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Archive journalière du 30 mai 2009

Les limbes ou l’anté-purgatoire : qu’en est-il de la joute à la fin du XXème siècle ? (1) / Stéphane Nadaud / Fight Club / David Fincher

En guise d’introduction savante : Nietzsche et la joute
C’est dans une perte, ou plus précisément dans un oubli, que repose la principale critique que Nietzsche fait à ce qu’il appelle les Humanités (et, par extension, l’humanisme) (1) : l’oubli moderne du fait que toute civilisation réellement vivante doit, à l’image du monde grec antique, s’articuler autour de l’âgon, de la joute (Wettkampf). Nietzsche situe même (essentiellement dans ses travaux des années 1869-1874) l’abandon de la joute comme articulation du monde dans l’issue d’un combat autre : celui qui s’est soldé par la victoire de Parménide sur Héraclite par K.O. A la vision dionysiaque du monde d’Héraclite (« le conflit [polemos] est père de toutes choses, et de toutes choses il est le roi ; c’est lui qui fait que certains sont des dieux et d’autres des hommes, que certains sont des esclaves quand d’autres sont libres ») (2), le monde moderne – métaphysique d’abord, chrétien ensuite, humaniste enfin – a préféré, dans un mouvement impulsé par Socrate et Platon, l’unicité ontologique de l’Être parménidien. On peut d’ailleurs interpréter la féroce critique faite par un Platon, tout empreint de la méthode socratique, à l’ »étranger » qu’était pour lui le sophiste (fils « naturel » d’Elée, patrie de Parménide, et pourtant « différent » de lui) (3) comme la difficulté qu’avait le père de la philosophie à saisir un concept (la joute oratoire) qui, déjà, ne subsistait que d’une façon travestie et quelque peu dégénérée chez son pire ennemi. Répétant la leçon de Socrate, Platon nous a appris que la dualité entre l’Être et le non Être n’est déjà plus une joute.
Pour Nietzsche, il n’y a que la lecture agonale de la philosophie grecque qui peut nous empêcher de sombrer dans le péjoratif humanisme qui n’est rien d’autre que « la réaction contre le goût ancien, le goût artistique — contre l’instinct “agonal” (…) » (1888, CI [Ce que je dois aux anciens, — VIII* (4) Lorsque Foucault développe dans son cours Il faut défendre la société, l’hypothèse selon laquelle « le fond du rapport de pouvoir, c’est l’affrontement belliqueux des forces », il l’appelle, « par commodité, l’hypothèse de Nietzsche » (M. Foucault, Il faut défendre la société, Hautes Etudes, Gallimard, Paris, 1997, pp. 17-18). « Je voudrais essayer de voir dans quelle mesure le schéma binaire de la guerre, de la lutte, de l’affrontement des forces, peut effectivement être repéré comme le fond de la société civile, à la fois le principe et le moteur de l’exercice du pouvoir politique »(5). C’est dans La Joute chez Homère que Nietzsche s’explique de façon détaillée sur ce concept d’âgon, de joute. Elle est la garante de l’équilibre de la cité, idée, selon Nietzsche, des plus difficile à appréhender pour un moderne : car cet équilibre centré autour de la joute prend ses racines dans un sentiment qui pourrait paraître des moins aptes à garantir une quelconque stabilité politique, à savoir la convoitise, l’envie (eris) : « Le Grec est envieux et ressent ce trait non comme un défaut, mais comme l’influence d’une divinité bienfaisante : quel abîme entre son jugement moral et le nôtre ! »(6). Cette convoitise est à comprendre comme un moteur, le moteur nécessaire pour que la joute permette « le bien-être de tous, de la cité en général ». C’est parce qu’un individu expérimente un sentiment de l’ordre de l’envie qui le pousse à se surpasser, à se laisser prendre par son ambition et pour finir à s’abandonner à ce sentiment (pathos), que la joute est possible. L’efficacité politique qui procède de l’utilisation constructive de ce sentiment puissant (et donc potentiellement dangereux, destructeur, chaotisant) doit nécessairement passer par un équilibrage des forces entre les deux individus mus par cette aspiration compétitive. La circonscription de ce que doit être une telle conflictualisation (les règles du jeu de la joute) a selon Nietzsche permis au Grec de passer de la bête cruelle (tel Ulysse et ses compagnons qui « amenèrent ensuite Mélanthios par le vestibule et la cour (…) lui tranchèrent le nez et les oreilles avec le bronze cruel, lui arrachèrent les organes virils qu’ils jetèrent crus