« Il y a un problème de redéfinition des pratiques sociales, de réinvention des modes de concertation, des modes d’organisation, des rapports avec les médias, etc. Et ça devient politique : savoir qu’est-ce qu’on veut faire. Est-ce que justement on veut changer radicalement les systèmes de valorisation ? Auquel cas il faut les prendre dans leur globalité, dans leur ensemble. Si on prétend changer seulement sectoriellement, constituer une petite force d’appoint, un petit lobby de pression sur l’environnement, alors moi je pense que c’est perdu d’avance ; parce que ça marchera très bien : l’industrie ne demande pas mieux que d’utiliser le mouvement écologiste comme elle a utilisé le mouvement syndical pour sa propre structuration du champ social. Ça serait très vite digéré par l’industrie, par l’Etat, par les forces dominantes. Il faut un autre niveau d’exigence. Je propose ce terme d’écosophie pour montrer l’amplitude de la problématique des valeurs ».
« Une immense reconstruction des rouages sociaux est nécessaire pour faire face aux dégâts du Capitalisme Mondial Intégré. Seulement, celle-ci passe moins par des réformes de sommet, des lois, des décrets, des programmes bureaucratiques que par la promotion de pratiques innovantes, l’essaimage d’expériences alternatives, centrées sur le respect de la singularité et sur un travail permanent de production de subjectivité, s’autonomisant tout en s’articulant convenablement au reste de la société « .
Félix Guattari
La décroissance comme on le sait aujourd’hui amène non seulement à ce que S. Latouche appelle une « révolution culturelle », c’est-à-dire à la décolonisation d’un imaginaire économiciste, politiste et progressiste, mais plus encore, elle mène aussi et surtout à privilégier comme l’a fait le situationnisme, une profonde révolution de la vie quotidienne enfin constituée en autant de moments réellement vécus. Par des pratiques autonomisantes, d’auto-détermination et de réappropriation de sa propre vie, par l’auto-production, l’auto-consommation, l’auto-construction, le « do it yourself », les « réductions », les « TAZ », les Bolo’bolo, c’est-à-dire par la construction situationnelle de formes-de-vie, c’est le « système de la quotidienneté asservie et programmée » (H. Lefebvre) par l’échange marchand qui a déjà colonisé toutes les dimensions du pouvoir-capacité que nous avions individuellement et collectivement sur notre propre vie, qui est ébranlé dans ses fondements réels comme imaginaires. Il s’agit donc ici d’une certaine « dérive urbaine » lettriste, qui notamment au travers de l’écriture de Bernard-Marie Koltès (lui aussi lecteur de Deleuze et probablement de Foucault), dit assez bien l’instabilité, l’impossibilité de s’ancrer, la dissymétrie entre une vie normée et une vie mouvante, la dichotomie entre la nuit et le jour, quand il écrit qu’il « ne conçoit un avenir que dans une espèce de déséquilibre permanent de l’esprit, pour lequel la stabilité est non seulement un temps mort, mais une véritable mort ». On pourrait aussi parler plus particulièrement d’extension du domaine de la lutte contre la mort économique qui nous traverse, en parlant de « dérive rurale » au travers des expérimentations que nous mettons en place. Et c’est dans cette perspective d’une décroissance comprise comme « révolution de la vie quotidienne » qui ne se réduise donc pas à la simplicité de la simplicité volontaire et à ses petits gestes éco-citoyens et politiciens propres à la sobriété économe du développement durable et d’une certaine « décroissance soutenable », comme aux politiques publiques de toute l’écologie politique technocratique – qui tous ensemble mis bout à bout ne cessent d’être que les compléments dialectiques au replâtrage réformiste de la Méga-machine techno-politico-économique -, que la lecture de l’ouvrage les Trois écologies de Félix Guattari peut nous être aujourd’hui des plus précieuses pour dé-penser et re-penser notre rapport à la question politique, et à son impuissance contemporaine à nous arracher à cette nuit juste avant les forêts qui nous enserre de toute part, sans entraves et sans temps morts, surtout sans possibilité d’aucun dehors.
