Archive mensuelle de avril 2009

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Constructions de la réalité / Paulo Roberto Ceccarelli

« Seigneurs, reprit don Quichotte, n’allons pas si vite, car dans les nids de l’an dernier il n’y a pas d’oiseaux cette année. J’ai été fou, et je suis raisonnable ; j’ai été don Quichotte de la Manche, et je suis à présent Alonzo Quijano le Bon. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre l’estime que Vos Grâces avaient pour moi ! »
Avant de sombrer dans la folie, Alonzo Quijano s’adonnait pendant tout son temps de libre, soit la plus grande partie de sa journée, à lire des livres de chevalerie. Le plaisir et le goût qu’il en éprouvait étaient tels, qu’il en avait presque entièrement oublié l’administration de ses biens. Il lui est même arrivé de vendre de bons arpents de terre pour acheter de tels livres. Parmi tous les ouvrages qui s’entassaient dans sa maison, aucun ne lui semblait aussi parfait que celui de Feliciano de Silva qui se remarquait par la clarté de sa prose. C’était en particulier le cas des lettres galantes dans lesquelles on pouvait trouver : « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison, qu’avec raison je me plains de votre beauté » ; ou encore : « Les hauts cieux qui de votre divinité divinement par le secours des étoiles vous fortifient, et vous font méritante des mérites que mérite votre grandeur ». De telles démesures l’avaient amené à perdre le jugement : des nuits entières il se torturait à fin d’essayer de comprendre le sens caché dans ses entrailles. En vain. Et ainsi, à force de peu dormir et de beaucoup lire, son cerveau se dessécha de manière qu’il en vint à perdre le jugement… Les enchantements, galanteries, défis et batailles, amours et blessures, et bien d’autres extravagances qui se fourrèrent dans sa tête firent de ces récits chevaleresques la plus certaine des histoires du monde. Il est alors apparu à Alonzo Quijano, dit « le Bon » absolument nécessaire et convenable, pour sa propre gloire et celle de son pays, de se faire chevalier errant et de s’en aller de par le monde. Don Quichotte déambule, alors, pour démontrer, preuves à l’appui, la véracité des livres, et le fait qu’ils traduisent bien le langage du monde. Mais, ses prouesses se font en sens inverse : tandis que les aventures des livres de chevaleries racontent la mémoire des exploits de ses auteurs, Don Quichotte, lui, part des signes pour prouver le bien fondé des récits (Foucault, 1966). Il lit le monde à travers ces signes. Si quelque chose ne va pas, c’est dans monde, et non pas dans les récits qui disent toujours le vrai. Il faut adapter le monde aux signes sans jamais les questionner. C’est pour cela que la victoire, ou l’échec, face à l’ennemi – les moulins à vent transformés en géants démesurés – importe peu : ce qui compte c’est de combler la réalité des signes. Mais, sa folie n’est pas tout à fait sans repère : de temps en temps il consulte ses livres pour savoir quoi faire, quoi dire et pour être certain que les signes, qui se donnent à voir, sont de la même nature que ceux du texte qu’il lit.Après des années d’errance, don Quichotte reprend ses esprits, redevient Alonzo Quijano et…s’apprête à mourir. Il est entouré de ses amis parmi lesquels son fidèle écuyer Sancho Panza. Tel le chœur antique, Sancho n’aura jamais abandonné son maître, même quand celui-ci se sera embarqué dans des aventures aussi insensées qu’inusitées. Tout au long des mésaventures de ces voyageurs hors temps, venus d’un village oublié dans une province retirée de l’Espagne et situé dans un lieu incertain, se bâtant contre des adversaires imaginaires portant des noms extravagants – le géant Pentapolin – ou oniriques – Le Chevalier des Miroirs -, Sancho parle sans retenue et à haute voix, afin que le Chevalier de la Triste-Figure pût entendre son refus du monde, de la réalité environnante. Sancho fut, sans doute, le premier accompagnant thérapeutique à part entière. Si son seul souci, comme son nom l’indique, était, en début d’ouvrage de se remplir la panse, il se métamorphose au cours de ces périples d’un paysan lourd en un être tellement éduqué qu’il suscite, par la finesse de son jugement, l’étonnement de ceux qu’il a en charge d’administrer dans l’île dont il est nommé gouverneur.Après avoir dormi d’un seul tenant plus de six heures au point que sa nièce et la gouvernante crurent qu’il avait passé dans son sommeil, Don Quichotte s’adresse à ses amis par ces mots : « Félicitez-moi, mes bons seigneurs, de ce que je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quijano, que des mœurs simples et régulières ont fait surnommer le Bon. Je suis à présent ennemi d’Amadis de Gaule et de la multitude infinie des gens de son lignage; j’ai pris en haine toutes les histoires profanes de la chevalerie errante; je reconnais ma sottise, et le péril où m’a jeté leur lecture; enfin, par la miséricorde de Dieu, achetant l’expérience à mes dépens, je les déteste et les abhorre » (ch. LXXIV, p.1021). Au moment de faire son testament Alonzo Quijano semble n’avoir rien oublié de Don Quichotte ni de son écuyer ainsi que du caractère et de la fidélité de ce dernier : « Ma volonté est qu’ayant eu avec Sancho Panza, qu’en ma folie je fis mon écuyer, certains comptes et certains débats (…) on ne lui réclame rien. (…) Si, de même qu’étant fou j’obtins pour lui le gouvernement de l’île, je pouvais, maintenant que je suis sensé, lui donner celui d’un royaume, je le lui donnerais, parce que la naïveté de son caractère et la fidélité de sa conduite méritent cette récompense » (ch. LXXIV, p.1024). Et se tournant vers Sancho, il ajoute : « Pardonne-moi, ami, l’occasion que je t’ai donnée de paraître aussi fou que moi, en te faisant tomber dans l’erreur où j’étais moi-même, à savoir qu’il y eut et qu’il y a des chevaliers errants en ce monde » (ch. LXXIV, p.1024). »Enfin, la dernière heure de don Quichotte arriva, après qu’il eut reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d’énergiques propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et il affirma qu’il n’avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie qu’aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de calme et aussi chrétiennement que don Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l’assistaient, rendit l’esprit » (ch. LXXIV, p.1027). Don Quichotte de Miguel de Cervantes Saavedra, œuvre majeure de la littérature mondiale, s’impose comme le premier roman moderne ; en 2005, il fêta ses 400 ans. Considéré comme le meilleur roman de tous le temps (Fuentes, 2005), il a connu un énorme succès lors de sa première édition en 1605 et continue à se vendre sans interruption. Traduit en toutes les langues, Don Quichotte a fait l’objet de quelques adaptations cinématographiques ainsi que d’une comédie musicale assez connue. Ce chef-d’œuvre, l’un des ouvrages les plus lus au monde, ne laisse pas le lecteur indifférent et cela à travers des siècles et dans toutes les classes sociales. De même, les savants, tous horizons confondus, ne sont pas restés insensibles aux effets de Don Quichotte qui fut et continue d’être, l’objet d’innombrables commentaires, critiques et analyses en tous genres.Quoi qu’il en soit, Don Quichotte nous envoûte. L’on y lit chaque mot, comme l’on apprécie un grand cru : en en savourant chaque goutte. L’on est captivé par l’apparente folie de son récit, ainsi que par son vertigineux effet onirique et, en même temps, plus d’une fois étonné par la lucidité de sa folie. « Avec du jugement, aurait-il été si héroïque ? » (Unamuno). Don Quichotte meurt une fois « guéri ». Mais, guéri de quoi sinon de sa certitude ? Il était fou parce que figé dans l’imaginaire dépeint dans les livres de chevalerie. C’est la certitude, et non pas le doute, qui rend l’individu fou : « Dans tous les asiles il est tant de fous possédés par tant de certitudes ! » (Pessoa, F. le Bureau de tabac).Chez Don Quichotte, la certitude possède le statut d’un mythe fondateur. S’appuyant sur les vérités dépeintes dans les livres de chevalerie, Don Quichotte part pour retrouver, dans la réalité, la « vison du monde » de ces livres: si les deux ne concordent pas c’est la réalité qui doit être modifiée ; les récits, sacrés, sont eux immuables. Néanmoins, on connaît le personnage, comme on connaît un mythe, c’est-à-dire, sans bien savoir en quoi il consiste. Et c’est sur l’aspect mythique de la réalité, si perceptible chez l’Homme de la Mancha, que je voudrais aujourd’hui proposer quelques pistes de réflexions. Mythes et réalité(s) : les mythes représentent le patrimoine fantasmatique de la culture. Il y a autant de mythes d’origine que de groupements humains (Yvanoff, 1995). Ce sont des récits construits par les peuples pour répondre à des questions restées sans réponse et pour expliquer les causes premières ainsi que l’essence de la réalité. Les mythes de création décrivent le début du monde, de la vie, de la planète, et de l’humanité à partir d’un acte délibéré de création d’un être supérieur. Ils déterminent les règles de conduites, les devoirs et les droits des humains en étroite relation avec le projet divin. Grâce à la cosmologie qu’ils soutiennent, un point de départ permettant de fonder historiquement l’origine de l’homme, des animaux et des choses est créé, ce qui assure le passage du chaos au cosmos, de l’irreprésentable aux représentations langagières. Cela veut dire que les mythes fondateurs de la culture ont, pour les peuples, la même fonction que celle des mythes individuels pour le sujet : une manière d’attribuer des représentations aux affects, permettant (et au sujet et à la culture) de se situer dans l’espace et de se repérer dans le temps. Ses récits jalonnent le chemin, toujours imaginaire, à travers la barre du refoulement reliant le processus primaire au secondaire. Pour Freud, au-delà du fait que la psychanalytique