comme pâture aux chiens, lui coupèrent mains et pieds, étant ivres de colère ») (7) au citoyen grec dont l’« égoïsme trouvait là [dans la joute] à s’enflammer ; et par là, il était refréné et restreint » (8). La règle est en soi tout à fait simple : l’homme ne joute qu’avec l’homme. Ce serait à imaginer qu’une confrontation soit possible entre lui et un dieu, et à entamer un tel combat, que l’homme expérimenterait douloureusement le plus cruel des fatum. Et c’est également à ne pas respecter cette règle d’un équilibre entre les parties – non pas tant au niveau d’un équilibre des forces de chaque participant que d’un équilibre des finalités de la participation de chacun à cette joute (à savoir : une ambition et un égoïsme tournés vers des buts nobles et reconnus comme s’intégrant dans cette règle du jeu) –, c’est à ne pas jouer ce jeu que des cités entières expérimentent la chute et la décadence. Ainsi, bien plus que domptée, la bête est apprivoisée : « le génie grec a valorisé cet instinct autrefois si terriblement présent et l’a considéré comme légitime » explique Nietzsche. Il ne faut pas lire la proposition nietzschéenne comme la nécessité qu’aurait eu la civilisation hellène de se défouler, de sublimer ou encore de proposer une catharsis à la bête qui aurait été en elle. La finalité de la joute est tout autre : elle est politique. C’est dans le but d’éviter la suprématie d’un seul sur tous les autres, et donc d’ouvrir la possibilité de vivre ensemble en bonne intelligence au sein de la polis, qu’ont été élaborées, à un niveau légal (au sens d’un cadre, tout autant social que naturel, qui réglemente et organise les interactions entre individus regroupés en société), les règles agonales garantissant qu’aucun ne sera meilleur que les autres, que le gagnant de la joute (car il existe bien entendu un gagnant à cet âgon), même s’il est le plus fort, ne se retrouvera pas en fin de compte à rester le seul. La finalité n’est pas d’être le meilleur, mais bien d’être ensemble : « “Chez nous, personne ne doit être le meilleur ; mais si quelqu’un le devient, que ce soit ailleurs et chez d’autres”. Pourquoi personne n’aurait-il donc le droit d’être le meilleur ? Parce qu’ainsi la joute finirait par disparaître et que le fondement éternel qui est au principe de la vie de l’Etat grec serait mis en péril (…) Tel est le cœur de l’idée grecque de la joute : elle exècre la suprématie d’un seul et redoute ses dangers ; comme moyen de protection contre le génie, elle exige… un second génie » (9).
Combien est sensible, dans la façon mélancolique qu’a Nietzsche de présenter ce temps de la joute, le précepte selon lequel c’est d’oublier le conflit héraclitéen qu’advient le glissement vers la décadence et son horreur inhumaine (unmenschlich) : « Otons au contraire la joute de la vie grecque, notre regard plonge aussitôt dans cet abîme préhomérique de sauvage cruauté faite de haine et de plaisir destructeur » 10). La sauvagerie, pour l’homme, repose dans l’affrontement impossible. L’envie qui le pousse alors est d’une autre nature que celle qui préside à la joute : c’est l’envie d’être ce qu’il ne peut pas être, à savoir un dieu. L’affrontement au dieu est en effet impossible dans la joute. Non pas parce qu’un dieu est plus fort qu’un homme (même un dieu peut mourir, tué par les hommes) mais parce que, si un dieu et un homme joutaient ensemble, ils n’auraient pas la même finalité, la même raison de participer à cet âgon. La joute évite la démesure de l’homme qui, ne respectant pas les règles du jeu, se prendrait pour ce qu’il n’est pas (encore) : un dieu. Selon Hésiode, « il y a sur terre deux Eris [déesse de l’envie] (…) La première Eris, l’homme sensé devrait la louer, autant qu’il devrait blâmer la seconde, car ces deux déesses ont des tournures d’âme tout à fait opposées. L’une fomente male Guerre et Dissension, la cruelle ! Nul mortel n’aime à la subir, mais c’est sous le joug de la nécessité qu’on honore l’Eris au lourd fardeau, suivant le décret des Immortels. C’est elle la plus ancienne qui mit au monde la noire Nuit. Mais l’autre, Zeus, le tout-puissant, l’a placé aux racines de la terre, et parmi les hommes car elle est bien meilleure. C’est elle qui pousse au travail même l’homme malhabile ; ainsi, celui qui ne possède rien fixe-t-il ses regards sur celui qui est riche et se hâte-t-il, en l’imitant, de semer, de planter et de