains, le voyageur tenta de récuser cet hommage, mais l’officier n’en démordit pas)… qu’un visiteur aussi considérable, il ne le mette pas même au courant de la forme que prend notre sentence, voilà encore une innovation qui… (L’officier s’apprêtait à proférer une malédiction, mais il se ressaisit et dit seulement :) Je n’ai pas été informé, ce n’est pas de ma faute. Au demeurant, je suis d’ailleurs tout à fait compétent pour exposer les modalités de notre appareil judiciaire, puisque j’ai là (et ce disant il tapota sa poche-poitrine) les dessins correspondants, de la main de notre ancien commandant.
– Des dessins du commandant lui-même ? demanda le voyageur. Était-il donc tout à la fois ? Était-il soldat, juge, technicien, chimiste, dessinateur ?
– Eh oui, dit l’officier en opinant de la tête avec un regard fixe et méditatif.
Puis il examina attentivement ses mains ; elles ne lui parurent pas assez propres pour toucher les dessins ; il alla donc vers le seau et les y lava une nouvelle fois. Puis il tira de sa poche un portefeuille de cuir et dit :
– Les termes de notre sentence n’ont rien de sévère. On inscrit avec la herse, sur le corps du condamné, le commandement qu’il a enfreint. Par exemple, à ce condamné (l’officier montra l’homme), on inscrira sur le corps : « Ton supérieur honoreras. »
Le voyageur jeta vers l’homme un regard rapide ; il tenait, au moment où l’officier le désignait, la tête baissée et semblait tendre l’oreille de toutes ses forces pour saisir quelque chose. Mais les mouvements de ses grosses lèvres serrées manifestaient clairement qu’il ne comprenait rien. Le voyageur avait diverses questions à poser, mais à la vue de l’homme il demanda seulement :
– Connaît-il sa sentence ?
– Non, dit l’officier qui entendait reprendre aussitôt le cours de ses explications. Mais le voyageur l’interrompit :
– Il ne connaît pas sa propre condamnation ?
– Non, répéta l’officier qui s’arrêta un instant comme pour demander au voyageur de motiver plus précisément sa question, puis reprit : Il serait inutile de la lui annoncer, il va l’apprendre à son corps défendant.
Le voyageur s’apprêtait à se taire quand il sentit le condamné tourner vers lui son regard ; il paraissait demander s’il pouvait souscrire à la description faite. Aussi le voyageur, qui s’était à nouveau carré dans son fauteuil, se pencha-t-il de nouveau et demanda :
– Mais qu’il est condamné, il le sait, tout de même ?
– Non plus, dit l’officier en souriant au voyageur, comme s’il s’attendait encore de sa part à quelques déclarations étranges.
– Non ! dit le voyageur en se passant la main sur le front. Ainsi cet homme ne sait toujours pas comment sa défense a été reçue ?
– Il n’a pas eu l’occasion de se défendre, dit l’officier en détournant les yeux comme s’il se parlait à lui-même et ne voulait pas gêner le voyageur en lui racontant ces choses qui pour lui allaient de soi.
– Il a bien fallu qu’il ait l’occasion de se défendre, dit le voyageur en se levant de son fauteuil.
L’officier comprit qu’il risquait fort d’être interrompu pour longtemps dans ses explications concernant l’appareil ; il alla donc vers le voyageur, le prit familièrement par le bras, lui montra de la main le condamné qui, comme à présent l’attention se fixait manifestement sur lui, se mettait au garde-à-vous (d’ailleurs le soldat tirait sur la chaîne), et il dit :
– Les choses se passent de la manière suivante. J’exerce ici, dans la colonie pénitentiaire, la fonction de juge. En dépit de mon jeune âge. Car j’assistais déjà l’ancien commandant dans toutes les affaires disciplinaires, et c’est également moi qui connais le mieux l’appareil. Le principe selon lequel je tranche est que la culpabilité ne fait jamais de doute. D’autres tribunaux peuvent ne pas se conformer à ce principe, car ils comptent plusieurs juges et ils ont de surcroît, au-dessus d’eux, des tribunaux d’instances supérieures. Tel n’est pas le cas ici, ou du moins cela ne l’était pas sous l’ancien commandant. Il est vrai que le nouveau a déjà manifesté le désir de s’ingérer dans ma juridiction, mais je suis parvenu jusqu’ici à le contenir, et je continuerai d’y parvenir. – Vous vouliez que je vous explique ce cas ; il est aussi simple que tous les autres. Un capitaine a fait ce matin un rapport selon lequel cet homme, qui lui est affecté comme ordonnance et qui dort devant sa porte, s’était endormi à son poste. En effet, chaque fois que sonne l’heure, il a à se lever et à saluer devant la porte du capitaine. Devoir qui n’a rien de pesant et qui est nécessaire, car l’homme doit rester dispos, tant pour monter la garde que pour servir. La nuit dernière, le capitaine a voulu vérifier si l’ordonnance faisait son devoir. Il a ouvert la porte à deux heures pile et l’a trouvé affalé en train de dormir. Il est allé chercher sa cravache et l’en a frappé au visage. Or, au lieu de se lever et de demander pardon, l’homme a saisi son maître par les jambes, l’a secoué et lui a crié : « Jette cette cravache, ou je te bouffe. » – Voilà les faits. Le capitaine est venu me trouver voilà une heure, j’ai noté ses déclarations et j’y ai aussitôt ajouté la sentence. Puis j’ai fait mettre l’homme aux fers. Tout cela fut très simple. Si j’avais commencé par convoquer l’homme et par l’interroger, cela n’aurait fait que mettre la pagaille. Il aurait menti ; si j’étais arrivé à réfuter ses mensonges, il les aurait remplacés par d’autres, et ainsi de suite. Tandis que maintenant je le tiens et je ne le lâcherai pas. – Est-ce qu’à présent tout est expliqué ? Mais le temps passe, l’exécution devrait déjà commencer, et je n’ai pas encore fini d’expliquer l’appareil.
