They live (J. Carpenter, 1988) : la joute comme promesse de lendemains qui chantent
« Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi » (18). Toute l’histoire de They live s’articule autour du fait de réussir, ou non, à regarder le système dans les yeux. Dès le début du film, qui montre des ouvriers subissant les effets du libéralisme américain en étant condamnés à vivre dans un bidonville de Los Angeles ironiquement baptisé Justiceville, on devine qu’un ordre supérieur maintient cet état des choses. On pense bien entendu d’emblée au système, économique et politique, que Marx nous a appris à nommer Capitalisme. Carpenter, spécialiste du film de genre (notamment fantastique), propose une métaphore à ce système habituellement invisible : une invasion extra-terrestre (le titre français du film est Invasion Los Angeles). Cette entité invisible, qui fait en sorte que les choses restent en l’état (que les ouvriers continuent à travailler pour se faire extorquer la plus-value de leur travail et qu’ils ne deviennent pas une puissance de contestation), utilise pour maintenir les gens dans cette léthargie, entre autres moyens, la télévision où, bien entendu, elle ne se montre jamais à découvert. Mais c’est néanmoins à travers elle, par des messages télévisuels pirates de résistants qui expliquent dans le peu d’espace qu’ils peuvent habiter que « ceux qui ont le pouvoir » ont comme double but « l’annihilation de la pensée » et le maintien des ouvriers dans « leur intérêt personnel », que le système, un court laps de temps, peut être entr’aperçu : le Capitalisme, c’est bien connu, est avant tout dévoilé par les anticapitalistes car, pour tous les autres, il va de soi. D’ailleurs les ouvriers de ce bidonville avachis devant une télévision qu’ils ont installée au milieu du terrain vague où ils survivent, lorsqu’ils sont face à ces messages coupant une page de publicité, un soap ou un jeu télévisé, tapent sur leur poste comme s’il s’agissait de parasites. Ces résistants tentent, par ces messages, d’abattre l’emprise des extra-terrestres (qui ont pris les commandes des instances politiques, financières et médiatiques) sur les téléspectateurs, ainsi que d’ouvrir les yeux (et les consciences) du peuple et de rassembler tous les individus renvoyés chaque instant à leur solitude individualisée devant leur écran par ledit système. Car les extra-terrestres (le Capitalisme) ont bien compris que la meilleure garantie, pour que cet ordre ne soit pas bousculé, pour que ce pouvoir reste pérenne, est d’empêcher une expérience de rassemblement en un collectif qui pourrait amener un changement de l’ordre, sa subversion.
C’est toute l’histoire du film que d’amener un individu seul nommé Nada (rien ?) à engager une action pour détruire cet ordre, à savoir donc des extra-terrestres qui assurent l’esclavage d’une partie de l’humanité (les ouvriers) en achetant « l’élite de la planète » (les riches patrons) avec des pourcentages meilleurs chaque année (voir la scène de gala, véritable réunion au Zénith d’actionnaires de Vivendi, où un extraterrestre à la tribune rassure ses collaborateurs humains sur les bénéfices d’une telle collaboration). Car si Nada (Roddy Piper) est amené à voir la réalité des choses par hasard (19), la démarche qu’il va entamer pour la montrer à Franck (Keith David), un autre ouvrier (noir alors que Nada est blanc), va s’avérer nettement plus difficile. Il faut en effet préciser un point scénaristique essentiel : Carpenter donne à ses personnages un moyen de voir, ouvertement et directement, le système dans les yeux. Les résistants ont en effet créé des lunettes (ressemblant à de banales lunettes de soleil) qui permettent de voir le vrai visage des extra-terrestres (des monstres) ou les messages subliminaux se cachant derrière chaque image télévisuelle, derrière chaque page d’une revue de mode ou chaque affiche publicitaire. Car les extra-terrestres diffusent des ondes agissant sur le cerveau (véhiculées par la télévision) empêchant les gens non pas de voir toute la réalité mais de cacher certains de ses aspects qui dévoileraient la supercherie : le corps monstrueux des extra-terrestres, de petits robots volants de surveillance, les antennes de relais, ou les messages omniprésents (« obey », « procreate » etc.) sont ainsi inaccessibles à la plupart, même si ces derniers messages, de façon subliminale, agissent sur leurs comportements. La démarche des résistants (et de Nada) est d’ouvrir les yeux aux gens pour qu’ils puissent voir la réalité. Démarche a priori facile puisqu’il s’agit de mettre, tout simplement, une paire de lunettes de soleil sur les yeux. Autrement dit, plus besoin d’interprétation dialectique pour voir le système, They live propose une mise en lien directe, technique, sur le système (en ce sens le film de Carpenter est bien un film de science fiction).
