Tout le monde va répétant, chiffres à l’appui, que la famille est finalement la chose la plus solide du monde. La preuve, diront certains, les couples se portent mieux que jamais. Mais le couple n’est pas la « famille », au sens traditionnel du terme, et il est tout au contraire la forme enfin trouvée par la modernité de la domestication des individus. Là se résout l’antinomie que vous observez tous les jours, dont on vous a rebattu les oreilles dans les journaux: il y a crise de la famille et il y a totale persistance de la famille. Parce que désormais, la famille, c’est le couple, et la gestion de sa crise délicieusement développée (larmes et hystéries).
Le couple, forme essentiellement moderne, impérialiste, vigoureuse, d’organisation sociale, est devenu la condition nécessaire de l’être social. Tout est prévu pour lui, et les célibataires, plus encore qu’au XIXe siècle où ils étaient suspects aux yeux de la police familialiste, condamnés aux chambres d’hôtel biplaces (on n’en fait plus en monoplace). J’ai bien dit le couple, pas le mariage. Que beaucoup de couples continuent par le mariage, encore aujourd’hui, ne change pas le grand phénomène: avant le mariage, les jeunes désormais vivent en couple. Déjà.
La multiplication des divorces, des ruptures, les ouvertures, tout ce remue-ménage ne s’oppose pas au couple. Au contraire, c’est son bain nourrissant, à croire comme l’a montré James dans What Maisie Knew, qu’un couple divorce pour la vie (ne cesse de continuer à vivre l’un par rapport à l’autre). Entrelacs de couples, officiels ou non, la société moderne est faite du changement de partenaire dans des figures fixes. La structure copulaire demeure, triomphe et s’étend. L’abondance contemporaine de livres et films sur les douleurs du couple ne sont que les conséquences de cette universalisation du mode copulaire de vie. Que les « familialistes » ne triomphent pas: la totale dictature de l’être-à-deux, sentimental, idéologique, matériel, pourrait bien marquer le dernier stade de cette disciplinarisation de la famille par l’État décrite par Donzelot. Un stade auquel c’est la famille « large » elle-même qui s’effondre pour laisser seul le couple. Forme essentiellement moderne, donc, et non « retour aux valeurs d’avant 68. » 68, d’ailleurs, qui n’est pas pour rien dans la propagation d’une image de couple « libéré ». Que la « grande famille » traditionnelle, avec ses multiples aïeux, associés, valets, nourrices, décrites par les Shorter, Ariès, et aujourd’hui par Elisabeth Badinter, se soit réduite à ce mouchoir de poche HLMique qu’est le couple est un mouvement de longue durée. L’idéologie de la transparence copulaire, de la perception du monde à travers un être-à-deux où se réconcilient nature et société, remonte à l’Émile de Rousseau, comme le rappelle Alain Grosrichard dans Structure du sérail : « Il faut lire dans l’Émile l’invention… d’un objet inédit : le couple, figure et concept du rapport sexuel possible. » A partir d’Émile et Sophie, la pédagogie des enfants, l’infantilisation des jeunes êtres de la pédagogie moderne devient possible. Mais le couple actuel atteint dans son égoïsme forcené à un concept encore plus pur, où, (comme dit René Scherer dans l’Emprise, ou des enfants, entre nous): « Comme la raison d’être du couple n’est plus, ou plus seulement, la codification du sexuel, on comprend qu’il puisse brocher dans son tissu à toute épreuve des expériences dissidentes (infidélités, homosexualités…). » Car la puissance, aujourd’hui totalitaire, du couple comme entité psychologique absolue, seul accès au monde, provient de ce qu’il fut historiquement considéré comme une « libération ». Le couple « ouvert », échangiste, comme on dit dans le vocabulaire pervers, est capable de draguer à deux. Il hérite du Reichisme, ce Rousseauisme au XXe siècle. En opposant la « naturalité » du couple à la famille ancienne, Reich a accéléré un mouvement qui n’a vraiment connu une expansion massive qu’avec les grandes années de la consommation télévisuelles, vers 1950. Les communautés elles-mêmes, brèves idéologies barbues cévenoles, n’ont été qu’un vivier de couples, une manière plus aiguë de confronter les couples. Car le couple, figure problématique, se nourrit surtout de haines et de minuscules habitudes transformées en discussions « de fond. » Le centrage sur le psychologique de l’« être-à-deux », tous les sondages le confirment. À la limite, ce couple, la forme la plus restrictive de vie amoureuse et sociale jamais expérimentée massivement dans l’histoire de l’humanité, peut se passer de gosse, quoique sa fonction essentielle reste de « maintenir intact, par vents et marées, le rapport électif à l’enfant. » Pour commencer, le couple à un seul enfant, en lequel s’incarne plus parfaitement le couple lui-même, enfant-plante d’intérieur destinée à orner la relation exclusive, à la sceller. On investit encore mieux la simplicité totalitaire du couple avec un seul enfant. Mais, plus loin, plus d’enfant du tout, pourquoi pas? Le couple étant devenu son propre enfant, vivant entièrement pour lui-même sans même ce support imaginaire de la copularité qu’est le rejeton. L’entropie généralisée, la tombée en abîme dans les rétractions de l’espace amoureux. Une fourmilière composée de doublets cheminant en parallèle.