soit imprégnée de mythes : Œdipe, Narcisse…, les théories qui soutiennent notre pratique théorique-clinique, ainsi que toute science, relèvent de la mythologie : « nos théories sont une manière de mythologie ». « En va-t-il autrement pour vous dans le domaine de la physique ? » demande-t-il à Einstein ? (Freud, 1933b, 17). La théorie des pulsions est « notre mythologie », écrit Freud. « Les pulsions sont des êtres mythiques à la fois mais définis et sublimes » (Freud, 1933, 59). Ferenczi disait qu’une des grandes contributions de Freud et de ses élèves fut d’établir que les mythes « sont l’expression symbolique des pulsions refoulées de l’humanité » (Ferenczi, 1913, 21). Par ailleurs, le mythe de l’ordre primitif, tel que Freud l’a dépeint dans Totem et Tabou, n’est que la fin de l’odyssée du « devenir humain » lequel a commencé par un autre mythe, celui d’une catastrophe écologique sans précédent et qu’il nous propose dans Vue d’ensemble des névroses de transfert. Nos théories puisent leur force du postulat, rarement questionné, selon lequel il y aurait une réalité « derrière ». Mais, il ne s’agit, en fait que de représentations. Et « ces représentations, ensuite, nous les qualifions et puis, c’est tout » (Moscovici, 1985, 15). Bion va dans le même sens en écrivant: « Les théories psychanalytiques, ainsi que les énoncés du patients et de l’analyste, sont des représentations d’une expérience émotionnelle » (Bion, 2002, 13). C’est pour cela, que je soutiens que du point de vue de l’économie libidinale, les mythes ont le même statut que celui de la réalité psychique : un récit qui offre des représentations aux pulsions ; et que leur perte peut être expérimentée, et pour le sujet et pour la culture, comme une perte des références identificatoires puisqu’elle déchaîne la circulation pulsionnelle, provoquant le collapsus de la fonction imaginaire et symbolique. (Ceccarelli ; Lindenmeyer, 2006). Pour illustrer la question de la construction de la réalité, j’aimerais évoquer certains énoncés de la physique quantique et montrer quelques points où psychanalyse et physique quantique se recoupent. Nous ne développerons pas ces points car nous ne cherchons pas à nous installer dans une interdisciplinarité que ne peuvent permettre des sciences aux épistémologies si différentes. Néanmoins, les postulats d’une théorie peuvent nous aider à aborder les nôtres sous un autre angle. Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de rappeler que les bouleversements provoqués par les propos freudiens dans notre « vision de monde » sont très proches de ceux introduits par les théories quantiques.La physique mécaniciste fut une conséquence de la sécularisation de la vision sacrée du monde selon laquelle le cosmos était une grande machine conçue et mise en mouvement par Dieu et, par conséquent, non passible d’une analyse plus approfondie. La division entre le « je » et le « monde », basée sur la physique classique, proposait une compréhension rigoureuse et déterministe du monde : le principe de la causalité, selon lequel tout possède une cause spécifique avec un effet prévisible. L’objectivité devient alors l’idéal de la science, qui émerge comme une « religion » avec ses mythes propres et complexes. « Une conséquence du dualisme cartésien est que la plupart des individus se perçoivent comme des sujets isolés existant à l’intérieur’ de leurs corps » (Capra, 2004, 23). Les travaux d’Albert Einstein sur l’espace-temps publiés en 1905 – l’année même de parution des Trois essais, texte de Freud tout aussi révolutionnaire – ont irrémédiablement ébranlé la vision newtonienne du monde, déjà fortement touchée par les travaux de Faraday et de Maxwell sur les phénomènes électromagnétiques. De la même manière que les avancées d’Einstein ont mis en question la physique newtonienne, la perspective freudienne du fonctionnement psychique va, on le sait, tout à fait dans le sens d’une intégration corps/esprit, à l’opposé du cogito ergo sum cartésien qui avait conduit l’homme occidental à s’identifier à sa conscience au détriment de l’ensemble de son être.La dualité onde-particule concernant la nature de la matière est l’affirmation la plus déconcertante de la physique quantique. Selon elle, au niveau subatomique les éléments peuvent également être décrits tantôt comme des particules solides (volume, espaces définis), tantôt comme des ondes qui se propagent dans toutes les directions. Cela veut dire que l’on ne peut songer à un passage linéaire, continu et discret du monde quantique au visible, ce qui amène à poser que la réalité est une construction. Plus on pénètre dans les profondeurs du monde subatomique, et plus on se confronte aux vastes espaces vides et à des champs indistincts de pulsations d’énergie électrique, magnétique, acoustique et gravitationnelle. Avec l’avènement de l’univers quantique, où l’on ne peut jamais dire que la matière existe mais seulement qu’elle présente une probabilité ou une « tendance » à exister et où, de même, les événements possèdent seulement une probabilité ou une « tendance à se produire », le concept de « réalit »», si cher à la vision mécaniciste, fut détruit une fois pour toutes.: l’ordre se soutient du chaos, et les objets solides qui nous entourent sont, au plus profond d’eux-mêmes, composés de vide. Pour la physique quantique, la matière n’est rien d’autre que de l’énergie confinée dans une forme. En plus, parce que nous, les observateurs, nous faisons partie de la « »danse continue d’énergie » qui constitue la totalité de l’univers, parce que, nous aussi, nous sommes faits d’atomes, notre présence dans le dispositif d’observation interviendra forcément dans le résultat final. Il ne s’agit pas seulement de la subjectivité de celui qui observe – le regard de celui qui regarde n’est pas indépendant de sa propre organisation subjective – mais, plutôt, d’une modification dans les étalons énergétiques produite par l’interaction des toiles dynamiques d’énergies et de l’observateur et de l’élément observé. Par exemple : la présence de l’observateur – que ce soit un homme ou une machine – modifie la vitesse de l’atome qui fait l’objet de l’observation, de sorte qu’il est impossible de savoir où était et ou sera cet atome une fois éloignée l’influence perturbatrice. Or, l’impossibilité d’accéder à la réalité « en soi » de la matière ne serait-elle pas un équivalant, sur le mode quantique, de l’impossibilité de vérifier la véracité de la scène originaire (Urszene), dont le rôle est si important pour le développement et la genèse de la névrose et de ses symptômes? L’enfant l’a-t-il vraiment observée, ou n’est elle qu’une représentation (d’une expérience émotionnelle) sur un mode fantasmatique ? Donner une représentation psychique à la pulsion ne serait-ce pas une « tendance à exister » de la réalité psychique ? Le principe d’incertitude, introduit par la physique quantique, – l’on ne sait jamais où se trouve une particule – n’est-il pas assez proche de la notion psychanalytique de l’inconscient, dont on ne connaît que les formations, telles que les lapsus, les oublis, les rêves, le sentiment d’étrangeté (Unheimlich), enfin l’émergence d’une autre scène en des lieux et place les plus inattendus ? Quel(les) est (sont) la(es) corrélation(s) entre les postulats d’Einstein relatifs à l’espace-temps et l’intemporalité de l’inconscient freudien ? Et entre les perturbations énergétiques produites dans une observation par la présence de l’observateur, et les effets de transfert et de contre transfert dans la dynamique psychique qui lie l’analysant et l’analyste dans la cure ? « La séance analytique est un équivalent de situation expérimentale où sont mobilisées et déchaînées des forces passionnelles sans commune mesure avec celles qu’on peut percevoir dans la vie courante, même si elles y sont présentes » (Kipman, 166). En plus, il n’est pas sans intérêt de rappeler que le mot Übertragung (transfert) désigne aussi une transmission au sens de la transmission radiophonique où l’on a une source d’émission d’un côté et, un récepteur de l’autre. Il n’existe aucun lien entre le thème qui fait l’objet de la transmission – de la musique, de la publicité, des nouvelles -, la source de l’émission et l’appareil récepteur.Freud n’a pas été insensible à certains propos quantiques bien qu’il ne les ait jamais nommés comme tels. Trois de ses textes, Psychanalyse et télépathie, Rêves et télépathie et Rêves et occultisme, traitent de phénomènes difficiles à expliquer. Dans Rêves et occultisme, en discutant sur la transmission de la pensée, il semble finir par admettre l’existence de processus télépathiques où, à travers un processus physique, un processus mental est transformé, transmis et, finalement, retransformé au niveau du récepteur. La conclusion de Freud nous invite à la réflexion : « Je dirais même que la psychanalyse nous a préparés à admettre des phénomènes comme la télépathie, en insérant l’inconscient entre le physique et ce qu’on a appelé jusqu’ici le psychique. » (Freud, 1917, 79). Ce texte suggère, enfin, que, pour Freud, les processus mentaux possèdent de la matérialité, dans le sens quantique du mot, et qu’ils peuvent, pour cette raison, être transformés en énergie, être transmis et reconvertis en processus mentaux à l’autre extrémité. Une premières découvertes freudiennes et des plus précoces a été celle de la pluralité des acteurs psychiques, ce qui ne peut se comprendre qu’à partir du point de vue dynamique qui prend en compte les rapports de forces conflictuelles, et donc les dépenses d’énergie sous-jacentes à toute formation psychique. C’est grâce au dynamisme pulsionnel, c’est-à-dire, aux mouvements de déplacement et de transfert d’énergie, que l’on peut appréhender les divers aspects du Moi ainsi que la diversité des fonctions responsables de l’interface monde extérieur, monde intérieur et du corps. Les mouvements