Faire mettre les lunettes de soleil à son ami est l’enjeu de l’affrontement entre Nada et Franck – de leur joute. La scène de la joute commence par cette invective de Nada : « je te laisse le choix : tu mets ces lunettes ou tu bouffes les ordures ». Mais Franck refuse de les mettre : « non, moi j’ai une famille » rétorque-t-il pour justifier cette volonté de rester tel qu’il est. L’affrontement, qui est beaucoup plus long et découpé que celui de Fight Club, est subdivisable, au contraire de ce dernier, en plusieurs parties. Le début de la joute est calme, comme un dialogue, avec un échange de nombreuses paroles (« regarde », « mets ces lunettes », « non », etc.). L’action est lente, les champs/contrechamps nombreux. Puis la joute prend un autre tour, beaucoup plus bestial : les adversaires ne parlent plus mais s’expriment comme des animaux. Il n’y a plus de mots, mais des râles, des cris. Les corps sont enlacés, se mordent, s’étreignent. La caméra les suit à l’horizontal, les colle. La séparation ne se fera que lorsque Nada prendra une arme : c’est pour éviter les armes létales que le corps à corps s’achève, que Franck et Nada doivent se séparer. Même s’il y a utilisation d’un outil (l’utilisation de l’outil : propre de l’homme ?), les mots n’adviennent pas, et la barre de fer de Nada et la bouteille que prend Franck restent les prolongements de leur corps hargneux. C’est lorsqu’ils s’aperçoivent que ces armes peuvent tuer et qu’il pourrait s’agir d’un combat à mort — Nada envoie la barre de fer dans la vitre arrière d’une voiture et la fait exploser, ce qui sidère littéralement les jouteurs — que l’humanité semble revenir : leur duo n’est plus celui d’un corps accolé à un autre comme dans un tout animal (deux organes d’un même organisme) mais bien la rencontre de deux individus qui se font face. Chacun lâche son arme, s’arrête. Nada va jusqu’à rire devant la situation (le rire : propre de l’homme ?). La lutte reprend à nouveau mais quelque chose a été bouleversé : cette plongée dans l’animalité a profondément changé les jouteurs. Ils se retrouvent alors réellement sur le même terrain. Formellement ce moment de la joute ressemble à celui du début, mais peu importe alors qui va gagner : le noir assomme le blanc qui reste K.O. par terre et va s’effondrer plus loin. Puis le blanc se relève et bloque le noir par terre… et lui met les lunettes sur les yeux : « regarde (…) tu n’es pas le premier à ouvrir les yeux ». Cet affrontement, dans ce qu’il a de plus violent et de plus sexuel (après la lutte, Franck et Nada se retrouvent dans une chambre et ce dernier lance un ironique « c’est pas beau l’amour ? » — scène que l’on pourrait rapprocher de celle qui succède immédiatement au combat originel de Fight Club), est nécessaire à cette expérience de l’altérité qu’il propose. Au centre de la joute les agonistes prennent le risque de l’animalité, de la perte de soi et ce risque est possible car l’autre est là pour soutenir celui qui s’abandonne, comme une limite suffisamment franchissable pour justifier cet abandon de soi, mais également suffisamment ferme pour garantir qu’un retour est possible. Laisser aller cet « égoïsme » grec sont parle Nietzsche. En ce sens la joute ici mise en scène est très différente du combat qu’est l’expérience intra-individuelle de Fight Club où il n’est pas question se quitter soi-même.