Guy Hocquenghem
Article initialement publié dans Libération / 22 août 1980 / Chimères n°69 / 2009
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Hocquenghem, fils de Vincennes…
Que Guy Hocquenghem soit un fils de Vincennes (de l’université de Vincennes), cela n’aura échappé à personne. Ses deux premiers livres qui sont pour le premier, le Désir homosexuel (1972), la partie sur travaux de sa thèse et le second l’Après mai des faunes (1974), des textes originaux collés à des articles déjà publiés pour cette même thèse titrée Volutions ont profondément marqués par au moins deux figures vincennoises : Gilles Deleuze (avec Félix Guattari) dont l’Anti-Œdipe traverse de part en part le désir homosexuel, et Jean-François Lyotard dont une citation, extraite de son important article Capitalisme énergumène (consacré, dans Critique, à ce même Anti-Œdipe, 1972), ouvre sa thèse et l’Après mai des faunes. Citons l’incipit de Lyotard : « Attitude qui ne serait même plus révolutionnaire au sens du renversement, retournement (et de la spécialisation dans ces opérations théâtrales), et donc encore distribution de l’énergie selon l’édifice et l’artifice de la représentation, mais volutionaire au sens de la Wille, au sens de vouloir que soit ce qui se peut. » (1) Dans cette phrase est opposée à la révolution la volution, proposition de traduction du Wille allemand, la volonté (de puissance par exemple (wille zur macht) qu’on pourrait alors, avec Lyotard et Hocquenghem traduire par volution de puissance). La volution serait donc une volonté qui n’est pas volonté de quelque chose – ce qui sous-entendrait sinon forcément le retour à un but prédéterminé – mais au contraire volonté tout court, volonté de tous les possibles, y compris les plus terrifiants pour nous, humains trop humains. Nous y verrons bien entendu la leçon qu’Hocquenghem retient de Mai 68, leçon qu’il renverra à la gueule de ceux qui ne l’ont pas entendue dans la Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary Club : à savoir que la révolution revendiquée si haut et si fort par la france (2) comme une capacité subversive qui lui serait propre, n’est en réalité que le signe de l’incapacité à changer. Hocquenghem forge, dans La beauté du métis, le concept de francité qui reprend cette idée : « on fait une révolution en france [sans majuscule] pour se retrouver au point de départ. » (3) Mai 68, en france, n’a pas échappé à cette triste et nationale règle, et Hocquenghem, mieux que quiconque, a compris le retour au point de départ que cette « courte après-midi d’été », ainsi qu’il appelle Mai 68 dans l’Amphithéâtre des morts, a été. C’est fort de ce constat qu’il affirme sa volonté d’ôter à révolution le re de trop et de faire sien le geste nietzschéen (Nietzsche : la véritable toile de fond sur laquelle se peint Vincennes) : « nous ne voulons plus partager les préfixes qui amarrent l’envol des vouloirs, leurs épanchements corrodant les pouvoirs ». (4)L’ambition d’Hocquenghem, en ouvrant sa thèse et l’Après mai des faunes par cette phrase, est commune à nombre de philosophes de la jeune université née des soubresauts de l’après 68 (5) : il s’agit de lutter contre la « civilisation qu’on veut justement oublier » (abolir écrit-il encore plus abruptement dans le texte original de la thèse). Vincennes comme le lieu d’indistinction entre la théorie et la pratique, entre l’enseignement universitaire et la prise sur le réel (la politique), Vincennes comme l’espace où peut s’opérer une critique de ce que l’on entend habituellement sous le vocable de civilisation. Hocquenghem retient donc la leçon, lui qui écrit le Désir homosexuel comme une féroce critique de la conception freudienne de la civilisation conçue comme l’entité qui frustre, qui castre, qui rabote les passions sous le faux prétexte que, contre Fourier, Schérer et bien d’autres, ce serait la seule condition possible du vivre ensemble. Ainsi, l’Anti-Œdipe et l’université de Vincennes, fruits