bien tenir sa maison ; le voisin rivalise avec le voisin qui aspire au bien-être. Cette Eris est bonne pour les hommes » (11). Au contraire de la jeune Eris qui pousse l’individu à se dépasser pour, participant à la joute, vivre en bonne intelligence avec les autres individus, la plus ancienne des Eris développe un sentiment de jalousie qui, tel un feu intérieur, ravage tout. Cette vieille Eris pousse l’homme à se battre avec ce qu’il ne peut affronter sans tomber dans l’hybris (c’est-à-dire tout ce qui dépasse la juste mesure : l’orgueil, la violence, etc.) : « Lorsqu’un homme parvient à être l’égal des dieux, il devient aussitôt leur adversaire. Mais les dieux le poussent alors à un acte de démesure (hybris) qui l’accable et le brise » (12). L’âgon est la preuve que la vieille Eris ne saurait être un fondement politique et que l’envie, de jalousie destructrice qui dresse les hommes les uns contre les autres, est devenu le ciment de la polis. Précisons un point essentiel : même si l’affrontement au dieu n’est pas possible dans ce jeu, le moderne que nous sommes ne doit pas interpréter cette limite du Grec à l’aune de son « Homme » (Humane, celui des « droits de l’homme »). Il ferait une erreur en considérant l’individu de la joute, interdit de combat avec les dieux, comme moins libre, en interprétant la joute qui consiste à être soumis à l’ananke (la nécessité de ne pas aller au delà des limites imposées par le Fatum, le destin) comme une servitude. Nietzsche nous enseigne au contraire que, « Dans l’Antiquité, les individus étaient plus libres : leurs buts étaient plus proches et plus tangibles. L’homme moderne, au contraire, est sans cesse cloué sur place par l’infini, comme Achille aux pieds agiles dans le paradoxe de l’Eléate Zénon : l’infini le paralyse, jamais il ne rattrape la tortue » (13). A vouloir se battre contre les dieux, l’homme qui a perdu l’âgon (et cela vaut pour le monde dans lequel il vit) se détruit lui-même de l’intérieur – et devient décadent.
L’affrontement défendu par les sophistes, « les plus grand maîtres de l’Antiquité, [qui] ne s’affrontaient qu’en lice » (14), a été bien décrié par l’histoire classique de la philosophie. Une juste critique repose effectivement dans la finalité d’un telle rencontre : les sophistes sont bien loin de la joute si, contrairement à l’art de la gymnastique (et à celui de ses jouteurs sportifs qui se livrent à l’âgon), le combat qu’ils prônent présente comme unique enjeu de gagner l’adversaire à sa cause ; car ce combat, une fois achevé, laissera fatalement chacun des protagonistes seul de son côté, et ceci même si le perdant s’est rangé du côté du gagnant : celui-là ne sera alors plus que l’objet du désir de lui-ci (ce désir auquel il s’est soumis), autrement dit son esclave. Dans la joute, deux agonistes se font face, chacun tentant d’amener l’autre à une expérience qui va le remettre en question et le changer, et, dans le même temps, expérimente lui-même une révolution subjective. Il ne s’agit pas tant de gagner l’autre à soi que de proposer que chacun change de place subjective. C’est à ne pas correspondre à cela que les combats sophistiques dénoncés par Platon dégénèrent en batailles où le gourou tente d’augmenter les membres de son église ou de son armée. De telles rencontres ne sont en fin de compte motivées que par une finalité égoïste bien loin de servir, au contraire de la jeune Eris dans le jeu agonal, une quelconque expérience de l’ »être ensemble » où chacun pourrait garder ses différences de point de vue mettant ainsi en scène une politique du dissensus. Si l’on veut valoriser l’aspect le plus intéressant des expériences sophistiques, qui les rapprocherait de la joute, on insistera sur l’élaboration d’un mécanisme duel dont la finalité n’est pas d’emporter la victoire mais d’arriver à une action politique, c’est à dire à un changement de la modalité de la vie commune passant par l’expérience subjective du rapport à l’autre. C’est dans la recherche de cette distinction subtile que J.F. Lyotard, dans une tentative de retrouver une dynamique agonale explique que « tout énoncé doit être considéré comme un “coup” fait dans un jeu. Cette dernière observation conduit à admettre un premier principe qui sous-tend toute notre méthode : c’est que parler est combattre, au sens de jouer, et que les actes de langage relèvent d’une agonistique générale » (15).