Guattari ne pouvait en effet que critiquer le tournant funeste de l’écologie politique naissante en 1974 lors de la candidature de « l’ex-technocrate René Dumont » (Charbonneau) , pour ensuite prendre à contre-pied toute la gauche. Car « les milieux « alternatifs » écrit-il, méconnaissent généralement l’ensemble des problématiques relatives à l’écologie mentale ». Et c’est là que nous pouvons déjà trouver un lien évident avec la décroissance dans son positionnement vis-à-vis des politiques publiques écologiques. « Tant que le marteau économique reste dans nos têtes écrit S. Latouche, toutes les tentatives de réformes sont des agitations vaines, stériles et le plus souvent dangereuses ». En mettant donc en avant la nécessité d’une « déséconomicisation des esprits » avant tout autre chose, la décroissance a donc un lien évident avec « l’écologie de l’imaginaire » de Guattari dont elle est le prolongement. Car la traditionnelle « écologie environnementale, telle qu’elle existe aujourd’hui poursuit-il, n’a fait, à mon sens, qu’amorcer et préfigurer l’écologie généralisée que je préconise ici (…). Les actuels mouvements écologiques ont certes biens des mérites, mais à la vérité, je pense que la question écosophique globale est trop importante pour être abandonnée à certains de ses courants archaïsants et folklorisants, optant quelquefois délibérément pour un refus de tout engagement politique à grande échelle. La connotation de l’écologie devrait cesser d’être liée à l’image d’une petite minorité d’amoureux de la nature ou de spécialistes attitrés (…) J’y insiste, ce choix [écosophique] n’est plus uniquement entre une fixation aveugle aux anciennes tutelles étatico-bureaucratiques, un welfare généralisé ou un abandon désespéré ou cynique à l’idéologie des « yuppies » (…). La question est dès lors de savoir si de nouveaux opérateurs écologiques et de nouveaux Agencements d’énonciation écosophiques parviendront ou non à les orienter dans des voies moins absurdes, moins en impasse que celles du Capitalisme Mondial Intégré (CMI) ». Voilà qui est en effet posé.
En dehors d’une conception héroïque et téléologique de la politique, cet ouvrage présente alors de manière originale la nécessité d’une recomposition et d’une redéfinition des pratiques sociales et individuelles rangées selon les trois rubriques complémentaires de l’écologie sociale, l’écologie mentale et l’écologie environnementale, et qu’il regroupe sous l’égide éthico-esthétique d’une écosophie à venir et qui pourrait bien porter aujourd’hui le nom de « décroissance ». Pour lui la décroissance amènerait ainsi à dé-penser et re-vivre les rapports de l’humanité au socius, à la psychè et à la « nature ». A l’inverse des « objecteurs de croissance » qui se bornent à nous resservir des formes politiques et militantes à l’agonie dont il est fort à craindre qu’elles ne lassent plus rapidement que le cinéma et la télévision, il s’agirait pour Guattari d’une véritable « recomposition et un recadrage des finalités des luttes émancipatrices » en fonction des « trois types de praxis éco-logiques » mis en évidence.
La subjectivité croissanciste et son monde-d’un-seul-tenant.
Notons d’abord que la critique que porte Guattari est bien celle de la « mise en cause des modes dominants de valorisation des activités humaines » et avant tout la dénonciation de « l’imperium d’un marché mondialisé qui lamine les systèmes particuliers de valeur, qui place sur un même plan d’équivalence : les biens naturels, les biens culturels, les sites naturels ». Avec Guattari nous ne sommes donc pas en des terres si étrangères à la pensée de la décroissance. On peut noter aussi une certaine proximité de notre auteur avec la critique de l’occidentalisation du monde par le déploiement planétaire du « développement », puisque qu’il remarque qu’il faudrait aussi parler de « déterritorialisation sauvage du Tiers Monde, qui affecte concurremment la texture culturelle des populations, l’habitat, les défenses immunitaires, le climat, etc. ». De plus nous nous retrouvons encore en terres connues, quand il écrit que « l’époque contemporaine, en exacerbant la production de biens matériels et immatériels, au détriment de la consistance des Territoires existentiels individuels et de groupe, a engendré un immense vide dans la subjectivité qui tend à devenir de plus en plus absurde et sans recours ». Critique de la forme-valeur et non seulement critique de la plus-value, prise en compte des éthnocides et de la destruction du lien social et des cultures, enfin analyse de la subjectivité capitalistique dans son mode sérialisé, sous la forme de la perte de sens, de l’ennui, de l’impuissance et de l’irresponsabilité permanente, voilà donc des thèmes très proches de la décroissance.