de Mai 68, sont-ils, pour Hocquenghem, la réinterrogation la plus radicale de la civilisation, une réinterrogation qui s’opère sur le terrain de la subjectivité : « il est question de partir dans toutes les directions. De semer, comme on sème un suiveur, le pouvoir civilisé. De creuser, partout où on peut miner l’édifice. Toujours surprendre l’ennemi par-derrière. Ne jamais être là où précisément il attend. Et que devienne pratique l’évidence : il n’y a pas de sujet révolutionnaire, pas de sujet du tout. » (6) La volution qu’est Mai 68, l’expression d’une volonté (volution) de puissance, doit donc se jouer sur tous les terrains, et avant tout sur le terrain subjectif. Hocquenghem l’a compris qui s’est lui-même, comme Pasolini nous allons le voir, posé comme le terrain de ce combat. Le terrain de la volution Mai 68 : soi Hocquenghem lutte. Il ne cesse de lutter. Contre, nous venons de le voir, un monde où ces principes politiques, portés par Vincennes, sont laminés et disparaissent. Ainsi, lors d’un voyage, dans les années quatre-vingt en Californie – voyage sur lequel nous allons revenir en détail – pressent-il un monde qu’il n’arrive pas à saisir, dans lequel il pense difficile sa propre inscription subjective : « un nouveau paysage se dresse dont les USA peuvent donner l’avant-goût. Le futur ordre sexuel n’est pas fondé comme l’ordre répressif, sur la Nature ; il divise rationnellement un secteur libéré, celui d’un érotisme de plus en plus commercialisé et avoué entre mâles, et un secteur sauvegardé, femmes qui se refusent aux étreintes brutales, enfants mis hors d’atteinte des pédérastes. » (7) Ce monde, où l’État tout puissant répartit et dicte les désirs, les discipline et les organise en dispositifs plus ou moins visibles et repérables (influence de Foucault… encore Vincennes), Hocquenghem ne cesse de le démonter, de l’analyser, de le mettre à l’épreuve. Et, pour ce faire, il n’y a pas trente-six solutions, il n’y en a qu’une : se mouiller. Il faut parler de soi. De soi, et pas de moi. Car parler de moi reviendrait à prendre la place du témoin, à l’image de ceux qui défilent dans les émissions télévisuelles abjectes d’un Delarue par exemple. Non ! Parler de soi en tant que c’est à l’intérieur de soi, sur soi, que se jouent les forces politiques désirantes du socius : j’entends donc le soi comme opposé, en ce sens, au moi psychanalytique ; le soi comme territoire, certes artificiel mais bien réel, où peuvent être agies les forces politiques qui secouent les peuples et l’histoire – forces qui, en le déterritorialisant, vont rendre le soi schizophrène : c’est cela la volution. Hocquenghem va donc faire de son territoire subjectif, de soi, le lieu même de la politique. Il va être tous les territoires sur lesquels se jouent les forces de vie : Mai 68 ? C’est lui. L’homosexualité ? C’est lui. La subversion de Mai 68 et de l’homosexualité ? C’est lui. Leurs limites ? C’est lui également. Leur absence de limites ? Toujours lui. Ainsi s’explique la déterritorialisation subjective que je viens d’évoquer. Hocquenghem fait plus que prendre sur lui les problématiques sociales, il fait de soi le terrain où s’engagent les luttes, au risque – inévitable – que ces luttes lui coûtent la vie. Soyons clair : il ne s’agit nullement ici d’exhausser Hocquenghem et d’en faire le sacrifié par excellence – notamment, je vais y revenir, du Sida. Il ne s’agit pas ici de commémorer un Hocquenghem beau et formidable. Ce que je veux exposer ici, c’est sa capacité – schizophrénique, c’est-à-dire politique – à s’indifférencier du socius duquel il procède. Qu’il l’ait fait consciemment ou pas, qu’Hocquenghem (son moi) l’ai voulu ou pas, ce n’est pas mon affaire – je laisse sa machine narcissique à d’autres analystes, ayant déjà bien du mal avec la mienne. Le concept qu’avec Hocquenghem je construis pour comprendre ces jeux de déterritorialisations et territorialisations subjectives et sociales, c’est : sodome.