identificatoires constitutifs du Moi et les cas dits de multiples personnalités y trouvent aussi leur compréhension (Freud, 1923). Bref, pour Freud le Moi, résultat conscient des processus inconscients de l’identification, est vécu par des forces inconnues, et n’est qu’une synthèse ponctuelle, forcément fantasmatique, que l’individu est obligé de faire, malgré l’impossibilité inhérente de le faire, dès qu’il essaie de parler de lui-même. Le Moi serait une espèce de « toile de fond », établie à chaque instant dans ce mouvement autant particulier que paradoxal répété pour toujours, et ayant pour soubassement les contenus toujours en mouvement du refoulé, ce qui donne, à chacun, le sentiment d’être toujours la même personne. (Peut-on déceler certains points de tangence entre la mobilité des représentations constitutives du Moi et les concepts de déterritorialisation et reterritorialisation chez Deleuze et Guattari ?) Malheureusement, comme le remarque Bompart-Porte (2006), beaucoup de l’originalité de la pensée freudienne s’est égarée avec l’introduction en psychanalyse, par Lacan, de la notion de structure et de celle du sujet d’inspiration augustinienne. Toujours selon Bompart-Porte, l’importance attribuée par Freud à l’hétéronomie du psychisme l’a amené à restreindre volontairement la notion de sujet à sa fonction grammaticale. Quoi qu’il en soit, tant la physique quantique que la psychanalyse, deux sciences contemporaines l’une de l’autre, « rompent avec la prétention de vérité et de réalité fixées et immuables, avec la conception de temps et d’ordre efficace » (Xavier de Albuquerque, 2000). Toutes deux sont des tentatives – chacune avec la mythologie qui lui est propre, au sens avancé par Freud et rappelé plus haut – de parler des origines, et, donc, de créer et de lire, de décrire et de justifier le monde. Ces créations, bien qu’elles ne soient que des modèles sans aucune référence à une Vérité Ultime, nous permettent de mettre de l’ordre dans le chaos, de passer, dans la terminologie psychanalytique, des processus primaires aux représentations du processus secondaire. Bref de créer un état « d’ordre », par le bais du refoulement, décrit comme civilisation, avec tout le malaise qu’il renferme (Freud, 1930). Le chevalier de la Triste-figure Don Quichotte a lu et compris les récits des livres de chevalerie comme l’unique possibilité de saisir le monde. Et quand le monde n’y correspondait pas il lui fallait, le corriger, le récrire, pour que la seule lecture du monde, en accord avec les idéaux de la noble chevalerie, soit maintenue. Le notaire qui a témoigné de ses derniers instants affirma que Don Quichotte mourut avec un calme et de façon si chrétienne qu’il n’en avait jamais lu chez aucun chevalier dépeint dans les livres de chevalerie. Alonzo Quijano le Bon meurt en paix après avoir quitté l’incertitude de la réalité, fait un détour par la folie de la certitude, et avoir, finalement, compris que toute approche de la réalité n’est qu’une construction. C’est-à-dire, qu’il n’y a pas de réalité ultime, de mythe premier. Cervantès appartient, certes, à la tradition intellectuelle d’Érasme de Rotterdam, « une chandelle rapidement soufflée par les vents froids et dogmatiques de la Contre-réforme » (Fuentes, 2005), dont les œuvres se virent jeter l’anathème par l’Inquisition, et dont le testament restera un secret. Don Quichotte déambule à travers l’univers érasmien dans lequel toute vérité est suspecte, et tout baigne dans l’incertitude. Et le roman, tel que nous le comprenons, et le résultat du mariage entre la sagesse de Rotterdam et la folie de la Manche. Mais en renonçant à un mythe fondateur Cervantès annonce aussi, des siècles à l’avance, certains propos quantiques, par rapport à l’appréhension de la réalité, ainsi que des propos psychanalytiques concernant les fonctions des mythes, donc la réalité psychique, dans la constitution du psychisme et du délire comme tentative de guérison. Don Quichotte est « guéri », rappelons le, lorsque, soulagé, il comprend qu’il n’y a pas une réalité préalable à saisir. Don Quichotte ne fait pas qu’exprimer la naissance du roman moderne, il montre aussi que la réalité n’est pas fixe, mais changeante, qu’elle ne peut être approchée qu’après que l’on a renoncé à la définir une fois pour toutes. À travers son Don Quichotte, Cervantès dépasse le « su » et transgresse, au sens que Piera Aulagnier donne à ce mot, « une vérité jusqu’alors pensée comme sacrée et comme garantie d’un savoir (et donc d’une maîtrise possible) sur le monde » (Aulagnier, 1969, 70). La transgression produit alors des points tournants, sans qu’il existe, bien entendu, une transgression « ultime », ce qui équivaudrait à récréer le mythe d’un absolu de la connaissance. Don Quichotte est troublant parce que d’une actualité déconcertante. Réflexions finalesNous l’avons vu, nos théories sont une forme de mythologie. Cela dit, il est toujours important de rappeler que c’est le fait que diverses lectures du réel soient possible qui permet l’existence du discours scientifique, du discours mystique, du discours religieux, du discours politique etc.. Ces discours, chacun à partir de ses propres référentiels, proposent différentes constructions de la réalité. Néanmoins, ce qui caractérise le discours scientifique c’est la possibilité de mettre en cause la certitude de ses énoncés. En même temps, lorsqu’un discours ne supporte pas de critiques, quand les références théoriques qui le soutiennent se transforment en dogmes, le discours se transforme en religion, et leurs présupposés en lois sacrées. Parce que nous sommes des animaux de horde conduits par un chef (Freud, 1921), nous nous regroupons selon la pensée – qui occupe ici la place du chef – qui nous semble la plus « correcte ». Mais, la plus correcte par rapport à quoi, si ce n’est par rapport aux modèles qui, transférentiellement, pansent le mieux nos angoisses ? Nous parlons, alors, d’objets internes, dynamiques pulsionnelles, mouvements identificatoires, signifiants constitutifs du sujet, d’éléments alpha et bêta, d’objets transitionnels… Mais, au fond, qu’est-ce qui est en jeu si ce n’est le transfert vers la théorie qui nous offre les représentations qui nous semblent les plus adéquates, les plus capables de mettre en parole les souffrances, jusque là vécues sous des expressions diverses de l’angoisse qui nourrissaient les symptômes névrotiques. C’est-à-dire, les paroles constitutives du mythe individuel. Regroupés autour d’elles, nous créons des institutions qui s’appuient sur leurs référents tant théoriques que cliniques dans la tentative d’expliquer l’inexplicable, de parler de l’indicible. Hélas, nous oublions, assez fréquemment, que le transfert est un investissement imaginaire (Ceccarelli, 2005). En même temps, croire qu’une configuration pulsionnelle est plus vraie qu’une autre, la seule productrice de « santé psychique », risque de traiter les mythes fondateurs dans une perspective fondamentaliste entendue comme la seule capable de produire de la « normalité ». À partir de là, nos théories, transformées en instruments idéologiques, ne serviraient qu’à dicter comment la circulation pulsionnelle doit se produire. L’on n’entend pas une dynamique psychique qui nous paraît étrange (Unheimlich), et l’on renferme notre écoute dans notre façon de concevoir la circulation des affects. Un tel mécanisme de défense nous fait oublier que les constructions syntagmatiques que nous utilisons pour « lire » le monde ne sont qu’une possibilité, parmi tant d’autres, de conforter notre détresse (Hilflosigkeit). Cela veut dire que les mythes ont, aussi, une fonction idéologique très importante : celle d’assurer que l’ordre symbolique, qui soutient l’ordre social, soit perçu comme une chose sacrée, universelle et immuable, plutôt que comme une construction socio-historique arbitraire datée dans le temps et dans l’espace. (Sousa Filho, 2003). A côté des grands « transgresseurs » de l’histoire – Galilée, Darwin, Freud, pour ne citer que les plus connus, auxquels j’ajouterais volontiers Cervantès, et sans oublier ceux qui furent brûlés comme « hérétiques » – la petite histoire est riche d’exemples de « petites transgressions » perpétrées par ceux, et celles, qui ont osé s’élever contre l’ordre établi. Quand cela arrive, le savoir en place est renversé par un nouveau savoir qui, le temps venu sera, lui aussi, remplacé par un autre issu d’une nouvelle transgression. Et ainsi de suite. La vérité est une invention interprétative, dont les concepts sont datés, et qui dure jusqu’à ce qu’une autre vérité vienne la remplacer (Foucault, 2000 pour l’édition brésilienne). C’est ce mouvement transgresseur qui fait avancer la réflexion théorico-pratique, et cela dans n’importe quel champ de la connaissance. Aussi, la transgression a-t-elle une dimension éthique liée à l’idée de nouvelles voies vers d’autres vérités : elle est une création qui marque la potentialité de résistance [à la répétition du même]. Voilà ce qui manque parfois à la pratique clinique actuelle : la transgression qui nous ferait quitter l’abri (sécurisant ?) d’une vérité acquise, laquelle se manifeste sous la forme d’un transfert passionnel vers une pensée, une théorie ou encore vers un pouvoir idéalisé. Ce cas de figure produit une négation de toute perception qui risquerait de mettre à jour la pathologie du rapport. L’état apparemment a-conflictuel qui en découle a comme conséquence la création de groupes de professionnels « unis par le transfert ». En contrepartie, tous les autres professionnels affectés par d’autres mouvements transférentiels risquent de devenir la cible par excellence des projections issues des motions pulsionnelles agressives produites à l’intérieur du groupe, ce qui leur donne parfois l’appellation de « mauvais analystes ». Et là… la possibilité d’écoute de la souffrance de l’autre se voit compromise.