Il n’est pas ici pour nous question de définir les critères d’une distinction entre un usage légitime de l’affrontement, la joute (cet « ancien goût, [ce] goût noble ») et un usage illégitime, le combat (où « un homme parvient à être l’égal des dieux [qui] le poussent alors à un acte de démesure (hybris) qui l’accable et le brise »). Notre ambition n’est pas morale mais diagnostique. Nous relèverons simplement la façon dont deux films du cinéma illustrent l’affrontement au sein de notre temps présent : du côté du combat et de l’hybris, Fight Club de David Fincher (1999) et du côté de la joute et du « vivre ensemble », They live de John Carpenter (1988). Ces deux films ont en effet comme point commun de poser un même diagnostic péjoratif sur la société capitaliste présente et d’apporter une réponse à cet état de fait qui passe par un affrontement physique entre deux individus, combat ou joute, d’où va surgir une tentative d’action de résistance au système dénoncé.
Fight Club (D. Fincher, 1999) : le combat avec soi-même
Le personnage principal de Fight Club n’a pas de nom (nous l’appellerons X : il est joué par Edward Norton). Il est cadre supérieur, possède un appartement meublé IKEA, gagne très bien sa vie et a probablement des actions en bourse. Mais il critique la société dans laquelle il vit, le système dans lequel il est pris. Plus précisément, le système en question l’empêche de dormir. Voilà son symptôme : l’insomnie. Une insomnie qui le rend fou. Il est le prototype de l’individu occidental qui sait profiter du système capitalistique mais qui, tout de même, sent bien que quelque chose cloche. Jusqu’au jour où il rencontre un étrange individu, particulièrement extraverti et qui semble sans limites, le véritable déclic d’une remise en question de sa condition. Cet individu, au contraire du héros, a un nom : Tyler Durden (joué par le charismatique Brad Pitt). La confrontation avec un autre va-t-elle être la condition d’une transformation politique ? Non, car toute l’astuce du film tient dans le fait que Tyler n’est pas un autre, que le personnage principal et Tyler ne sont qu’un. Nous sommes devant un cas de dédoublement de la personnalité. Nous apprendrons à la fin du film (c’est son gimmick) que le personnage principal était en réalité un schizophrène, mais pas un de ceux qui sont définis par Henry Ey, à la « française » (il n’est pas dissocié au point d’être subjectivement désindividualisé). Le héros est plutôt un schizophrène « à l’américaine », un schizophrène facile à appréhender : il présente un dédoublement de la personnalité.