Et c’est ainsi qu’une action politique va naître, une action en plusieurs étapes : trouver d’autres gens qui voient pour lutter ; puis, une fois cette recherche achevée, élaborer un plan pour « sortir le monde de sa torpeur ». La scène de la réunion du groupe de résistants prêts à attaquer la station de télévision qui émet les ondes léthargiques est d’ailleurs intéressante par la façon désabusée dont Carpenter montre le débat entre ceux qui veulent agir vite malgré les risques et ceux qui conseillent d’attendre d’être plus nombreux. Cette scène se termine, dans une explosion, avec le massacre des résistants par les forces au service des extra-terrestres, massacre n’empêchant pas la réussite du plan – même si le héros, comme tous les autres résistants, devra également se sacrifier : Nada meurt en détruisant l’antenne qui envoie les fameuses ondes. Ainsi donc l’action politique ouverte par cette joute aura-t-elle servi à ouvrir les yeux au peuple. Le film s’achève sur plusieurs scènes où des humains jusque là aveugles voient leur présentateur vedette, leur conjoint, leurs amis se révéler comme ce qu’il sont : des extraterrestres à l’allure de morts-vivants, des collaborateurs du Capitalisme. La suite reste ouverte à toutes les possibilités, Carpenter laissant, comme Fincher dans Fight Club, une fin ouverte. Le film de Carpenter peut sembler certes moins nihiliste puisqu’il montre, par ces séquences finales, que le monde est changé pour tous : chacun est obligé de voir ce que, jusque là, il ne voyait pas. Et si Carpenter laisse à penser que ce sacrifice n’aura pas été vain (sinon la fin devient, effectivement, nihiliste), les personnes qui verront le vrai visage du Capitalisme pourront-elles en faire politiquement quelque chose ? Rien n’est moins sûr. Carpenter finit son film comme Charlie Chaplin finit les Temps modernes (Modern Times, 1936) où Charlot, accompagné de sa bien-aimée, emprunte une route qui semble mener vers la libération, vers l’émancipation, vers un idéal que Chaplin intègre dans son film par un « au-delà du champ » – elles sont des idéaux justement parce qu’elles sont dans le film (sa fin) sans y être représentées. Qui pourrait, à la fin du XXe siècle, après Auschwitz, après le goulag, y croire ? Ceux qui y croient justement !
En guise de conclusion inachevée : l’anté-purgatoire et les limbes, les deux destins de Pasolini
Pasolini présente la particularité, dans ses deux premiers films – Accatone (1961) et Mamma Roma (1962) – de prendre le constat de Fincher dans Fight Club au sérieux, et ceci sans lâcher l’aspect politique (entendu dans un sens marxiste processuel) que tient Carpenter dans They live. En ce sens Pasolini nous permet de dresser le constat de ce qu’il en est de la joute à la fin du XXe siècle. Il développe en effet le concept de joute comme modalité politique du « vivre ensemble » (They live), tout en situant clairement le lieu de cet âgon dans le corps, l’individualité, des personnages de ses films (Fight Club) : même si la joute se joue au sein de l’individu, Pasolini réussit le tour de force de ne pas le modéliser comme un combat narcissique de soi-même contre soi-même, et de faire de ce champ de bataille subjectif le lieu de l’émancipation tel que construit dans sa dimension dialectique et matérialiste par le marxisme (progrès, lutte des classes qui désaliènent l’individu et la société). Comment y arrive-t-il ? En convoquant Dante : la joute, dont l’individu