Les luttes « décroissantes » qui viennent.
Ceci va bien entendu pousser Guattari – avec Deleuze et à la suite de Foucault -, à poser la question d’une redéfinition des formes des luttes contre les sociétés économiques et l’aliénation politique, et notamment en les pensant cette fois-ci d’un seul tenant. On comprend qu’après être venu au parti des Verts au milieu des années 80, Guattari ait vite déchanté pour finir par écrire en 1989 les Trois écologies, qui était finalement sa réponse à l’écologie des casernes partidaires et à son environnementalisme technocratique incapable de se lier à une écologie sociale véritable et surtout à une écologie mentale, c’est-à-dire une écosophie enfin dégagée de l’univers cybernétique de la gestion et autre administration des simples choses. Et faisant cette critique aux Verts, je ne veux pas dire que Guattari aurait été bien mieux entendu au sein du PPLD ou encore dans n’importe quel autre parti d’encadrement du bétail des votards, bien au contraire. On sait en effet depuis Simone Weil, que les partis politiques ne sont redevables d’aucune pensée cohérente et ne cherchent que la croissance illimitée de leur propre pouvoir dont l’informationnisme de positionnement sur tout et à peu près n’importe quoi, est le principe même de cette croissance.
Il faut donc changer de discours révolutionnaires, de luttes, de pratiques sociales, pour les transformer dans le travail en commun d’une nouvelle éthique, d’une « micro-politique du désir » que Guattari va définir à partir des réflexions de Foucault sur les interstices internes au tissu de la bio-politique. C’est donc peu dire que l’écosophie n’est en rien un étatisme écologiste ni ne relève plus largement de la sphère politique autonomisée, qui à l’image de celle de l’économique, s’interpénètrent continuellement pour ne faire plus qu’un. En effet, « il n’est plus possible de prétendre s’opposer à lui [le capitalisme] seulement de l’extérieur par les pratiques syndicales et politiques traditionnelles » comme le croient encore les derniers illusionnés de la politique qui inlassablement essayent de réanimer le cadavre du social et de la politique mais qui n’en ré-organisent finalement que les simulacres coupables. « Il est devenu également impératif d’affronter ses effets [du capitalisme] dans le domaine de l’écologie mentale au sein de la vie quotidienne individuelle, domestique, conjugale, de voisinage, de création et d’éthique personnelle. Loin de chercher un consensus abêtissant et infantilisant [comme le feraient les perspectives politiques et syndicales, toujours marquées par l’opposition mystificatrice à une extériorité transcendante], il s’agira à l’avenir de cultiver le dissenssus et la production singulière d’existence ». C’est donc à un véritable décentrement et déséquilibre vis-à-vis des pavloviens réflexes politiques et militants, une toute autre « re-politisation à la mesure d’un autre concept du politique » comme écrit J. Derrida, auquel Guattari nous invite. La politique comme mise en place de « politiques publiques » est renversée et n’est donc plus la solution pour faire face à l’aliénation économique qu’entraîne la réification par la forme-valeur du monde et de la vie en un « champ d’équivaloirs ». Et « l’écologie de l’imaginaire » qu’appelle Guattari est bien celle qui dit à la différence de l’écologie politique punitive, que « l’ennemi n’est pas seulement représenté par « les autres ». L’ennemi, c’est aussi nous-même, l’ennemi est dans notre tête comme écrit S. Latouche. Notre imaginaire à tous est colonisé. Nous avons tous besoin d’une catharsis », y compris et surtout les écologistes. L’avant-gardisme et les professionnels de la représentation ou de la militance qui savent toujours mieux ce qui est bon pour les autres, comme les fausses oppositions gauche/droite et « gauche de la gauche »/gauche de gouvernement, sont ainsi neutralisés et écartés comme autant de formes non vécues de territoires inexistentiels à faire décroître. L’ontologie capitaliste et sa valeur comme « forme sociale totale » n’est pas un ennemi qui nous est extérieur. « Il est assurément plus facile d’écrire sur les multinationales que sur la valeur, et il est plus facile de descendre dans la rue pour protester contre l’Organisation mondiale du commerce ou contre le chômage que pour contester le travail abstrait écrit Anselm Jappe. Il ne faut pas un grand effort mental pour demander une distribution différente de l’argent ou davantage d’emplois. Il est infiniment plus difficile de se critiquer soi-même en tant que sujet qui travaille et qui gagne de l’argent. La critique de la valeur est une critique du monde qui ne permet pas d’accuser de tous les maux du monde « les multinationales » ou « les économistes néolibéraux » pour continuer sa propre existence personnelle dans les catégories de l’argent et du travail sans oser les mettre en question par crainte de ne plus paraître « raisonnable ».