Mais l’originalité de Guattari au travers de cet ouvrage, c’est qu’il veut particulièrement mettre en évidence dans sa perspective éco-sophique, « les modes de production de la subjectivité, c’est-à-dire de connaissance, de culture, de sensibilité, et de sociabilité relevant de systèmes de valeur incorporelle se situant désormais à la racine des nouveaux Agencements productifs » des sociétés de croissance. Et c’est là un angle mort de l’écologie politique traditionnelle qui ne sait toujours poser qu’un aspect minime de ses possibilités sous la forme de l’écologie environnementale. Or la prise en compte de la subjectivité capitaliste sérialisée pourrait être des plus importantes. Et d’ailleurs Guattari n’a pas été le premier à en faire la remarque aux écologistes puisque on sait que Bernard Charbonneau a justement voulu montrer combien « le sentiment de la nature » et l’écologie politique rapidement récupérée par la société industrielle, étaient eux-mêmes des formes intrinsèques à la production de subjectivité capitalistique. « Réaction à l’organisation, le sentiment de la nature ramène à l’organisation » remarquait-il, pensant que le « sentiment de la nature » n’était finalement que le produit des sociétés industrielles. C’est donc par la non prise en compte d’une véritable « écologie de l’imaginaire » qui puisse réellement se détacher des formes à l’agonie de la modernité politique, que l’écologie environnementale et ses politiciens sont aujourd’hui à l’avant-garde de l’organisation de la survie du capitalisme. Car c’est là, remarque Guattari, le travers qu’il trouve à l’écologie traditionnelle, il ne faut « jamais perdre de vue que le pouvoir capitaliste s’est délocalisé, déterritorialisé, à la fois en extension, en étendant son emprise sur l’ensemble de la vie sociale, économique et culturelle de la planète et, en « intension » en s’infiltrant au sein des strates subjectives les plus inconscientes ». Comment tiennent les différents collages du Capitalisme Mondial Intégré (CMI) ? Michel Foucault analysait déjà finement la mutation de la domination vers désormais le double aspect d’un « contrôle social » qui se matérialise à la fois par le très classique « gouvernement des populations », mais aussi par le « gouvernement par l’individualisation ». Guattari reprend cette perspective, puisque « c’est à partir des données existentielles les plus personnelles – on devrait dire infra-personnelles – que le CMI constitue ses agrégats subjectifs massifs, accrochés à la race, à la nation, au corps professionnel, à la compétition sportive, à la virilité dominatrice, à la star mass-médiatique… En s’assurant du pouvoir sur le maximum de ritournelles existentielles pour les contrôler et les neutraliser, la subjectivité capitalistique se grise, s’anesthésie elle-même, dans un sentiment collectif de pseudo-éternité ». Il y a là bel et bien le mode de production de la subjectivité des sociétés de croissance. Ainsi comme nous y invitait Foucault sur la question du pouvoir – qui est aujourd’hui un système bien plus subtil que la froide coercition de la « raison d’Etat » théorisée par Hobbes car le gouvernement se fait aujourd’hui par l’investissement beaucoup plus serré des individus, une individualisation du pouvoir s’attachant toujours à modeler l’individu et à en gérer l’existence -, la question de la religion de l’économie de croissance est quelque chose de bien plus subtil que celle d’une extériorité transcendante que l’on pourrait réguler, gérer, moraliser, écologiciser en lui opposant notre rage, notre critique, des politiques publiques, des contre-feux ou une militance clé en main. « Illusion politique » que dénonçait déjà J. Ellul, ou encore « militantisme, stade suprême de l’aliénation » comme s’intitulait une brochure situationniste, alors que les vieux schémas marxistes continuent dans l’altermondialisme d’opposer le travail au capital et la politique à l’économique. Et Guattari dans cette perspective de mise en évidence de la