Cette rencontre du héros avec un autre lui-même va néanmoins être à l’origine d’un tentative de bouleversement de l’ordre établi — projet appelé d’ailleurs « Chaos« . Nous interrogeant sur la place de la joute dans la configuration politique et sociale de la fin du XXe siècle, ce film est particulièrement intéressant car ce projet révolutionnaire commence par un combat, que l’on peut qualifier d’originaire : X, après avoir à de nombreuses reprises croisé Tyler Durden (notamment en images subliminales qu’on peut, a posteriori et grâce à un lecteur DVD, retrouver dans de nombreuses scènes du début du film), entame un soir une discussion avec lui sur un terrain vague, derrière un bar. Après quelques bières virilement échangées, Tyler a l’idée d’un jeu : il propose à X que, chacun leur tour, les deux protagonistes demandent à leur adversaire de le frapper « aussi fort qu’il peut ». Quelques coups gênés s’échangent, puis la bataille s’engage. Un combat très court et très violent, en plan séquence très large : au loin, sur le terrain vague, deux silhouettes se battent. Le plan s’achève sur une scène conclusive post-coïtum : X et son double lui-même, Tyler, fument une cigarette et descendent une bière ; « il faudra recommencer à l’occasion ». C’est ainsi que commence la création d’une vaste organisation. X et Tyler mettent en place un « Fight Club » où tous les hommes — il ne s’agit que d’hommes  (16) — peuvent se battre deux par deux sous le regard des autres. Une suite de combat centrée autour d’une idéologie édictée par X en voix off : « Personne n’était le centre du Fight Club, exceptés les deux combattants ». Les choses ne s’arrêtent pas en si bon chemin puisque le chef (Tyler, la face sombre de X et dont les desseins restent, jusqu’au bout du film, inconnus à ce héros sans nom) décide, à partir de ce matériel viril, de monter une armée. Ainsi s’organise une gente paramilitaire, au look fasciste (béret et treillis noirs), dirigée par le personnage principal, schizophrène américain clinique, qui l’utilise pour mener des attaques terroristes sur les symboles de cette société qu’il considère dans un premier temps plus à détruire qu’à transformer. Toutes ces actions sont présentées comme un jeu : détruire en une seule action une « oeuvre d’art contemporaine urbaine » et un « commerce franchisé » en lançant sur un restaurant une sphère géante qui sert de fontaine ! Le fonctionnement de ce groupe paramilitaire n’a certes rien d’un collectif. Il ressemble plutôt à une armée de zombies vêtus de noir, obéissant aveuglément à leur chef (à deux têtes), sans aucune discussion politique possible en son sein. Ils ne sont que du « compost », les « rebuts à tout faire du monde » comme leur crie dessus Tyler alors qu’ils creusent des trous ou construisent des objets dans ce qui ressemble à une fourmilière géante. A l’image de ces poèmes retrouvés par X dans la grande maison abandonnée qui sert de squat à cette organisation secrète, « écrits à la première personne par un organe : “je suis le coeur de Jack” », tous ces individus sont les organes d’un organisme monstrueux où, si une cellule vient à mourir, une autre la remplacera (le remplacement se fait par l’attente de la recrue, deux nuits entières sans bouger sur le perron de la maison, à se faire insulter par tout le monde). Un organisme dirigé par un organe malade : un cerveau schizophrénique. Quand un individu rencontre ce collectif, et qu’il participe au fight club, il n’existe qu’en tant qu’il devient une cellule supplémentaire de cet organisme : tout se passe au sein d’un même corps, sans rencontre possible avec l’autre entendu comme organisme indépendant – l’autre n’existe qu’en tant que potentielle pièce de la machine en construction. Les combats ne servent qu’à se défouler, et ne représentent nullement un quelconque affrontement susceptible d’aboutir à l’intégration de deux individus foncièrement différents (deux organismes si l’on veut) dans une organisation politique commune où chacun garderait son individualité irréductible. Le combat est l’épreuve initiatique qui permet d’être intégré, comme un organe de plus, dans l’organisme unique qu’est le personnage principal du film. On pourra donc ici difficilement parler de joute : X nous donne une définition de ces combats : « L’important n’était ni dans la victoire ni dans les mots (…) Quand le combat était fini rien n’était résolu, mais rien ne comptait : après ça, on se sentait sauvé ». A la question « peut-on, subjectivement, changer tout seul sans avoir recours à l’autre ? », Fight Club semble vouloir répondre par l’affirmative en proposant la construction d’un organisme géant, suivant le projet d’un seul qui intègre chaque individualité au sein de sa machine de guerre. Mais ce personnage, du même coup, n’expérimente jamais la moindre remise en question de son projet écrit une fois pour toute et, s’il rencontre un autre, c’est toujours pour l’intégrer à son projet, pas pour faire l’expérience de l’altérité. En ce sens, le combat de Fight Club n’est pas une joute. Et tout pourrait aussi bien se passer dans la tête du personnage principal que cela n’y changerait rien – peut-être est-ce d’ailleurs en fin de compte le cas.