On le voit, c’est une perspective en ligne de fuite hors des sociétés de croissance, qui amène à une véritable décolonisation de l’imaginaire de la gauche et en particulier des extrêmes-gauche. Cette « écosophie de type nouveau poursuit Guattari, à la fois pratique et spéculative, éthico-politique et esthétique, me paraît donc devoir remplacer les anciennes formes d’engagement religieux, politique, associatif… Elle ne sera ni une discipline de repli sur l’intériorité, ni un simple renouvellement des anciennes formes de « militantisme ». Il s’agira plutôt d’un mouvement aux multiples facettes mettant en place des instances et des dispositifs à la fois analytiques et producteurs de subjectivité. Subjectivité tant individuelle que collective, débordant de toutes parts les circonscriptions individuées, « moïsées », clôturées sur des identifications et s’ouvrant tous azimuts du côté du socius mais aussi du côté des Phylum machiniques, des Univers de référence technico-scientifiques, des mondes esthétiques, du côté également de nouvelles appréhensions « pré-personnelles » du temps, du corps, du sexe… Subjectivité de la resingularisation capable de recevoir de plein fouet la rencontre avec la finitude sous l’espèce du désir, de la douleur, de la mort… ». Ces nouvelles praxis éco-logiques font parties de cette nouvelle stratégie révolutionnaire que Guattari aura théorisé en 1977 dans la Révolution moléculaire. La révolution comme l’avait déjà dit Marx, n’est pas une révolution politique, elle se fait au contraire minuscule, infinitésimale, et passe au travers de nos corps et de nos désirs. Son rythme propre n’est pas celui de l’urgence écologique à organiser la survie écologiste de la Méga-machine techno-politico-économique, il est aussi chaotique que rhizomatique. « Est-ce à dire que les nouveaux enjeux multipolaires des trois écologies se substitueront purement et simplement aux anciennes luttes de classe et à leurs mythes de référence ? Certes, une telle substitution ne sera pas aussi mécanique ! Mais il paraît cependant probable que ces enjeux, qui correspondent à une complexification extrême des contextes sociaux, économiques et internationaux, tendront à passer de plus en plus au premier plan ». Cette perspective dérangera très certainement les chantres de l’Etat jacobin redistributeur des valorisations capitalistes ou encore ceux de la forme autonomisée de la politique qui inlassablement surplombe, rationalise et logicialise la « socialité primaire » (A. Caillé). Guattari écrit à leur propos, que « l’on pourrait m’objecter que les luttes à grande échelle ne sont pas nécessairement en synchronie avec les praxis écologiques et les micro-politiques du désir. Mais c’est là toute la question : les divers niveaux de pratique non seulement n’ont pas à être homogénéisés, raccordés les uns aux autres sous une tutelle transcendante, mais il convient de les engager dans des processus d’hétérogenèse (…). Il convient de laisser se déployer les cultures particulières tout en inventant d’autres contrats de citoyenneté. Il convient de faire tenir ensemble la singularité, l’exception, la rareté avec un ordre étatique le moins pesant possible. L’éco-logique n’impose plus de « résoudre » les contraires, comme le voulaient les dialectiques hégéliennes et marxistes. En particulier dans le domaine de l’écologie sociale, il existera des temps de lutte où tous et toutes seront conduits à se fixer des objectifs communs et à se comporter « comme de petits soldats » – je veux dire, comme de bons militants, mais, concurremment, il existera des temps de resingularisation où les subjectivités individuelles et collectives « reprendront leurs billes » et où, ce qui primera, ce sera l’expression créatrice en tant que telle, sans plus de soucis à l’égard des finalités collectives. Cette nouvelle logique écosophique, je le souligne, s’apparente à celle de l’artiste ».