subjectivité capitalistique dont une des formes est par exemple le citoyennisme (« le travail c’est la citoyenneté » proclame N. Sarkozy dans un de ses slogans de campagne), considère lui aussi qu’« il devient plus difficile, de soutenir que les sémiotiques économiques et celles qui concourent à la production de biens matériels occupent une position infrastructurale par rapport aux sémiotiques juridiques et idéologiques comme le postulait le marxisme. L’objet du CMI est, à présent, d’un seul tenant : productif-économique-subjectif (…). Il résulte à la fois de causes matérielles, formelles, finales et efficientes ». Il préfère ainsi appeler le capitalisme post-industriel des sociétés de la Triade, de Capitalisme Mondial Intégré (CMI) qui repose sur quatre instruments d’un seul tenant : les sémiotiques économiques : (instruments monétaires, financiers, comptables, de décision…), les sémiotiques politico-juridiques : (titres de propriété, législation et réglementations diverses…), les sémiotiques technico-scientifiques (plans, diagrammes, programmes, études, recherches…), les sémiotiques de subjectivation (urbanisme architecture, équipements collectifs…). La production et la croissance économique sont alors désormais détachées de l’espace de l’usine et de sa relation au travail salarié pour proliférer dans tout le champ social à travers l’ensemble de nos « corps politiques ». Il n’y a pas d’un côté les patrons et de l’autre les salariés, les antilibéraux contre les ultra-libéraux, ou encore les vilains pollueurs puis les gentils écologistes. A l’âge d’une mégamachine planétairement intégrée et qui s’est maintenant répandue dans nos vies d’un seul tenant, « nous sommes le réseau » dit Baudrillard. Il faut bien reconnaître que « les activités de circulation, de distribution, de communication, d’encadrement… constituent des vecteurs économico-écologiques se situant rigoureusement sur le même plan, au point de vue de la création de la plus-value, que le travail directement incorporé dans la production de biens matériels ». Et ce caractère d’un seul tenant du CMI, Jacques Ellul l’a particulièrement mis en évidence en parlant de l’illusion de la politique comme « choix réel » du fait de sa technicisation, ou encore de son économicisation comme l’a démontré le groupe allemand Krisis, c’est-à-dire de l’immanentisation générale du politique, du militantisme, de la technique et de l’économique au sein d’un CMI désormais sans possibilité de dehors car sans limites. On ne peut plus opposer la politique à l’économique, ou « l’alter-gestion » à la gestion ordinaire des propriétaires de la société car on le sait maintenant, « la lutte des classes a été la forme de mouvement immanente au capitalisme, la forme dans laquelle s’est développée sa base acceptée par tout le monde : la valeur ». Il n’est donc plus étonnant de voir tous ceux qui vieillissent dans les catégories fossilisées de pensée, comme les différentes extrêmes gauches, verser dans la tentation de la réforme . Et encore moins de constater l’irrésistible attrait de la LCR et des diverses lunes immanentes à l’ontologie de la forme-valeur que sont la socialisation des moyens de production ou encore l’antiproductivisme, sur certains décroissants (sans parler de l’altermondialisme et des comiques « anti-libéraux »). Le CMI est désormais d’un seul tenant et il faut donc le confondre en un seul tenant, dans sa totalité, y compris et surtout désormais avec ses supposés « opposants ». C’est là l’originalité de la perspective de Guattari par rapport à la régression qu’a pu être l’écologie politique depuis 1974, « les trois écologies devraient être conçues, d’un même tenant, comme relevant d’une commune discipline éthico-esthétique et comme distinctes les unes des autres du point de vue des pratiques qui les caractérisent ».
Clément Homs
Publié sur Nouveau millénaire, défis libertaires / avril 2007
(notes consultables sur le site d’origine)
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