sodome
Le roman inachevé d’Hocquenghem, l’Amphithéâtre des morts que sa mort l’empêchera de terminer, finit (dans la version qui nous reste) sur un voyage aux États-Unis. Aussi, en le lisant, ai-je aussitôt pensé à Kerouac, dont je souhaite présenter à présent un extrait tiré de Sur la route : « A l’aube grise, qui vint par bouffées fantomatiques des fenêtres de la salle et se coula au ras du toit, j’étais assoupi, la tête sur le bras en bois d’un fauteuil, tandis que convergeaient vers moi six employés du cinéma, poussant leur bilan nocturne de balayures d’immondices, énorme tas de poussière qui me montait sous le nez pendant que je ronflais la tête en bas, jusqu’au moment où ils faillirent me balayer moi aussi. Ceci me fut rapporté par Dean qui observait, une dizaine de fauteuils derrière moi. Tous les mégots de cigarettes, les bouteilles, les carnets d’allumettes, des ordures de toutes sortes, ils les jetaient d’un coup de balai sur ce tas. M’auraient-ils enfoui là-dedans que Dean ne m’aurait plus jamais revu. Il lui aurait fallu battre tout le territoire des États-Unis et fouiller tous les seaux d’ordures d’une côte à l’autre avant de me trouver tel un fœtus blotti parmi les détritus de ma vie, de sa vie et de la vie de chacun, qu’il fût dans le coup ou pas. Qu’aurais-je pu lui dire du fond de ma matrice ordurière? « T’en fais pas pour moi, mon pote, je suis heureux là où je suis. Tu m’as égaré une nuit à Détroit au mois d’août 1949. Qu’est-ce qui te permet de venir troubler ma rêverie dans tout ce dégueulis. » En 1942, je fus la vedette d’un des drames les plus ignobles de tous les temps. J’étais marin et j’allais à l’Impérial Café de Scollay Square à Boston pour boire ; je bus soixante verres de bière et je me retirai aux waters où je m’enroulai autour de la cuvette et sombrai dans le sommeil. Durant la nuit, au moins une centaine de marins et de civils de tous poils entrèrent et lâchèrent sur moi un trop plein bien senti, si bien que j’en étais gluant et méconnaissable. Qu’est-ce que ça peut faire après tout ? L’anonymat dans le monde des hommes vaut mieux que la renommée dans le ciel, car le ciel, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que la terre ? Question d’idée. » (8)
Ce long extrait explicite parfaitement comment j’envisage Guy Hocquenghem, ce que j’entends donc par production de subjectivité, à savoir : une figure de sodome. Le thème de la ville de l’Ancien Testament détruite par Dieu revient souvent dans ses écrits. Fréquemment il se met face à ce spectacle de la punition divine: « La face éclairée par le feu, je suis là, contemplant le châtiment de Sodome. (Car j’ai toujours cru au caractère blâmable de mes amours, bien que n’en ayant jamais pour autant arrêté les pratiques.) » (9) Cet extrait, qui correspond dans l’Amphithéâtre des morts à l’incendie qui détruit le moulin, une communauté pédée, est un des horizons de ce roman, comme l’est aussi ce voyage en Amérique, que l’on imagine à la fin de L’amphithéâtre des morts. Voyage qu’Hocquenghem a fait, dans sa vraie vie, et qu’il décrit dansun article consacré à San Francisco sur lequel je vais maintenant m’apesantir. Notre question politique est : « Comment soi devient-il le territoire du socius ? » L’hypothèse que je formule pour tenter d’y répondre est la suivante : c’est l’expérimentation de ce que j’appelle sodome qui le permet – sodome, c’est-à-dire l’expérience de la limite : de la limite du socius (la catastrophe) ; et de la limite du corps (la mort). Hocquenghem va trouver, en la Californie des années quatre-vingt, un parfait exemple expérimental : la Californie, pour les pédés des années quatre-vingt qui luttent dur, en france, contre un État nationaliste, violent et réactionnaire, c’est la vie – c’est-à-dire la possibilité de vivre, en tant que pédé, parmi des pédés. C’est la vie, certes, mais avec, en son sein même, l’imminence de la catastrophe. C’est ainsi qu’il faut tout d’abord entendre ce thème hocquenghémien de sodome. La ritournelle de la danse sur le volcan est chère à Hocquenghem, et est visible dans le deuxième acte du film qu’il a fait avec Lionel Soukaz, Race d’ep (1979). Dans son article sur San Francisco, Hocquenghem compare la condition pédée à la position des habitants de la Californie que le bestseller de 1979 de Jeffrey Goodman définissait ainsi : We are the earthquake generation. Pour Hocquenghem, la Californie est l’impossible jonction entre une punition divine dans le sens le plus chrétien du terme (« Anita Bryant déclarait