Dans une perspective dont l’arrière-base est souvent deleuzo-guattarienne, le groupe Tiqqun écrit ainsi que les problèmes qui se posèrent aux Autonomes italiens de 1977 comme à Félix Guattari , nous ne nous les sommes pas encore posés. « Le passage des luttes sur les lieux de travail aux luttes sur le territoire, la recomposition d’un tissu éthique sur la base de la sécession, la question de la réappropriation des moyens de vivre, de lutter et de communiquer entre nous, forment un horizon inatteignable tant que ne sera pas admis le préalable existentiel de la separ/azione. Separ/azione signifie : nous n’avons rien à voir avec ce monde. Nous n’avons rien à lui dire, ni rien à lui faire comprendre. Nos actes de destruction, de sabotage, nous n’avons pas besoin de les faire suivre d’une explication dûment visée par la Raison humaine. Nous n’agissons pas en vertu d’un monde meilleur, alternatif, à venir, mais en vertu de ce que nous expérimentons d’ores et déjà, en vertu de l’irréconciliabilité radicale entre l’Empire et de cette expérimentation, dont la guerre fait partie. Et lorsqu’à cette espèce de critique massive, les gens raisonnables, les législateurs, les technocrates, les gouvernants demandent : « Mais que voulez-vous donc ? », notre réponse est : « Nous ne sommes pas des citoyens. Nous n’adopterons jamais votre point de vue de la totalité, votre point de vue de la gestion. Nous refusons de jouer le jeu, c’est tout. Ce n’est pas à nous de vous dire à quelle sauce nous voulons être mangés ». Nombreux objecteurs de croissance à travers la révolution moléculaire d’une dérive rurale qu’ils auto-organisent ici et maintenant, par les lieux qu’ils occupent et habitent afin de se réapproprier leur vie et lutter sans s’essouffler en dépendant le moins possible de la société échangiste de l’interdépendance marchande, forment déjà quelque unes des lignes de la circulation au sein du Parti imaginaire qui vient.
La transversalité des trois écologies et la nécessité de la « re-singularisation. »
Réagissant à l’écologie environnementaliste, à son conservatisme protecteur et à sa sanctuarisation de la nature qui ne font que sur-organiser la planète quand ils n’amènent pas à sa disneylandisation, Guattari refuse ainsi de « tomber dans le mythe animiste ou vitaliste, comme par exemple celui de l’hypothèse Gaïa de Lovelock et Margulis », qui d’ailleurs est très marqué par une approche cybernétique de l’écologie, comme peut l’être également l’œuvre assez minable de Georgescu-Roegen. A l’opposé de toute l’écologie essentiellement naturaliste et donc environnementaliste (dans sa forme biocentrique propre à l’école du Wilderness, comme dans la forme de l’équilibre éco-cybernétique de l’homme et de la nature), la grande idée de l’écosophie est qu’ »il n’est pas juste de séparer l’action sur la psyché, le socius et l’environnement (…). Il conviendrait désormais d’appréhender le monde à travers les trois verres interchangeables que constituent nos trois points de vue écologiques ». Pour Guattari, la vieille écologie politique dont il nous faut sortir tout comme il faut sortir de l’économie, doit alors laisser place à l’écosophie à venir. Il s’agit alors d’aborder de « nouvelles pratiques sociales, nouvelles pratiques esthétiques, nouvelles pratiques du soi dans le rapport à l’autre, à l’étranger, à l’étrange : tout un programme qui paraîtra bien éloigné des urgences du moment ! Et pourtant, c’est bien à l’articulation : de la subjectivité à l’état naissant ; du socius à l’état mutant ; de l’environnement au point où il peut être réinventer ; que se jouera la sortie des crises majeures de notre époque ». De plus comme nous l’avons dit, c’est parce que la mégamachine sociale, politique et techno-économique est d’un seul tenant, que « les trois écologies devraient être conçues, d’un même tenant, comme relevant d’une commune discipline éthico-esthétique et comme distinctes les unes des autres du point de vue des pratiques qui les caractérisent. Leurs registres relèvent de ce que j’ai appelé une hétérogenèse, c’est-à-dire de processus continu de re-singularisation. Les individus doivent devenir à la fois solidaires et de plus en plus différents ».
Et cette re-singularisation à travers la réappropriation de Territoires existentiels, ce « libre développement des individualités » dont parlait déjà Marx, le premier philosophe à avoir découvert l’immanence de la vie dans les termes les plus concrets, est bien la visée écosophique. Car on le sait – et Marx depuis Fourier qu’il a lu attentivement et réinterprété formidablement -, « quels que soient la forme et le contenu particulier de l’activité et du produit [les vilains patrons, les méchants financiers, comme les gentils salariés "exploités" ou les heureux écologistes], nous avons affaire à la valeur, c’est-à-dire à quelque chose de général qui est négation et suppression de toute individualité et de toute originalité ». Ainsi avec l’écosophie comme avec la décroissance, « l’histoire qui fait – qui fera – suite à l’économie marchande écrit Michel Henry, n’en sera pas moins l’histoire des individus, l’histoire de leur vie : en un sens, c’est ce qu’elle sera pour la première fois », car au travers de la sortie de l’économie marchande et de toute économie, « l’activité individuelle, la vie, la praxis n’est point abolie, elle est rendue à elle-même. Elle n’est plus déterminée par la production matérielle – cela veut dire : elle n’est plus doublée par un univers économique ». Comme l’écrit encore Henry, « il y a chez Marx une idée limite qui est finalement celle de l’élimination de l’économique, de la valeur d’échange et de l’argent. C’est une limite, mais pas une fiction ».