Le constat de Fight Club est celui de la disparition, au niveau individuel, de toute possibilité politique au sens classique du terme, de l’ »être ensemble ». Tyler explique à X que le Fight Club ne leur appartient pas (« Nous ne sommes personne ») et c’est à partir de là que le seul changement possible reste celui, isolé, de l’individu : le combat fondateur de ce mouvement visant à changer le monde est d’ailleurs celui d’un organisme individualisé (un américain normal de l’Amérique capitaliste) avec lui-même. L’individu se scinde en deux pour faire de son corps désindividualisé le ring d’un combat lui permettant de se mettre à l’égal des dieux – lui permettant de refaçonner le monde selon son seul désir. Le personnage se bat contre lui-même pour ne plus être ce que le Capitalisme a fait de lui, un cadre supérieur heureux de choisir des accessoires IKEA fabriqués pour donner l’illusion d’être unique (« Je feuilletais les catalogues en me demandant quel genre de vaisselle me définit en tant que personne. J’avais tout ; même les bols et les assiettes en verre avec des petites bulles et des imperfections pour prouver que c’était bien l’œuvre des artisans simples, honnêtes et travailleurs des régions rurales de… Dieu sait où. »). Il lutte directement avec les dieux en se proposant lui-même comme lieu du combat. Et ne peut qu’affronter la démesure de l’hybris : le film s’achève sur la réussite du « projet chaos » consistant à faire sauter tous les immeubles des organismes de crédits et de banques de New York, à organiser « l’effondrement de l’histoire de la finance, un grand pas en avant vers l’équilibre économique (…) pour faire repartir tout le monde à zéro, générer le chaos total ». Les explosions desdits immeubles symbolisant l’ordre tyrannique abattu (qui s’effondre dans un véritable « abîme préhomérique ») servent de toile de fond à la scène finale : le héros (redevenu normal, un coup de pistolet dans la tête le mutilant gravement suffit à faire disparaître définitivement Tyler) et l’héroïne, ensemble, main dans la main, regardent médusés les ruines sur lesquelles il va falloir maintenant construire l’avenir. Tout s’est passé entre ce personnage sans nom et lui-même. Face, ou plutôt au sein du capitalisme, le personnage principal reste au bout du compte « cloué sur place par l’infini » (pour reprendre les termes de Nietzsche) et bien vaine semble cette destruction à laquelle succède immédiatement l’Eden final sensé inaugurer le nouvel ordre à venir, et qui rappelle étrangement celui qui a présidé au nôtre. Si le héros est devenu, un court temps, un dieu qui adapte le monde à sa mesure, qui le construit à la hauteur de son désir, le nouvel Adam tenant la main de la nouvelle Eve ne fait rien d’autre qu’assouvir, au bout du compte, un banal désir œdipien – cet Œdipe indispensable à la schizophrénique immortalité du Capitalisme.
Stéphane Nadaud
Article inédit / 2009

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Fight Club / David Fincher / 1999
d’après le roman de Chuck Palahniuk
avec Brad Pitt, Edward Norton et Helena Bonham Carter

1 « Quel mépris envers les études « d’Humanités”, pour qu’on les ait nommées belles lettres [en français dans le texte] (bellas litteras) (…) Elles ont au reste des aspects qui attirent par tout autre chose que par la beauté » (fragment 3 [6] de 1875). Nietzsche, Fragments posthumes 1874-1875 in. Œuvres philosophiques complètes II**, Paris, Editions Gallimard, 1988, p. 258 & p. 551 (note 2 de la p. 258), trad. P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy. Humanitäts est le terme allemand pour Humanités mais Nietzsche utilise également le terme Philologie ou Litteratur qui recoupent plus ou moins la même notion. Rappelons l’opposition fondamentale que fait Nietzsche entre human (qui caractérise l’homme construit par le christianisme, la métaphysique et la science qui va avec, et dont les philologues recherchent en vain les origines dans le monde antique) et menschlich (pour l’homme qui s’inscrit, ou tente de s’inscrire, dans les dessins de la nature, à l’image des Grecs que Nietzsche exhaussent dans la Naissance de la tragédie – cf. Menschliches Allzumenschliches, Humain trop humain) : « L’humain [das Menschliche] que nous montre l’antiquité ne doit pas être confondu avec l’humain [das Humane]. C’est une opposition qu’il faut faire ressortir avec force, la philologie est malade de vouloir opérer cette substitution ; on n’y amène les jeunes gens que pour les rendre humains [humane]«  (fragment 3 [12] de 1875). Ibid., p. 259.