Paulo Roberto Ceccarelli
Article publié dans Chimères n°68 / 2008

voir aussi le site de Paulo Roberto Ceccarelli

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L’Etre, l’événement, la militance / entretien avec Alain Badiou

Alain Badiou – Il est indispensable, avant de vous répondre dans le détail, que je fasse ici une déclaration. Car sur des sujets aussi fondamentaux, le malentendu doit être pourchassé, surtout s’agissant d’une revue qui a pour titre ce « futur antérieur » dont vous savez que je fais le temps ontologique de toute vérité.
Pas un seul instant je n’ai cessé d’être un militant. Non seulement mon entreprise philosophique depuis dix ans n’atteste aucun « reniement », aucune cessation de l’action politique, mais – conformément à la conviction où je suis que la philosophie est sous conditions, en particulier sous condition des figures successives de la politique d’émancipation – cette entreprise a pour enjeu de déployer une pensée compatible avec ce qu’exige la poursuite d’une telle politique.
Je voudrais dire, sans aucune agressivité, qu’il est paradoxal de chercher chicane sur ce point à – tout de même ! – un des rares philosophes connus – et souvent vilipendé – pour n’avoir jamais cédé, ni aux sirènes de la conversion au capitalo-parlementarisme, ni à la règle d’abandon de tout principe qui a, en dix ans, dévasté l’intellectualité française.
Je suis et demeure fondamentalement attaché, dans la pensée comme dans l’acte, à des choses aussi peu courantes aujourd’hui que l’usine comme lieu politique, la figure ouvrière, le processus démocratique intra-populaire. Mon horizon reste celui du dépérissement de l’État. Enfin, tout cela n’est pas une prose ineffective, mais trouve son espace de pensée-pratique dans l’Organisation Politique, fondée en 1984, et dont la maxime centrale est l’idée d’une « politique sans parti ». Pour que ce propos politique soit philosophiquement accueilli, il est certes indispensable de se détacher du dispositif matérialiste dialectique, qui cimentait la vision « classiste » de la politique. C’est un immense travail que d’établir la ressource philosophique dans une vision radicale entièrement reformulée. Mais il ne s’agit en aucune façon d’une mise à distance, ni même d’une pause, dans l’action « politique contre politique », soit, pour le dire philosophiquement, politique égalitaire contre politique de soumission (ou, ce qui revient au même : politique pensée contre politique impensée).

Nicole-Édith ThéveninDans Théorie de la contradiction et Théorie du sujet, le prolétariat est pour vous sujet de l’histoire, surgissement de la vérité. Vous énoncez dans Théorie du sujet « l’affaire sérieuse, c’est le communisme ». Avec le communisme, l’idée de destruction de l’État, de dialectique, est au fondement de la relation philosophie-politique, où la politique, je dirai, surdétermine la philosophie. La violence fait partie de cette dialectique parce que le mouvement est affrontement de classes. Peut-on penser la politique marque le tournant et la crise pour vous. Vous développez une nouvelle analyse : la fin du marxisme classique donc la fin des classes, la fin des affrontements. Dès lors se remarque un renversement qui s’accentue dans l’Être et l’Événement et le Manifeste philosophique : la philosophie y surdétermine la politique malgré votre affirmation « la philosophie est sous condition de la politique » en ce qu’elle serait « homogène » à la stabilisation politique. Mais seule la philosophie énonce la possibilité, l’essence de la politique, en donne les catégories. On passe dès lors de la destruction à la pensée de la soustraction, de la violence au « traitement des conflits », où la politique semble se retirer dans la nomination philosophique, la pensée au futur-antérieur, la fidélité d’une vigilance subjective venant à la place de l’action, ce qui, il faut le reconnaître, sert de garde-fou. « La consistance politique ouvrière, écrivez-vous dans Peut-on penser la politique ? l’emporte définitivement sur la capacité d’assaut ». Cette thèse va avec une conception nouvelle de l’État : l’État serait a-politique. Dès lors se trouve évacuée la pensée du pouvoir, de la prise de pouvoir. Pourriez-vous reprendre votre itinéraire philosophique et politique, expliquer le pourquoi et le comment de votre évolution, ce que vous entendez par soustraction lorsque cette opération tirée des mathématiques est appliquée à la politique ? Quelle serait dès lors « l’affaire sérieuse » d’aujourd’hui ? Y a-t-il une autre perspective que celle de l’attente ?