Cette re-singularisation là, en dehors de toutes subjectivités sérialisées plantées dans les champs d’équivaloir où pousse la forme-valeur, nous y reviendront, est bien la pierre d’angle de l’écosophie de Guattari. Et c’est peu dire qu’aujourd’hui, à part le singulier et précieux ouvrage de Jean-Claude Besson-Girard, Decrescendo cantabile, cette perspective là est peu discutée en termes concrets, c’est-à-dire de révolution de la vie quotidienne, ici et maintenant. Seuls les petits gestes gestionnaires de la simplicité volontaire et du reste du citoyennisme écologique sont acceptés sans débat, quand certains économes veulent sauver l’économie avec la décroissance en la suréquipant de sa simple morale de la responsabilité et de l’auto-limitation. Ce serrage écologiste de la ceinture économique semble bien être l’horizon indépassable de l’antiproductivisme simplet d’un certain écologisme décroissant. Il manque encore bel et bien dans la décroissance, cette transversalité écosophique entre l’écologie mentale, sociale et environnementale, puisque la « simplicité volontaire » n’a pour finalité que l’environnementalisme des gestionnaires économes de l’écologie antiproductiviste, dont elle n’est que l’attribut complémentaire à la poursuite d’une seule et même dépossession. Car finalement cette re-singularisation qu’appelle Guattari est exactement la perspective éthico-esthétique qu’adopte Besson-Girard quand il écrit que pour la décroissance la seule démarche qui compte finalement vraiment en terme d’écologie mentale, est « celle qui consisterait à dénombrer et à éclairer, par et pour chacun de nous, les territoires intérieurs de notre faculté de sentir, mis en jachère, atrophiés ou détruits par cette déculturation. Mais sommes-nous prêts à cet exercice de lucidité personnelle ? ». Et c’est là en effet que la décroissance se joue véritablement comme « écologie de l’imaginaire », beaucoup plus que sur les estrades des sex-shops politiques ou des peep-show médiatiques et encore moins dans les salons d’instituts réfléchissant avec des airs de grand sérieux à des listes de promesses estampillées « décroissance » pour l’alimentation planifié du « bétail des votards ».
Cependant dans cette perspective écologique d’une réappropriation de sa faculté de vivre, « le principe commun aux trois écologies écrit Guattari, consiste en ceci que les Territoires existentiels auxquels elles nous confrontent ne se donnent pas comme en-soi, fermé sur lui-même, mais comme pour-soi, précaire, fini, finitisé, singulier, singularisé, capable de bifurquer en réitérations stratifiées et mortifères ou en ouverture processuelle à partir de praxis permettant de le rendre « habitable » par un projet humain. C’est cette ouverture praxique qui constitue l’essence de cet art de « l’éco » subsumant toutes les manières de le domestiquer ». « Mettre au jour d’autres mondes que ceux de la pure information abstraite, engendrer des Univers de référence et des Territoires existentiels où la singularité et la finitude soient prises en compte par la logique multivalente des écologies mentales et par le principe d’Eros de groupe de l’écologie sociale et affronter le face-à-face vertigineux avec le Cosmos pour le soumettre à une vie possible, telles sont les voies enchevêtrées de la triple vision écologique ». « Il ne s’agit pas pour nous d’ériger des règles universelles à titre de guide de ces praxis, mais à l’inverse, de dégager les antinomies principielles entre les niveaux écosophiques ou, si l’on préfère, entre les trois visions écologiques ».
Clément Homs
Publié sur Nouveau millénaire, défis libertaires / avril 2007
(notes consultables sur le site d’origine)
Waouh les deux photos (celle qui va avec ce texte et celle qui va avec le texte précédent) font vraiment peur au niveau de comment est réalisée l’oeuvre, au niveau des actes (d’achat, de coupage de l’arbre etc…) nécessaires à sa réalisation. Et toutes les réponses qu’on peut imaginer sont flippantes. Même si l’artiste a usé de ses sous pour faire ça à partir d’un arbre déjà coupé pour des raisons industrielles, quid de tous les vieux arbres inconnus dans les produits industriels, dont on ne se soucie plus…Enfin vous voyez quoi, je me suis tapé un grand coup de peur… Faudrait que je lise les textes maintenant.