que les tremblements de terre de Californie étaient la punition divine destinée aux « spermeaters », aux pédés buveurs de sperme de San Francisco » (10) et une position subjective qui est la seule possible pour vivre vraiment (« la catastrophe : s’ils ne vivaient dans le permanent état de grâce que suppose l’attente du tremblement de Terre, les San Franciscains ne se seraient pas laissés conquérir par les gays. La « décadence » de San Francisco est exemplaire : devenue la Sodome utopique de l’ère de l’ordinateur, elle échappe à la rhétorique catastrophique, à force de vivre au bord de la catastrophe. » 11). On le voit : Hocquenghem convoque le terme de « Sodome » non pas tant pour insister sur les conséquences de la catastrophe que sur la catastrophe elle-même. Ce qui l’intéresse, c’est l’expérience de la catastrophe, non ses causes (des actes qui seraient moralement, chrétiennement, condamnables) ni même ses conséquences (qui seraient plus ou moins méritées). Nous retrouvons avec ce concept, sodome, la volonté – la volution – telle qu’un Nietzsche la construit avec son concept Volonté de puissance. Car l’expérimentation qu’Hocquenghem tente de saisir est avant tout une expérience du présent de la catastrophe : « loin de vivre dans l’angoisse du jugement dernier, les gays de San Francisco jouent avec le spectre de la fin du monde » et font preuve de « cet humour distrait, [de] cette chaude sociabilité que procure le fait de vivre en permanence, et dans l’acceptation, la rumeur de l’anéantissement. » (12) Hocquenghem a trouvé dans ce voyage l’exemple d’une vie telle qu’il ne peut s’empêcher de la vivre : une vie qui intègre la catastrophe comme expérience subjective permettant de vivre pleinement le présent. Il la présente, cette façon de vivre, comme un vécu du temps évoquant une expérience de la folie – folie qu’il assume lorsqu’il affirme que « la carte de San Francisco ressemble à ces dessins de jeunes autistes que Deligny publie régulièrement. » (13) Et même si les dessins qu’évoque Hocquenghem ne sont pas dessinés par les autistes (leur folie va jusqu’à les en empêcher), ces lignes d’erre de Deligny sont autant de tracés de leurs parcours, de tentatives de suivre les traces de subjectivités qui ne savent pas, ne peuvent pas, s’inscrire dans l’histoire, ces lignes sont les subjectivités d’autant de fous dont la vie se résume à un présent éternellement renouvelé. Comme Deligny, Hocquenghem tente de dessiner ces parcours, de saisir ces expériences folles du temps qu’ont en commun les homosexuels et, nous allons le voir, les drogués et les militants de 68 – il ne peut d’ailleurs pas faire autrement que de remarquer qu’il est, lui-même, un de ces fous : « car le secret des « gays » de San Francisco, c’est de ne pas se préoccuper du long terme ou de le considérer comme déjà présent. Une civilisation bâtie en dix ans, depuis la création du mouvement gay en 69, ne croit guère à l’Histoire. Le catastrophisme n’est que le piment, ajouté avec le sourire, d’un refus plus fondamental : celui de cette histoire de la civilisation à l’européenne, avec ses fidéismes progressistes et ses oppressions durables. » (14) Ce vécu du temps, du présent, comme une urgence de la vie, et c’est à Nietzsche que l’on pense, à nouveau. Et l’on entend aussi, dans cette critique de l’Histoire, celle de la dialectique hégélienne faite par Deleuze ; on entend les tentatives pour construire une autre conception de l’Histoire : on entend François Châtelet. Hocquenghem enfant de Vincennes a-t-on dit – qui en a retenu l’une des principales leçons : autre chose que l’histoire écrite par les vainqueurs. Nous nous posons donc la question en ces termes : « que demande Hocquenghem lorsqu’il convoque, comme il le fait, la catastrophe, lorsqu’il subjectivise sodome ? » Selon nous, comme Kerouac, il demande à vivre. Et, pour que cela soit possible, il lui faut intégrer à la vie l’expérience de la mort. Celle-ci ne doit pas être entendue, dans cette démarche, comme un ultime, un idéal, une limite extérieure. Mais au contraire comme l’affirmation, à chaque instant, du choix. Si horizon il y a, celui-ci est transversal. Hocquenghem a besoin de la mort comme Nietzsche a besoin de l’éternel retour. Pour laisser la vie exploser. Ainsi conclut-il son voyage à San Francisco sur ce vécu de l’expérience : « En compagnie des « gays » san-franciscains, la fin du monde n’est plus un terrifiant trou noir, mais une charmante comptine enfantine. [...] Oui, la fin du monde est une fête. » (15)