est en même temps l’agoniste et le lieu de l’âgon, prend la forme – l’expression –, dans les deux films de Pasolini que nous proposons ici à l’analyse, de la rédemption chrétienne (être sauvé ou être damné ; finir en Enfer ou au Paradis), le fond – le contenu – restant quant à lui marxiste. Autrement dit le Capitalisme où se joue la lutte des classes prend pour Pasolini la forme de la lutte de l’âme, au sein même de l’individu, dans le monde tel que créé par Dieu – Pasolini propose donc de croire en Dieu comme image cinématographique du Capitalisme. Ce qui ne sous-entend nullement que le christianisme équivaut au marxisme, quoi que les deux mouvements, lorsqu’ils tournent en morale, lorsqu’ils deviennent des églises (ce qui, selon Nietzsche, est fatal) se valent dans la décadence. On retrouvera certes dans ces deux films toute l’ambiguïté du cinéma de Pasolini où l’émancipation communiste et la délivrance chrétienne sont mises en tension dans une téléologie qui, les faisant se rejoindre, les met aussi constamment en parallèle (parallèle flagrant au sein même du film la Rabbia (1963), sensible dans la comparaison entre un film comme l’Evangile selon Saint Matthieu (1964) et la Ricotta (1963)). Mais nous essaierons de ne pas chercher à analyser les éventuelles contradictions inhérente à ce mariage a priori contre-nature, au contraire d’insister sur la richesse d’une telle démarche mettant en conflit les antagonismes que sont, en Italie dans les années soixante, les curés et les communistes (20). Quoi qu’il en soit, c’est dans cette équation géniale que Pasolini réussit cet exploit de situer la lutte des classes au sein même de l’individu. Là où les chiens de garde qui n’avaient rien compris à Mai 68 tentaient une jonction Marx/Freud (phrase que l’on pourrait tout à fait mettre au présent), Pasolini comprend que la seule qui lui permette de saisir la dynamique, profondément agoniste, de Mai 68 est celle qui met en joute Marx et Dante (21). D’autant que d’une telle joute n’advient ni le Paradis des chrétiens ou l’Humanité rêvée des communistes, ni même l’Enfer ou le camp, mais un entre-deux valant mieux que tous ces lieux qui restent des Idéaux (au sens outrageusement hégélien du terme) et ce, même s’ils ont été dramatiquement mis en scène, dans la réalité, par le XXe siècle.
Accatone s’ouvre sur cette extrait du chant V du Purgatoire de Dante :
« l’Angel di Dio mi prese, e quel d’inferno
gridava : “O tu del ciel, perchè mi privi ?
Tu te ne porti di costui l’eterno
per una lagrimetta che il mi toglie ; »
Passage que A. Masseron traduit ainsi : « l’ange de Dieu me prit, et l’ange de l’Enfer criait : “O toi du ciel, pourquoi me voles-tu ? De celui-ci tu emportes tout l’éternel, pour une pauvre petite larme qui me l’arrache” » (22). Le damné dont il est question dans ces vers est Bonconte, mort de façon violente et dont le corps n’a pu bénéficier des derniers sacrements. Pécheur, et donc a priori promis à l’Enfer, il parvient, juste avant de mourir, à adresser à Marie un sincère repentir. Au grand dam du démon qui se préparait déjà à l’emporter dans le noir Tartare, avant que l’ange de Dieu ne le lui ravisse. « Mais à ce qui reste je vais faire un autre sort ! » poursuit l’envoyé de Lucifer ; et, en effet, de cette larme il fait un orage entraînant le corps du malheureux, lui rendant impossible toute sépulture chrétienne. Ainsi donc Bonconte arrive dans l’anté-purgatoire où Dante le rencontre.