Les catégories de l’Etre et l’événement sont des catégories philosophiques. Elles ne constituent par elles-mêmes aucune détermination de l’essence de la politique. La meilleure preuve en est que ces catégories (situation, événement, nomination, fidélité, générique… ) valent pour toute procédure générique, toute vérité, qu’elle soit scientifique, amoureuse, politique ou artistique. Par conséquent, le propre de la procédure politique n’est pas abordé par ces catégories. Qu’est-ce qui (et sur ce point, un certain marxisme a pratiqué de violentes sutures) distingue, par exemple, la science de la politique ? Aucune des catégories formelles que je propose pour penser l’essence d’une vérité ne peut répondre à cette question. Il est essentiel de bien voir que je pense la politique comme étant elle-même une pensée (tout comme la poésie, ou la mathématique). Cette pensée est aussi – le problème est du reste central – pensée de sa pensée. De ce point de vue, il faut admettre que toute vraie politique (c’est-à-dire toute politique de rupture, toute politique révolutionnaire, disait-on) dessine le protocole interne d’identification de la pensée qu’elle est. Ce qui est propre à la philosophie, c’est de spécifier la pensée de la politique comme procès de vérité. « Vérité » n’est pas une catégorie possible de la politique. C’est une catégorie spécifiquement philosophique. Disons que la politique s’identifie elle-même comme politique (donc comme figure singulière de la pensée) sans passer par une définition de la politique. En revanche, la philosophie peut (je ne l’ai pas encore fait, mais j’y travaille) proposer une définition de la politique pour autant qu’elle ordonne cette définition à la singularisation de la politique comme procédure de vérité. Il est certain que cette définition ne recoupera pas la définition classique, reprise telle quelle par le marxisme et par Lénine lui-même, puis par Mao, qui fait de la question du pouvoir d’État (ou du pouvoir « en général ») l’essence de la politique. Je propose dans L’être et l’événement une théorie formelle de l’État (et plus généralement de tout « état d’une situation ») qui, je crois, éclaire sur le fond la distance qu’il s’agit d’établir entre le processus subjectif (quoique entièrement matériel) de la politique, et la structure objective de l’État comme re-présentation des multiplicités. Certes, l’État est dans le champ de la politique, la politique rencontre l’État. Mais toute singularisation conceptuelle de la politique distingue radicalement la pratique politique , de la pratique étatique, qu’il s’agisse de l’exercice du pouvoir ou de sa prise. Ceci étant, il faut bien voir que cette singularisation reste immanente à la philosophie. Il n’y a pas lieu de penser que « l’essence » de la politique est autre chose que la politique même, dans l’effectuation singulière de son procès. Si la philosophie énonce que la politique est tel type de procédure de vérité, diffèrent de tel autre (la science, l’art…) en raison de tels ou tels traits formels, elle ne fera qu’inscrire la politique dans le champ de ses propres questions, qui sont organisées, depuis les Grecs, autour du thème de la vérité. Que la philosophie inscrive la politique dans l’espace de pensée qu’elle ouvre à partir de la catégorie de vérité – et elle a toujours proposé une telle inscription – ne signifie nullement qu’elle la subsume.

Vous passez de Hegel, Marx, Mao et Lacan aux mathématiques, de la théorie des processus et de la contradiction à celle de la multiplicité, théorie que vous critiquez d’ailleurs chez Deleuze dans vos premiers écrits, dénonçant dans le multiple. le présupposé de l’Un ? Pourquoi ce changement ?

Alain Badiou – Je ne « passe » pas de la théorie des processus et des contradictions à la théorie des multiplicités. Le cheminement de pensée est – très grossièrement – le suivant.
1) La détermination de l’être en tant qu’être n’est pensée que dans la mathématique (c’est à mon sens un grand progrès matérialiste que de s’apercevoir que l’ontologie pure existe historiquement comme science). La mathématique parvient à la fin du siècle dernier- avec la création de Cantor- à une forme de pensée de la pensée qu’elle est, donc à une présentation de l’ontologie, qui n’existait jusqu’alors que dans la forme « pratique » de la mathématique historique. Nous savons désormais que l’être se laisse penser comme multiplicité de multiplicités, ultimement tissée du seul vide.
2) Mais ce qui est ainsi visé n’est que l’être dans l’inertie-multiple des situations structurées. L’événement est comme tel soustrait à la loi, mathématiquement déchiffrable, de telles situations. Le sens premier (et fondamental) de la soustraction est là : un « surgir » en éclipse-de-soi déroge à au moins un principe essentiel de la mathématique de l’être (le principe dit de fondation : en ce sens, l’événement est in-fondé).
3) S’engage alors un processus intra-situationnel, qui n’est pas réductible à l’état de la situation. Il y a bien là, j’y insiste, processus, et même processus infini. Que certains de ces processus soient représentables, et aient été présentés, dans la forme de la dialectique est tout à fait assuré.
Permettez-moi ici une parenthèse sur la violence. Je n’ai, soyez-en sûr, aucun angélisme dans la vision des situations. Je n’ai jamais dit que la violence était exclue. J’ai seulement remarqué que, dans Théorie du sujet, que j’attribuais à la destruction un pouvoir général de vérité, ou de vérification, qu’elle ne possède pas. Finalement, elle n’est qu’instrumentale, et son rapport aux processus de vérité est tel qu’il vaut mieux – plutôt que de l’exalter – en mesurer l’usage au plus juste.
J’ajoute que nous devons penser le problème : qu’en est-il de la politique d’émancipation en temps de paix ? Quand elle n’est ni le solde d’une guerre impérialiste, comme Octobre 17, ni celui d’une résistance à l’envahisseur, comme la guerre populaire chinoise. Force est de constater que nous n’avons sur ce point aucune référence historique. Ni Mai 68 et ses suites, ni la Révolution Culturelle, ni les expériences italiennes, ni 1980 en Pologne n’ont apporté de conceptions clairement universalisables.
Pour ce qui concerne la pouvoir d’État, il faut d’abord, et de toute urgence, non seulement séparer philosophiquement, comme je le disais, la politique de l’État, mais aussi, cette fois politiquement, distinguer l’histoire de la politique de l »’histoire de l’État ». L’horizon « absolu » de toute politique d’émancipation est certes le dépérissement de l’État. L’insurrectionalisme a été une version tactique – admirable – de cette idée. Mais il est probable qu’Octobre achève cette vision, qui remonte à la Commune, voire à 1792. Il est certain qu’aujourd’hui le problème est de doter la subjectivité politique d’une consistance intrinsèque qui la tient à distance de l’État, ce qui est en soi très difficile, car l’État parlementaire est captieux. Ceci exige que la prescription politique fixe ses lieux, qui ne peuvent être, dans la séquence en cours, de dimension étatique.
Je poursuis. Le processus post-événementiel « évalue » les termes de la situation du point de l’événement. Je l’appelle une fidélité. Politiquement, il s’agira évidemment de la fidélité militante, pratique, aux événements de type « révolutionnaire » (le nom importe beaucoup, mais comme ce nom est lui-même une invention tirée du vide, il change).
5) Le processus fait advenir, au futur antérieur, une vérité de la situation tout entière, vérité qui est un multiple « quelconque », sans qualité, ou insoumis au regard de tous les prédicats disponibles dans la situation. Je ne vois aucune objection à ce qu’un tel multiple « générique » soit appelé le communisme, par exemple – dans le cas de la procédure politique.
Il n’y a rien dans tout cela qui vienne contredire l’engagement ou l’action. C’est tout le contraire : il n’y a de vérité que pour autant qu’il y a des militants (fidèles) de cette vérité, qu’on les nomme des artistes, des scientifiques, des politiques ou des amants.

Il y avait avant pour vous de la vérité politique en tant qu’existence des masses et du prolétariat, et du réel historique, concept que vous tiriez de Lacan, en tant que répétition et hasard, existence d’une objectivité matérielle, rencontre avec la loi. Aujourd’hui, les concepts de réalité et de réel disparaissent au profit du seul concept de vérité. Plus précisément, la référence à la vérité devient référence à des vérités (il y a des vérités) et ces vérités s’installent dans le transcendantal, ne valent que pour elles-mêmes. Cette conception s’ordonne autour de la thèse philosophique de l’existence d’un sujet sans objet, seul énonciateur de cette vérité. Si je suis sensible à votre démarche anti-dogmatique, à votre patience pour désarrimer des concepts trop figés, déplacer les questions, et du coup à votre tentative pour récuser le rapport sujet/objet (rapport idéologique en effet), je m’interroge sur la disparition de toute référence extérieure (que ce soit l’inconscient ou la réalité historique). Quels sont les enjeux mais aussi les dangers d’un tel tournant philosophique et idéologique ? Ne confondez-vous pas disparition de la catégorie d’objet et disparition de la question de la réalité et du réel, de tout « critère » matérialiste ? Ne tombe-t-on pas dans l’idéalisme lorsque la vérité n’est pas conçue comme liée à l’événement (politique) mais se trouve définie après-coup comme « post-événementielle » relevant dès lors de la seule nomination philosophique, de la seule conscience, de la seule volonté ?