Il força le voyageur à se rasseoir, revint vers l’appareil et reprit :
– Comme vous voyez, la forme de la herse correspond à celle du corps humain ; voici la herse pour le torse, voilà les herses pour les jambes. Pour la tête, seul est prévu ce petit poinçon. C’est bien clair ?
Il se pencha aimablement vers le voyageur, prêt à fournir les plus amples explications.
Le voyageur regardait la herse en fronçant les sourcils. Les renseignements concernant la procédure ne l’avaient pas satisfait. Il était bien obligé de se dire qu’il s’agissait là d’une colonie pénitentiaire, que des règles particulières y étaient nécessaires et qu’en toute chose on devait s’y prendre de façon militaire. Mais en outre il mettait quelque espoir dans le nouveau commandant, qui avait manifestement l’intention d’introduire, à vrai dire lentement, une procédure nouvelle, qui ne pouvait entrer dans la tête obtuse de cet officier. C’est en songeant à cela que le voyageur demanda :
– Est-ce que le commandant assistera à l’exécution ?
– Ce n’est pas certain, dit l’officier froissé par cette question inopinée au point que sa mine affable se crispa. C’est bien pourquoi nous devons faire vite. Je vais même devoir abréger mes explications, à mon grand regret. Mais enfin demain, lorsque l’appareil aura été nettoyé – c’est son seul défaut de se salir à ce point –, je pourrai fournir un complément d’explications. Pour le moment, je me limite donc à ce qui est nécessaire. – Une fois que l’homme est sur le lit et que celui-ci se met à vibrer, la herse descend au contact du corps. D’elle-même, elle se place de façon à ne toucher le corps que de l’extrémité de ses pointes ; cette mise en place opérée, ce câble d’acier se tend aussitôt et devient une tige rigide. Dès lors, le jeu commence. Le profane ne fait, de l’extérieur, aucune différence entre les châtiments. La herse paraît travailler de façon uniforme. Elle enfonce en vibrant ses pointes dans le corps, qui lui-même vibre de surcroît avec le lit. Et pour permettre à tout un chacun de vérifier l’exécution de la sentence, la herse a été faite en verre. Cela a posé quelques problèmes techniques pour y fixer les aiguilles, mais après de nombreux essais on y est arrivé. Eh oui, nous n’avons pas craint de nous donner du mal. Et chacun désormais peut voir, à travers le verre, l’inscription s’exécuter dans le corps. Vous ne voulez pas vous approcher pour regarder les aiguilles ?
Le voyageur se leva lentement, s’avança et se pencha sur la herse.
– Vous voyez, dit l’officier, deux sortes d’aiguilles, disposées de multiples façons. Chaque aiguille longue est flanquée d’une courte. C’est que la longue inscrit, tandis que la courte projette de l’eau pour rincer le sang et maintenir l’inscription toujours lisible. L’eau mêlée de sang est ensuite drainée dans de petites rigoles et conflue finalement dans ce canal collecteur, dont le tuyau d’écoulement aboutit dans la fosse.
Franz Kafka
la Colonie pénitentiaire / 1919

le Procès / Orson Welles 1962 / d’après Kafka 1925
avec Anthony Perkins, Romy Schneider, Jeanne Moreau, Akim Tamiroff, Mickael Lonsdale, Orson Welles
http://www.dailymotion.com/video/x929gp
Giorgio Agamben
Présentation de Contributions à la guerre en cours / Tiqqun (Editions La Fabrique)
au Lavoir Moderne parisien / avril 2009
Ce livre rassemble Introduction à la guerre civile / Une métaphysique critique pourrait naître comme science des dispositifs / Comment faire ?