L’anté-purgatoire est une invention de Dante. Le Goff explique cette création par le fait que, si Dante voyait la miséricorde de Dieu comme très large, il était hors de question pour le poète de mettre sur un même niveau les repentis in extremis et ceux dont la vie avait été plus pieuse et qui commençaient déjà, au Purgatoire, leur chemin vers le Paradis (23). Rappelons que le Purgatoire est le lieu où les âmes, par des épreuves et par les prières que leur adressent les vivants, évoluent pour aller au Paradis : le Purgatoire, au contraire de l’Enfer et du Paradis où les âmes restent et resteront éternellement au niveau où elles arrivent lors de leur mort, présente une évolutivité temporelle – dans la Divine Comédie le Purgatoire est une montagne le long de laquelle court une corniche que gravissent les pénitents qui purgent dans ce trajet les 7 péchés capitaux. Les âmes qui y résident finiront, forcément, au Paradis, et le Purgatoire disparaîtra d’ailleurs lors du Jugement dernier. L’anté-purgatoire de Dante a un statut encore plus particulier : il s’agit d’un vestibule où chaque âme attend son tour pour accéder à la montagne du Purgatoire (lieu où, fatalement, il ira avant d’aller, tout aussi fatalement, au Paradis : ce n’est qu’une question de temps). Il s’agit donc de l’antichambre de l’antichambre du Paradis ! Attendent dans l’anté-purgatoire les morts sans contumaces de l’Eglise (les repentis qui n’ont pas été levés de l’excommunication ou d’autres censures ecclésiastiques) – leur attente dure trente fois le temps qu’ils sont restés hors de l’Eglise – et les négligents qui ne se sont réconciliés avec Dieu qu’à la fin de leur vie – leur attente est d’une durée égale à celle de leur vie. Parmi ces derniers, le Chant V chante les « morts par violence », qui sont aussi des négligents, mais qui ne doivent leur salut qu’à une « pauvre petite larme » versée au moment même de leur mort. Comme Bonconte
Pour l’amour de Stella (les trois poèmes de La divine Comédie finissent par le mot étoile), Vittorio Cataldi dit Accatone (Franco Citti) est sur le chemin de la rédemption. Jeune italien, maquereau de son état, Accatone rencontre l’amour en rencontrant cette étoile. Il menait jusque là une vie faite de paris stupides avec d’autres ragazzi (sauter du Pont des Anges après avoir mangé « un kilo de patates et un panier de kakis ») et de cache-cache avec la police (qui finit d’ailleurs par arrêter sa môme, Magdalena (Silvana Corsini), qu’il prostitue). La rencontre de Stella (Franca Pasut) va changer la vie du jeune homme et l’entraîner, donc, sur la voie de la rédemption. Accatone va certes d’abord tenter (ultime tentation) de la faire travailler, comme il faisait travailler Magdalena alors en prison, et de récolter le fruit de ce travail. Mais devant la résistance de l’innocente Stella, et par amour pour cette Béatrice (24), Accatone se transforme : il accepte d’abord un travail manuel pénible mais, comme « travailler c’est dur », il s’arrête vite. Il sait néanmoins, depuis sa rencontre avec Stella, que travailler fait partie de la volonté divine car, épuisé même après n’avoir fait que la moitié du travail de son collègue, Pasolini nous le montre, regard au ciel, lâcher dans un soupir : « que la volonté de Dieu soit faite ». Il ne peut donc faire autrement que de rester sur la voie du travail (voie que Pasolini nous présente dans ce film comme dans tous les autres, et ce malgré sa capacité rédemptrice pour Accatone, comme l’aliénation sociale par excellence) ; mais le ragazzo, réaliste, décide de travailler dans un domaine qui lui sied mieux : le vol. Car, Pasolini l’a bien compris, voler, comme se prostituer, c’est travailler. Et si le proxénétisme c’est faire travailler l’autre (et donc être dans la position, fatale et qui mène en Enfer, du patron), le vol est un travail possible pour Accatone. Il décide donc une seconde fois de travailler mais, dès son premier vol (un camion chargé de charcuteries), il est repéré par la police et, alors qu’il tente de lui échapper en volant une moto (encore du travail), il meurt violemment dans un accident. Un sourire sur les lèvres, regardant au ciel, Accatone comble sa dernière seconde par une pensée pour Marx et une pauvre petite larme (la nôtre, celle du spectateur en fait). « Maintenant, je me sens bien » dit le visage angélique de ce Bonconte socialiste avant que l’ange de la gauche le dérobe à l’ange de la droite qui, furieux, noiera son corps dans la mer de larmes des Révolutions où jamais on ne retrouvera son corps de travailleur inconnu. Car, après ce vol, s’il avait réussi à échapper à la police, il aurait peut-être été syndiqué, et il aurait pris conscience de son pouvoir d’ouvrier, et de la lutte des classes, et…, et…, et il aurait pu grossir le rang de l’Internationale – l’Humanité aurait pu le compter parmi ses membres.