2 Héraclite (fragment DK 53). Polemos renvoie, chez les Grecs, à l’idée de la guerre qui a comme fonction de repousser l’élément non souhaité hors de ses frontières (la guerre de la Polis contre les Barbares par exemple), alors que âgon renvoie à l’idée de joute (interne à une cité : la tragédie, les joutes sportives ou rhétoriques ; ou entre cités civilisées du monde grec : les rivalités, par jeux ou guerres, entre Sparte et Athènes par exemple). La lecture humaniste classique consiste à poser l’âgon comme plus pacifique que le polemos. C’est vouloir associer les luttes internes au monde « civilisé » (luttes qui sont autant de potentielles guerres civiles : nous renvoyons sur cette question aux travaux d’Alain Brossat) avec les Belles Lettres que de faire une telle distinction. Nous ne la ferons donc pas et envisagerons l’âgon et le polemos comme deux modalités d’un même esprit contradictoire que nous appellerons, par commodité pour la suite du texte, âgon, joute.
3 Platon, le Sophiste, trad. N. Cordero, Paris, Garnier Flamarion, 1993, 216a.
4 F. Nietzsche, le Crépuscule des idoles (Ce que je dois aux Anciens), in Œuvres philosophiques complètes tome VIII*, Paris, Gallimard, 1974, p. 149, trad. J.-C. Héméry.
5 M. Foucault, Il faut défendre la société, Hautes Etudes, Gallimard, Paris, 1997, pp. 17-18. « Je voudrais essayer de voir dans quelle mesure le schéma binaire de la guerre, de la lutte, de l’affrontement des forces, peut effectivement être repéré comme le fond de la société civile, à la fois le principe et le moteur de l’exercice du pouvoir politique ».
6 F. Nietzsche, la Joute chez Homère (Cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits), in Œuvres philosophiques complètes I** : Ecrits posthumes 1870-1873, Paris, Editions Gallimard, 1975, p. 195, traduction de Backès, Haar & de Launay.
7 Homère, l’Odyssée, Paris, Garnier Flammarion, 1965, chant XXII (474-501), trad. M. Dufour et J. Raison.
8 F. Nietzsche, la Joute chez Homère, op. cit.
9 F. Nietzsche, la Joute chez Homère, op. cit., pp. 196-197. La citation est d’Héraclite (fragment DK 121) : tirade antidémocratique, elle visait à critiquer les Ephésiens qui avaient exilé Hermodore, le meilleur d’entre eux (ce qui prouvait aux yeux d’Héraclite la stupidité démocratique capable d’exclure ses meilleurs éléments). Nietzsche le lit ici d’une façon différente des lectures classiques.
10 la Joute chez Homère, op. cit., p. 198.
11 Hésiode, les Travaux et les jours, 11-26.
12 la Joute chez Homère, op. cit., p. 199.
13 F. Nietzsche, la Joute chez Homère, op. cit., pp. 197-198.
14 Ibid, p. 198.
15 J.F. Lyotard, la Condition postmoderne, les Editions de Minuit, Paris, 1979, p. 23
16 La composante homosexuelle est distillée tout le long du film, du « jeu » à l’arrière du bar au massacre par X d’un jeune blondinet qui participe au Fight Club (à Tyler qui lui demande « où étais-tu psycho-boy ? », X répond :« j’avais envie de démolir du beau »). X explique d’ailleurs en voix off : « Nous étions en couple (…) A-t-on vraiment besoin des femmes ? ». Une homosexualité qu’on pourra dire, si l’on tient à une interprétation psychanalysante, narcissique, comme le suggère cette remarque de Tyler à X (d’un personnage à lui-même donc) devant une affiche de jeune homme en slip pour une publicité Calvin Klein (« L’autoémulation c’est de la masturbation. L’autodestruction… »). La schizophrénie du personnage perd avec cette analyse encore plus de sa dimension psychotique : le personnage principal semblant plutôt dans une préoccupation œdipienne homosexuelle narcissique. On retrouvera ici les liens entre la schizophrénie et le complexe d’œdipe sur toile de fond capitalistique tels que les développent F. Guattari et G. Deleuze dans l’Anti-Œdipe, Paris, Editions de Minuit, 1972.
17 Projet dont le mécanisme peut donc être qualifié de paranoïaque – ce qui confirme l’idée que la schizophrénie du personnage principal, au delà de l’astuce scénaristique, est bien celle du Capitalisme tel qu’Il balance entre les reterritorialisations paranoïaques et les déterritorialisations schizophréniques. G. Deleuze et F. Guattari, l’Anti-Œdipe, op. cit., p. 335.




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