Stéphane Nadaud
Extrait de l’article publié dans Chimères n°69 / 2009
1 Jean-François Lyotard, Capitalisme énergumène, Critiques n°306, novembre 1972, p.925.
2 Je suis ici Hocquenghem et écrit france avec une minuscule.
3 Guy Hocquenghem, la Beauté du métis, Paris, Ramsay, 1979, p.39.
4 Guy Hocquenghem, Volutions, in l’Après Mai des faunes, Paris, Grasset, 1974, p.19.
5 L’université actuellement appelée Paris 8, Vincennes à Saint-Denis naît en décembre1968, sur la volonté, complexe à analyser, d’Edgar Faure alors ministre de l’éducation de de Gaulle à partir d’un centre universitaire expérimental dont Foucault, Deleuze, Lyotard et Popper sont les figures de proue.
6 G. Hocquenghem, Volutions, op. cit., p.22.
7 Guy Hocquenghem, Prélude, in la Dérive homosexuelle, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1977, p.12.
8 Jacques Kerouac, Sur la route, Paris, Gallimard, 1960, folio, p.347. Trad. Jacques Houbard.
9 Guy Hocquenghem, l’Amphithéâtre des morts, Paris, Gallimard, coll. Digraphe, 1994, p.80.
10 Guy Hocquenghem, San Francisco ou Sodome suspendue, in Autrement, Californie, rêve et cauchemar n° 131, avril 1981, p.134.
11 Ibid.
12 Ibid., p.135.
13 Ibid., p.137.
14 Ibid., p.138.
15 Ibid., p.145.
Présentation du n°69 de la revue vendredi 10 avril à partir de 19h
en présence des auteurs
à la librairie la Terrasse de Gutenberg
9, rue Emilio Castelar
Paris 12° / métro Ledru-Rollin
tél. 01 43 07 42 15
« Nous disons simplement : pourquoi ne supportez-vous pas de retrouver chez un homme les attitudes, les désirs et les comportements que vous exigez d’une femme? Ne serait-ce pas que le désir de dominer les femmes et la condamnation de l’homosexualité ne font qu’un ? Nous sommes tous mutilés dans un domaine que nous savons essentiel à nos vies, celui qu’on appelle le désir sexuel ou l’amour. Certes, le Pakistan ou les usines, c’est plus important. Mais à poser les priorités, on diffère toujours d’aborder les problèmes sur lesquels on peut agir immédiatement. Alors, on peut commencer par essayer de dévoiler ces désirs que tout nous oblige à cacher, car personne ne peut le faire à notre place. »
la Dérive homosexuelle / 1972
« A un moment où à un autre, une force politique française, quelle que soit sa couleur, demande la fermeté contre les infiltrations. (…) Cette plaie-là que la France porte depuis longtemps à son flanc, elle ne la sent plus. (…) La France n’a jamais consciemment intégré aucune minorité étrangère : elle s’est faite sur leur reconduction aux frontières (naturelles). L’expulsionisme français n’est donc pas marginal, ne se limite pas à une réaction provisoire. Les peuples qu’il vise changent, pas le principe. Nous expulsons constitutionnellement, si j’ose dire, et aussi discrètement qu’on chie. »
la Beauté du métis / 1977
Dans ce numéro se sont trouvé agencées des propositions et des impulsions qui mettent le désir à l’épreuve du présent.
Désir Hocquenghem ne se résume pas à désir homosexuel, même si les pédés, les étrangers, les femmes, les fous, les enfants, les prisonniers, montrent malgré tout son inactualité – au désir.
A la suite du numéro, les interventions au Colloque Hocquenghem de Quimper.