Avec Accatone, Pasolini affirme que le lieu de la joute, c’est l’individu. Mais il prend tout de même acte de ce que Fight Club a raison d’affirmer : à savoir que sauf à remettre en place les nouvelles conditions d’un monde identique (œdipien avons-nous dit), la joute n’est certainement pas le mécanisme de subversion totale du système capitaliste. Si Pasolini ne lâche pas la promesse de désaliénation sociale du communisme, au contraire de ce qu’affirme Carpenter avec They live, il pose que la joute n’a pas comme finalité de libérer la société du joug capitaliste. Pasolini n’intègre pas dans le Réel (celui de son film) l’idéal chrétien du Paradis – et le laisse à sa place d’idéal. A la différence d’Accatone où est clairement explicité la fin du film (l’anté-purgatoire), nous avons vu que dans They live, comme dans Modern Times, même si cette libération, cet idéal, reste hors champ au film (on ne voit qu’une route qui y mène), il constitue néanmoins le but de ces deux films – et y est donc de fait intégré. Pasolini, lui, finit son film dans l’antichambre de l’antichambre du Paradis promis à tous ceux qui prennent conscience, à leur niveau, de leur aliénation. Le Paradis n’est pas la fin (au double sens du terme) du film – et nous pouvons même affirmer qu’il n’appartient pas au film. La fin d’Accatone se résume à attendre dans l’anté-purgatoire, jusqu’à la fin des Temps (qui n’aura sûrement même jamais lieu), que l’on prie pour lui, que l’on pense à lui, pour qu’il puisse accéder, plus vite, à un Paradis qui n’existe pas, en tout cas pas dans le film de Pasolini – un Paradis qui n’existe en fait qu’en tant qu’idéal. Pasolini montre ainsi qu’il fait du cinéma en ce sens qu’il a compris, poétiquement, que seul existe dans le Réel ce qui existe au cinéma.
Pasolini le démontrera et ira plus loin dans le film suivant Accatone – dans Mamma Roma (1962) – puisqu’il proposera les limbes comme fin à Ettore (Ettore Garofolo), le jeune héros du film. Ettore est le fils de Mamma Roma (Anna Magnani) et de Carmine (Franco Citti, l’acteur jouant Accatone) mais on est en droit d’imaginer qu’Ettore puisse être le fils d’Accatone (mais d’un Accatone qui ne se serait pas repenti) et de sa môme, Magdalena, essayant avec son fils d’échapper à ce proxénète. Mamma Roma raconte en effet l’histoire d’une prostituée qui tente de sauver son fils de la perdition en l’emmenant dans un quartier de la classe moyenne de Rome. Mais cette tentative d’une mère de sauver son fils de la délinquance finira par l’arrestation de ce dernier pour un délit mineur (voler des malades dans un hôpital) et par la mort de celui-ci, attaché en croix, dans une cellule. Pasolini renvoie clairement, comme pour Accatone, cette mort à Dante et à sa Divine Comédie puisqu’un des codétenu récite, à côté d’Ettore attaché, les premiers vers du chant IV de l’Enfer de Dante, celui qui chante son arrivée, aux côtés de Virgile, dans les limbes. Rappelons ici que les limbes sont un espace intermédiaire, construit au XIe siècle en même temps que le Purgatoire, où finissent les enfants morts avant le baptême ou les justes nés avant l’avènement du Christ (25). Le lieu est décrit par Dante comme « un noble château, sept fois entouré de hautes murailles et dont les abords étaient défendus par un beau ruisseau » (26). Pasolini place donc le fils d’Accatone, qui parce que trop jeune n’a même pas eu le temps d’être baptisé par les eaux sacrées du communisme, dans les limbes où il profitera, ad vitam aeternam, « d’une prairie de fraîche verdure » (27). Par ce geste le cinéaste-poète n’a même plus besoin, pour justifier que la joute qui se passe au cœur même de l’individu reste une lutte dialectique marxiste, de l’indexer à un lieu (même hors film, même idéal) de libération ultime et absolue. Il n’a plus besoin de mettre son héros dans l’attente (même s’il s’agit d’une attente éternelle) du Paradis, expression chrétienne utilisée par Pasolini dans Accatone pour représenter le contenu qu’est la résolution (aufhebung) de la lutte des classes – qui, Pasolini l’avait compris mieux que quiconque, n’est pas sensée être, dans le matérialisme marxiste, un idéal. Ettore finit dans un bel entre-deux calme et paisible où, si l’on en croit Dante, il vivra sans fin « dans le désir, sans espérances » (28). Pasolini est-il plus nihiliste en imaginant son héros dans cet état intermédiaire, sans promesse d’une libération idéale ? Nous pensons que non car, limbes ou anté-purgatoire, Pasolini nous offre un double destin réel (du Réel du cinéma en tout cas) permettant à l’individu d’être le lieu de la joute, lui évitant et le fatal hybris d’un combat narcissique et l’illusoire idéal d’un combat social virant au nihilisme, tout en lui laissant encore la possibilité, à cet individu et aussi aux groupes sociaux auxquels il appartient, de croire, en « hors-film », à des lendemains qui chantent – d’y croire réellement.