Il n’y a non plus aucune « disparition de toute référence extérieure » ! On pourrait dire (mais ces traductions sont toujours hasardeuses) que la situation est en position de réalité, et que lui correspond toujours un savoir ; que l’événement est en position de réel, et que lui correspond, dans le medium premier d’une nomination, le procès d’une vérité. On pourrait dire aussi que le langage de la situation (il y en a toujours un), soumis à la loi du compte, est dans la position du signifiant, cependant que la langue-sujet (langue de forçage) réalise l’instance de la lettre. Oui, on pourrait dire tout cela.
Mais ce qu’on ne peut pas dire, c’est qu’une vérité relève « de la seule nomination philosophique, de la seule conscience, de la seule volonté ». Encore moins renvoyer les vérités au « transcendantal » ! Le procès de vérité est matériel, il n’y a aucune place dans ma philosophie pour « la conscience » (le mot n’est pratiquement jamais employé). Les décisions (nominations, axiomes…) ne supposent aucun sujet, puisqu’il n’y a de sujet que dans l’effet de telles décisions. Ou : le sujet est un effet du procès de vérité, et non l’inverse. Je souligne du reste constamment que le sujet est rare, et toujours singulier.
Quant aux noms de l’événement, ils n’ont rien à voir avec la philosophie. Les noms de la politique relèvent de la politique, les noms de l’art relèvent de l’art, etc.
La critique que je conduis de la notion d’objet ne concerne pas l’existence d’un référent, ou la matérialité des situations. Elle vise l’objectivisme – ou en politique le « réalisme » – qui utilise le philosophème de l’objet (en son sens kantien) pour soumettre et la connaissance et la pratique à un consensus uniforme.

Vous reprochez à Althusser d’avoir « suturé » la philosophie à la politique et à la science, comme vous reprochez à Heidegger d’avoir suturé la philosophie au poétique. Votre tentative est de rendre à la philosophie sa pleine indépendance, sa distinction par rapport à tout objet de recherche. Reprenant (dans une intervention) la thèse d’Althusser d’une philosophie sans objet ne travaillant que dans le tracé de lignes de démarcation, vous pensez que le propre de la philosophie sera de « proposer » un accès aux vérités, un « site conceptuel », de « prononcer » non la vérité mais la « conjoncture », la « conjoncture pensable » des vérités relevant de ce que vous appelez les quatre procédures génériques Poème, mathème, politique et amour. Le propre de la philosophie serait donc d’accueillir des vérités multiples. Mais votre livre l’Être et l’Événement ne suture-t-il pas la philosophie aux mathématiques et en dernière instance au poétique, à la « désobjectivation poétique », comme vous l’écrivez, cultivant ainsi un mythe de la pureté au-delà du réel ?

La place particulière des mathématiques dans l’Etre et l’événement tient au projet de ce livre, qui est de dégager le concept générique de la vérité, ce qui exige de libérer la pensée de l’être de toute corruption herméneutique. Rien n’est plus essentiel aujourd’hui, y compris en politique, que de penser ceci : l’être, en tant qu’être, n’a aucun sens. L’Histoire ne saurait faire exception à cette dure maxime. Nous ne pouvons nous confier à l’être. Nous dépendons de l’événement, quant à nos capacités d’inscription dans un procès de vérité. La mathématique montre exemplairement, dans cette sorte d’exercice ontologique qui la caractérise, une puissante pensée au travail qui n’a à aucun moment besoin de faire des hypothèses sur le sens, ou « d’interpréter » l’expérience.
Le poème ? Il me semble plutôt manifester à son égard – moi qui suis un amoureux du poème – une certaine dureté. Polémique de circonstance, puisque précisément Heidegger confie à la parole poétique la fonction d’un gardiennage du sens de l’être.

La pureté est attachée pour vous à la puissance de la décision qui caractérise le pur sujet transcendantal à qui vous confiez désormais la possibilité de l’histoire. La décision est, me semble-t-il, le concept central (vous en faites un concept par la fonction que vous lui faites jouer) de votre philosophie. Il est tiré des mathématiques et justifié par les mathématiques, par la procédure mathématique où l’on peut en effet « décider » que x par ex. est un indécidable. La notion d’indécidable est ainsi attachée à celle de la décision et au concept du sujet. Que le concept d’indécidable soit aujourd’hui requis pour penser la politique contre la dogmatique de la nécessité qui a prévalu métaphysiquement dans le marxisme ou dans la politique programmatique (qui est le contraire de la politique comme vous le dites très bien) qui prévaut en démocratie ou dans les pays de l’Est, je suis d’accord. Mais en mettant par là même l’accent sur le sujet ne sommes-nous pas en pleine idéologie, une idéologie de la volonté qui vient pallier l’impossibilité de penser un processus révolutionnaire ? Devant ce présent impossible à penser ne resterait alors pour nous que notre seule conscience de sujet décidant que « malgré tout » il y a un indécidable donc un avenir ouvert « égalitaire et anti-étatique ». N’est-ce pas se risquer dans l’utopie et le pur geste d’une dogmatique de la décision ? Dès lors le forçage ne serait-il pas violence faite au sujet et à l’histoire ? Si c’est une manière de se garder fidèle à la possibilité politique, n’est-ce pas en même temps se tromper gravement sur la puissance d’un sujet détaché de ses conditions historiques ? Que devient dès lors l’engagement ? Reste-t-il possible, ou aujourd’hui sans intérêt ? Comment vous-même vous sentez-vous ou êtes-vous engagé ?

La « pureté de la décision » ? Il n’y a rien de tel. Reprenons. L’Histoire ne nous promet rien. La seule possibilité est de s’inscrire dans quelque fidélité événementielle, ce qui exige un labeur extrême de la pensée et de l’action. La nomination événementielle a toujours déjà eu lieu. Aucun « sujet transcendantal » n’est ici requis : le fait est qu’un événement n’est décidé dans la situation que par son nom. S’il n’y avait pas déjà un tel nom, nous ne serions pas contemporains d’un processus de vérité (politique ou autre). Ce « déjà » est notre seule garantie. Le reste relève en effet du pari, car l’ »objectivité », ou la loi de l’objet, ne fait que reconduire à la situation sans vérité.
Le problème fondamental n’est jamais d’être requis par l’événement, car – en politique – l’événement se signale précisément par le caractère massif de cette réquisition. Le problème est la fidélité. Il m’importe peu de sonder la psychologie militante. Le fait est que l’avenir d’une vérité se décide par ceux qui continuent, ce qui implique toujours de grandes modifications dans la pensée et dans l’action (car ce n’est pas la même chose de continuer quand il y a des millions de gens dans les rues, ou quand le capitalo-parlementarisme a rallié à peu près tout le monde). Tant qu’une relève événementielle ne change pas la conjoncture de la vérité, il est vrai que le sujet n’est tenu dans le processus que par sa propre prescription. C’est ce qu’on voit tous les jours.
Les « conditions historiques » ne sont rien d’autre que la situation elle-même. Bien entendu, la fidélité suppose l’analyse minutieuse et constante de cette situation. Mais cette analyse elle-même, vous le savez bien, est prise dans la prescription militante. C’est la matérialité des enquêtes qui l’alimente. Sinon, pourquoi serait-elle différente des opinions parlementaires ou journalistiques ? Si c’est l’analyse objective qui commande, on ne comprend pas (sauf idéalisme impénitent) pourquoi il y a des révolutionnaires. Si en revanche ce « il y a » renvoie à un processus singulier qui est en cours, et qui, dépendant de l’événement et traçant dans la situation une généricité, ne coïncide cependant pas avec cette situation, alors on a une base matérialiste pour penser l’existence de la politique d’émancipation.
Fondamentalement : on ne comprend l’existence de la pensée que si on comprend où s’origine qu’il puisse y avoir rupture avec la loi de l’être.

Si vous avez été lacanien, vous êtes désormais anti-Lacan. Vous écrivez qu’il faut aller « au-delà de Lacan ». Vous passez ainsi de la conception d’un sujet évanouissant divisé, à un sujet « rare » dont la caractéristique est en effet de ne plus être divisé, mais compact sur son surgissement, sa décision, c’est-à-dire un sujet de part en part conscient de lui-même. La conscience ainsi revient en force dans la philosophie et la scène de l’histoire. est-ce vraiment aller au-delà de Lacan ou en deçà ? Avec la conscience vous insistez sur la nécessité d’évacuer la pensée de la mort, de notre être mortel. La philosophie, dites-vous, nous tourne vers l’éternité (l’éternité des vérités), l’infini (multiple de multiple, rien ne nous confronte apparemment à la limite). « L’homme, écrivez-vous, est cet être qui préfère se représenter dans la finitude dont le signe est la mort, plutôt que de se savoir entièrement traversé et encerclé par l’omniprésence de l’infini. Du moins reste-t-il cette consolation de découvrir que rien ne l’oblige en effet à ce savoir, puisqu’en ce point la pensée ne peut être qu’à l’école de la division » (EE, 168). « Consolation » de la perte d’un monde, ne serait-ce pas le secret de votre démarche philosophique ? N’y a-t-il pas là la trace d’une angoisse ?