Stéphane Nadaud
Article inédit / 2009
They Live / John Carpenter / 1988
avec Roddy Piper et Keith David
d’après les Fascinateurs (Eight O’Clock In The Morning) de Ray Faraday Nelson
Modern Times / Charlie Chaplin / 1936
avec Paulette Godard
musique Charlie Chaplin
18 F. Nietzsche, Par delà bien et mal, in. Œuvres philosophiques complètes VII, Paris, Editions Gallimard, 1971, p. 91. Maximes et interludes, aphorisme 146, trad. C. Heim.
19 On peut, comme le fait très justement P. Ancelin, analyser ce « hasard » en reprenant la méthode de Denis Levy et son travail sur les « genres cinématographiques » : faisant le parallèle entre la dynamique de subjectivation de Nada et le parcours habituel du héros de western qui passe par plusieurs étapes catégorisables, il montre que ce hasard correspond en réalité à une nécessité du genre. P. Ancelin, They live (Invasion Los Angeles) de John Carpenter, l’Art du cinéma, la Figure ouvrière, n° 32/33/34 – été 2001, pp. 115-143.
20 Que le pendant de droite du moyen-métrage de Pasolini dans le double film la Rabbia soit réalisé par Giovanni Guareschi, le créateur du personnage de Don Camillo (une autre « dialectique », complètement idéaliste celle-là, qui oppose le gentil curé au méchant maire communiste !) est à ce titre tout à fait édifiant.
21 Ce lien entre la religion et le Capitalisme n’est certes pas révolutionnaire. Outre M. Weber qui lie la Réforme et le Capitalisme, Le Goff avance même « l’opinion provocatrice que le Purgatoire, permettant le salut de l’usurier, avait contribué à la naissance du capitalisme ». J. Le Goff, la Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981, Ibid., p. 409. Mais Le Goff, comme Weber, ne sont certes pas communistes !
22 Dante, la Divine Comédie, Paris, Le club français du livre, 1954, traduction préface et notes de A. Masseron. Des nombreuses traductions françaises, c’est ici celle que nous retenons : plus pour la clarté du sens de la phrase dantesque qu’elle propose que pour son rendu poétique.
23 Ibid., p. 461. Nous reprenons le terme anté-purgatoire de J. Le Goff ; dans les nombreuses autres traductions de la Divine Comédie (dont celle de Masseron) on trouve le terme d’antipurgatoire, etc.
24 Béatrice est l’éternel amour de Dante : elle l’accompagne lors de son voyage au Paradis.
25 Celui-ci, après sa descente au tombeau et avant sa résurrection, ira d’ailleurs dans les limbes pour déplacer vers le Paradis quelques uns de ses habitants (les patriarches de l’Eglise essentiellement), y laissant, à côté de Virgile (le guide de la Divine Comédie), Homère, Héraclite, César et toutes les grandes figures, pour Dante, de l’Antiquité (celle des Belles lettres ?). Ibid., p. 68.
26 Dante, L’Enfer, Chant IV, vers 106-108.
27 Ibid, vers 111.
28 Dante, l’Enfer, Chant IV, vers 42.
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