Je ne suis, ni n’ai été, lacanien, ou anti-lacanien. Être « lacanien » n’a qu’un seul sens : participer de son combat, théorique et organisationnel, contre l’Internationale de Chicago. N’étant ni analyste, ni analysant, ni analysé, je ne suis pas directement de ce processus, quoique ma sympathie aille évidemment à ceux qui le poursuivent. Être « anti-lacanien » veut dire tenir Lacan pour un histrion. Or j’ai pour sa pensée l’admiration la plus vive, et je l’étudie constamment.
Ce qui m’intéresse est l’intrication de Lacan et de la philosophie. Quand je dis « au-delà de Lacan », il ne s’agit en rien de l’analyse, sur quoi je n’ai nulle compétence, mais précisément de ce qu’il supposait pouvoir en tirer dans l’ordre de l’anti-philosophie. Bien entendu, je suis anti-anti-philosophe. Mais pour pouvoir l’être, il faut, sur des questions cruciales (le Sujet par exemple, ou la vérité), penser au-delà des critiques et élaborations anti-philosophiques de Lacan. C’est un rude travail, au cours duquel mon admiration pour Lacan ne fait que croître, en même temps que je balise les distances que je prends avec lui.
Sur la mort, je pense comme Spinoza : « homo liber de nulla re minus quam de morte cogitat ». La mort atteste seulement notre inscription dans le vide de l’être elle n’est que la dissolution du multiple qui sous-présente. Il n’y a rien en elle qui relève du pensable, sinon la mathématique générale du multiple. Notre grande affaire, c’est l’infini. Car aussi bien les situations que les vérités sont infinies. Une des limites de l’historicisme « classiste » (très grande pensée, dont j’ai partagé, jusqu’à sa saturation expérimentale, la prescription politique) était – en cela victime de la finitude autant que de l’objectivisme – de se représenter les situations comme finies (dialectique du Deux). Il n’est pas étonnant (je ne le dis encore une fois que rétrospectivement : il fallait être « classiste ») qu’à la fin, en effet, on trouve la mort.
Pour ma part, établi dans la nouvelle rupture d’une politique inventée – sous l’effet des événements, longtemps innommés, de la période 1965-1980 -, fondant la philosophie compatible avec cette invention, je n’ai besoin, vous vous en doutez, d’aucune consolation.
Alain Badiou (entretien avec Nicole-Édith Thévenin)
Article publié dans Futur antérieur n°8 / 1991
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L’expansion de l’OTAN et le « French Kiss » / Diana Johnstone

Pour son 60e anniversaire (3 /4 avril), l’OTAN, principal bras outre-mer du complexe militaro-industriel des États-Unis, ne cesse de s’étendre. La menace soviétique, sa présumée raison d’être originaire a disparu il y a vingt ans. Mais, à l’image du complexe militaro-industriel lui-même, l’OTAN est bien vivante et en constante expansion, alimentée par des intérêts économiques, une traditionnelle inertie institutionnelle et une mentalité paranoïaque avec des think tanks recherchant désespérément de nouvelles « menaces » partout dans le monde.
Cette Behemoth se prépare à célébrer son 60e anniversaire dans les villes jumelles de Strasbourg (France) et Kehl (Allemagne), sur le Rhin au début du mois d’avril. Un cadeau est offert par le président de plus en plus impopulaire de la France, Nicolas Sarkozy : le retour de la France auprès du « commandement intégré » de l’OTAN. Cet événement bureaucratique, dont la signification pratique reste assez floue, procure au chœur des fonctionnaires et éditorialistes idolâtres de l’OTAN matière à claironner : voyez, ces sots de Français ont compris leur erreur et sont retournés au bercail.
Sarkozy, bien sûr, présente les choses d’une autre manière. Il affirme que l’adhésion au commandement intégré de l’OTAN va renforcer l’importance de la France en lui donnant une influence sur la stratégie et les opérations d’une l’Alliance militaire qu’elle n’a jamais quitté, et à laquelle elle n’a cessé de contribuer au-delà des ses obligations. En fait, cet argument dissimule que c’est précisément le contrôle inébranlable des États-Unis sur la structure militaire de l’OTAN qui avait persuadé Charles de Gaulle de la quitter en Mars 1966. De Gaulle ne l’a pas fait sur un coup de tête. Il avait tenté de modifier le processus de prise de décision et s’est rendu à l’évidence que c’était impossible. La menace soviétique a diminué et de Gaulle ne voulait pas être entraîné dans des guerres qu’il considérait inutiles, comme la tentative des États-Unis de gagner en Indochine une guerre que la France avait déjà perdu et qu’elle considérait impossible à gagner. De Gaule préférait privilégier la capacité de la France d’être en mesure de poursuivre ses propres intérêts au Moyen-Orient et en Afrique. En outre, la présence militaire américaine en France stimulait les manifestations infectées de « Yankee go home ». Dans ce contexte, le transfert de commandement de l’OTAN à la Belgique a satisfait tout le monde.
Le prédécesseur de Sarkozy, Jacques Chirac, considéré à tort comme « anti-américain » par des médias états-uniens, était déjà disposé à réintégrer le commandement de l’OTAN, s’il obtenait quelque chose de substantiel en échange, comme le commandement de la zone méditerranéenne de l’OTAN. Les États-Unis ont catégoriquement refusé.
Au lieu de cela, Sarkozy a décidé de batailler pour des miettes : affectation d’officiers français à un commandement au Portugal et dans quelques bases d’entraînement aux États-Unis. « Il n’y a eu aucune négociation. Deux ou trois autres officiers français de plus sur les ordres des Américains ne change rien », a fait observer l’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine lors d’un récent colloque sur la France et l’OTAN.
Sarkozy a annoncé le retour de la France le 11 mars soit six jours avant que la question soit examinée par l’Assemblée nationale française. Par conséquent, toutes les protestations seront vaines.
Il semble y avoir deux causes principales de cette capitulation sans condition.
L’une tient à la psychologie de Nicolas Sarkozy lui-même, dont l’amour pour les aspects les plus superficiels des États-Unis s’est exprimé dans son discours embarré devant le Congrès des États-Unis en Novembre 2007. Sarkozy est peut-être le premier président français qui semble ne pas aimer la France. Ou du moins, qui aime mieux les États-Unis (en regardant la télévision). Il donne l’impression d’avoir voulu être président de la France non pas pour l’amour de son pays, mais par vengeance sociale contre lui. Dès le début, il s’est montré désireux de « normaliser » la France, c’est-à-dire de la transformer selon le modèle américain.
L’autre raison, moins évidente mais plus objective est la récente expansion de l’Union européenne. L’absorption rapide de tous les anciens satellites d’Europe de l’Est, plus les anciennes républiques soviétiques d’Estonie, de Lettonie et de Lituanie, a radicalement modifié l’équilibre des pouvoirs au sein de l’UE elle-même. Les principaux pays fondateurs, la France, l’Allemagne, l’Italie et les pays du Benelux, ne sont plus en mesure d’orienter l’Union vers une politique étrangère et de sécurité unique. Depuis que la France et l’Allemagne ont refusé de se rallier à l’invasion de l’Irak, Donald Rumsfeld les avait rejeté comme « la vieille Europe » et avait malicieusement appelé la « nouvelle Europe » à suivre les Etats-Unis. La Grande-Bretagne à l’ouest, et les “nouveaux ” satellites européens à l’Est, sont ensemble les plus attachés aux États-Unis, politiquement et émotionnellement qu’à l’Union européenne qui leur fournit pourtant une aide économique considérable au développement et un droit de veto sur les grandes questions politiques.
Cette expansion de l’UE a effectivement enterré le sempiternel projet français de construire une force de défense européenne qui pourrait agir en dehors du commandement de l’OTAN. Les dirigeants de la Pologne et les États baltes souhaitent que les Etats-Unis les défendent, par le biais de l’OTAN, un point c’est tout. Ils n’accepteront jamais le projet français de défense de l’UE qui ne soit pas lié à l’OTAN et aux États-Unis.
La France dispose de son propre complexe militaro-industriel, très inférieur à celui des États-Unis, mais le plus important en Europe occidentale. Un tel complexe nécessite des marchés d’exportation pour son industrie d’armement. Le meilleur marché potentiel aurait été celui des forces armées européennes indépendantes. En l’absence d’une telle perspective, certains espèrent que l’adhésion au commandement intégré de l’OTAN puisse ouvrir les marchés de l’alliance aux produits militaires français. Il s’agit cependant d’un espoir bien mince. Les États-Unis se sont réservé jalousement les grands marchés de l’OTAN pour leur propre industrie. Il est improbable que la France parvienne à acquérir une influence significative au sein de l’OTAN pour les mêmes raisons que celles qui lui ont fait renoncer à sa tentative de construire une armée européenne. Les Européens eux-mêmes sont profondément divisés. Et, avec une Europe divisée, les Etats-Unis commandent. D’autant qu’avec l’aggravation de la crise économique, l’argent pour l’armement commence à se raréfier. Du point de vue de l’intérêt national français, le faible espoir de commercialiser son propre matériel militaire n’est rien comparé aux conséquences politiques désastreuses des gestes d’allégeance montrés par Sarkozy. Même en dehors du commandement intégré de l’OTAN, l’indépendance de la France n’était que relative. La France a soutenu les États-Unis dans la première guerre du Golfe. Le président François Mitterrand avait en vain espéré ainsi gagner en influence à Washington, le mirage classique qui éblouit toujours les alliés des Etats-Unis vers de douteuses opérations. En 1999, la France s’est jointe à la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie, malgré les doutes au plus haut niveau. Mais en 2003, le Président Jacques Chirac et son ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin ont fait étalage de leur indépendance en rejetant l’invasion de l’Irak. Il est généralement reconnu que la position française a permis à l’Allemagne de faire de même. La Belgique a suivi.
Le discours de Villepin prononcé devant le Conseil de sécurité des Nations Unies le 14 février 2003 en donnant la priorité au désarmement et à la paix sur la guerre a récolté une rare standing ovation. De Villepin a acquis une grande popularité dans le monde et a renforcé le prestige français, en particulier dans le monde arabe. Mais de retour à Paris, la haine personnelle entre Sarkozy et Villepin, a atteint des hauteurs passionnelles dignes des plus grands opéras, et on peut penser que l’engagement de Sarkozy d’obéir à l’OTAN est aussi un acte de vengeance personnelle.
L’effet politique de tout ceci est plus dévastateur. L’impression créée est bien que « l’ Occident », Europe et Amérique du Nord, se barricadent eux-mêmes dans une alliance militaire contre le reste du monde. Rétrospectivement, la dissidence française rendait service à l’ensemble de l’Occident en donnant l’impression ou l’illusion qu’une indépendance de pensée et d’action était encore possible, et que quelqu’un en Europe pouvait écouter ce que d’autres parties du monde pensait et disait. Maintenant, ce “resserrement des rangs” de tous les champions de l’OTAN comme moyen “d’améliorer notre sécurité” fait sonner l’alarme dans le reste du monde. L’empire semble resserrer ses rangs afin de gouverner le monde. Les États-Unis et ses alliés ne réclament pas ouvertement de gouverner le monde, seulement de le contrôler. L’Occident contrôle les institutions financières mondiales, le FMI et la Banque mondiale. Il contrôle le pouvoir judiciaire, la Cour pénale internationale, qui en six ans d’existence, a seulement mis sur le banc des accusés un obscur seigneur de guerre congolais et porté plainte contre 12 autres personnes, tous des Africains. Pendant ce temps, les États-Unis provoquent la mort de centaines de milliers, ou peut-être même des millions, de personnes en Afghanistan et en Irak et soutient l’agression permanente d’Israël contre le peuple palestinien. Pour le reste du monde, l’OTAN n’est rien d’autre que le bras armé de cette entreprise de domination. Et ce, à un moment où le système financier capitaliste dominé par les pays occidentaux est en train de mener l’économie mondiale à l’effondrement.
Cette exhibition de « l’unité occidentale » au service « notre sécurité » ne peut que générer de l’insécurité dans le reste du monde. Pendant ce temps, l’OTAN n’a pas faibli dans leur tentative d’encercler la Russie avec des bases militaires et d’alliances hostiles, notamment en Géorgie. Malgré les sourires au cours d’un dîner avec son homologue russe, Sergei Lavrov, Hillary Clinton n’a cessé de répéter le mantra étourdissant disant que les “sphères d’influence ne sont pas acceptables” – qui signifie, bien entendu, que la traditionnelle sphère d’intérêts de la Russie est inacceptable, tandis que les États-Unis sont vigoureusement en train de l’intégrer dans leur propre sphère d’influence appelée OTAN.
Déjà, la Chine et la Russie renforcent leur coopération de défense. Les intérêts économiques et l’inertie institutionnelle de l’OTAN poussent le monde vers un scénario d’avant-guerre beaucoup plus dangereux que la guerre froide.
La leçon que l’OTAN refuse d’apprendre est que la recherche d’ennemis crée des ennemis. La guerre contre le terrorisme encourage le terrorisme. Encercler le Russie avec des missiles proclamés “défensifs” – alors que tout stratège sait bien qu’un bouclier accompagné d’une épée est une arme offensive – est en train de créer un ennemi russe.
Pour prouver à elle-même qu’elle est « défensive », l’OTAN ne cesser de chercher des menaces. Facile, le monde est un lieu troublé, en grande partie grâce au type de la mondialisation économique imposé par les États-Unis au cours des dernières décennies. Il est peut-être temps d’entreprendre des efforts diplomatiques et politiques au niveau international pour trouver des moyens de faire face à des problèmes tels que la crise économique mondiale, le changement climatique, l’utilisation de l’énergie, les pirates ou la guerre électronique. Les think tanks liés à l’OTAN voient dans ces nouveaux problèmes des « menaces » devant être traitées par l’OTAN. Cela conduit à militariser les décisions politiques quand elles devraient être démilitarisées.
Par exemple, comment aborder la prétendue menace du changement climatique avec des moyens militaires ? La réponse semble évidente : utiliser la force militaire contre les populations chassées de leurs foyers par la sécheresse ou les inondations. Peut-être, comme au Darfour, la sécheresse conduira à des affrontements entre groupes ethniques ou sociaux. Alors, l’OTAN pourra décider qui sont les « bons » et bombarder les autres. Ce genre de choses.
Le monde semble en effet se diriger vers une période de troubles. L’OTAN paraît disposée à y faire face en utilisant la force armée contre des populations incontrôlées.
Cela va apparaître en toute évidence lors du 60e anniversaire de l’OTAN, à Strasbourg / Kehl les 3 et 4 avril. Ces deux villes sont transformées en camps militaires. Les résidents de la tranquille ville de Strasbourg seront tenus de porter des badges afin de sortir ou d’entrer dans leur propre maison pendant l’heureux événement. À certains moments cruciaux, ils ne seront même plus autorisés à quitter leurs maisons, sauf dans des circonstances d’urgence. Les transports urbains seront mis à l’arrêt. Les deux villes seront mortes comme si elles avaient été des bombardées, afin de permettre aux dignitaires de l’OTAN de parader dans leur spectacle de paix.
Le point culminant de la cérémonie sera la session photographique de dix minutes où les dirigeants français et allemands vont se serrer la main sur le pont qui enjambe le Rhin entre Strasbourg et Kehl. Comme si Angela Merkel et Nicolas Sarkozy faisaient la paix entre la France et l’Allemagne pour la première fois. Et les gens seront enfermés chez eux pour ne pas perturber la comédie.
L’OTAN va se comporter comme si sa plus grande menace était le peuple de l’Europe. Et il est fort possible en fait que la plus grande menace pour la population de l’Europe, ce soit bien l’OTAN.
Diana Johnstone
Article publié dans Counterpunch / mars 2009
Traduit en français dans Courant alternatif

Diana Johnstone est journaliste états-unienne, engagée depuis le Vietnam dans les mouvements anti-guerre. Elle est l’auteure de  Fools’ Crusade : Yugoslavia  (Monthly Review Press), publié en France sous le titre : la Croisade des fous : Yougoslavie, première guerre de la mondialisation (le Temps des Cerises, 2005).
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