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Séminaire des Lucioles / 2009
Première partie
Moi, Ismaël, je faisais partie de cet équipage. Mes cris s’étaient élevés avec ceux des autres, mon serment s’était joint aux leurs et plus je criais fort, plus la terreur qui habitait mon âme rivait ce serment à coups de marteau. Une sympathie occulte et farouche me possédait, la haine dévorante d’Achab devenait mienne. Je tendis une oreille avide à l’histoire de ce monstre sanguinaire, contre lequel j’avais, avec tous les autres, juré meurtre et vengeance.
Depuis assez longtemps, bien que par intermittence, la Baleine blanche, à l’écart et solitaire, avait hanté ces mers barbares fréquentées surtout par les pêcheurs de cachalots. Tous n’étaient pas au courant de son existence et seul un nombre relativement petit d’entre eux l’avaient vue sachant qui elle était. Plus petit encore le nombre de ceux qui l’avaient attaquée en toute connaissance de cause. Le grand nombre de navires qui partaient en campagne, la débandade qui les éparpillait sur tous les océans du globe, certains d’entre eux cherchant l’aventure sous des latitudes si désolées qu’au cours de douze mois ou plus ils ne rencontraient que rarement ou jamais un seul navire porteur de quelque message, la longueur excessive de chaque voyage, l’irrégularité des départs, bien d’autres raisons directes ou indirectes firent que les nouvelles portant sur la personnalité de Moby Dick furent longuement empêchées à se répandre parmi les flottes baleinières du monde entier. Sans doute, plusieurs navires rapportèrent avoir rencontré, à telle ou telle époque, ou sous tel ou tel méridien, un cachalot d’une grandeur et d’une malignité inusitées qui, après avoir mis à mal ses assaillants, leur avait complètement échappé. Quelques-uns pensaient qu’il y avait de fortes présomptions pour que ce fût Moby Dick en personne. Mais comme la pêche au cachalot a récemment offert des exemples divers et plutôt fréquents de férocité, de ruse et de méchanceté extrêmes du monstre poursuivi, les pêcheurs qui, par hasard, livrèrent bataille, sans le savoir, à Moby Dick, se contentèrent d’attribuer la terreur insolite qu’il provoquait aux dangers de la chasse au cachalot en général plutôt qu’à un individu particulier. C’est sous ce jour-là que la plupart voyaient la rencontre tragique d’Achab et de la baleine jusqu’à présent.
Quant à ceux qui, ayant ouï parler de la Baleine blanche l’aperçurent par hasard, presque tous, au départ, mirent sans crainte les pirogues à la mer comme pour n’importe quelle autre baleine de cette espèce. Mais ces attaques furent suivies de telles calamités, non pas limitées à des poignets ou à des chevilles foulés, à des membres brisés ou dévorés, mais fatales jusqu’à la suprême fatalité et ces échecs désastreux et répétés accumulèrent tant de terreurs sur Moby Dick, ils prirent de telles proportions qu’ils ébranlèrent le courage de bien de vaillants chasseurs à qui était revenue l’histoire de la Baleine blanche.
Des légendes insensées vinrent amplifier l’horreur vraie de ces rencontres meurtrières, car tout événement surprenant et terrible engendre naturellement le fabuleux comme l’arbre abattu des champignons, et bien plus encore que sur la terre ferme, les rumeurs fantastiques se répandent d’abondance sur la mer pour peu qu’elles trouvent un point d’appui dans la réalité. Si la vie sur mer l’emporte déjà sur la vie terrienne dans ce domaine, la pêche à la baleine, elle, l’emporte sur tout autre mode de vie maritime, en contes merveilleux et effrayants. Car non seulement les baleiniers n’échappent pas à l’ignorance et aux superstitions qui se transmettent de générations en générations, à tous les marins mais encore ce sont eux qui se trouvent, de par les circonstances mêmes de leur action, mis le plus brutalement en contact avec tout ce que la mer recèle de saisissantes épouvantes ; non seulement, ils voient face à face les merveilles les plus grandes mais ils leur livrent combat corps à corps. Seul, sur des mers si lointaines, qu’en ayant vogué des milliers de milles durant, côtoyé des milliers de rivages, jamais ne l’attendent la pierre ciselée d’une cheminée ni quoi que ce soit d’accueillant sous le soleil ; sous de telles latitudes et longitudes, faisant un tel métier, le baleinier est enveloppé d’influences qui toutes tendent à féconder son imagination pour de puissantes naissances.
Il n’est pas étonnant, dès lors, que les bruits qui couraient à travers la désolation océane au sujet de la Baleine blanche soient allés s’enflant de tant d’espace même et aient fini par faire corps avec toutes sortes d’insinuations délirantes, d’allusions avortées au sujet d’interventions surnaturelles, investissant Moby Dick d’un pouvoir de neuve terreur qu’aucune apparence ne justifiait. La panique qu’il semait retenait bien des chasseurs, auxquels ces bruits étaient parvenus, de souhaiter affronter les périls de sa mâchoire.
Mais des influences plus prosaïques étaient à l’œuvre. Le prestige originel du cachalot, en tant que monstre distinct de tout autre espèce de léviathan, demeure intact, maintenant encore, dans l’esprit des baleiniers. Et certains encore parmi eux, bien qu’intelligents et courageux lorsqu’il s’agit de chasser la baleine du Groenland ou baleine franche, refuseraient le combat avec le cachalot, soit par manque d’expérience professionnelle, soit par incompétence ou par timidité. En tout cas, il y a bien des baleiniers, surtout parmi ceux qui naviguent sous d’autres pavillons que le pavillon américain, qui n’ont jamais engagé la lutte contre le cachalot et dont la seule connaissance du léviathan se borne à celle du monstre ignoble primitivement poursuivi dans le Nord. Ces hommes-là, assis sur le panneau, pareils aux enfants auxquels on raconte une histoire au coin du feu, écoutent avec un intérêt respectueux les histoires sauvages et étranges des expéditions baleinières dans les mers du Sud. Nulle part, la souveraineté terrifiante du cachalot n’est ressentie avec autant de sensibilité qu’au gaillard d’avant de ces navires qui s’en écartent.
Sa puissance, maintenant prouvée, projetait autrefois une ombre légendaire jusque dans les récits de certains naturalistes ; Olafsen et Poaelsen déclarent que non seulement le cachalot est la terreur de tout ce qui vit dans la mer mais que son incroyable férocité lui donne une soif inextinguible de sang humain. De semblables idées n’avaient pas disparu au temps de Cuvier. Dans son Histoire naturelle, le baron affirme qu’à la vue d’un cachalot, tous les poissons, requins y compris, « sont frappés des plus vives terreurs » et que « souvent dans la hâte qu’ils mettent à fuir, ils se précipitent contre des rochers avec une violence telle que leur mort est instantanée ». L’expérience générale de la pêcherie peut bien compenser des remarques de cette nature, mais leur ampleur tragique confirme les baleiniers dans leurs croyances superstitieuses, même au sujet de la soif sanguinaire dont parle Powelsen, et surtout lorsque des vicissitudes les invitent à y penser.
De sorte que, submergés par la crainte entretenue par les histoires et les présages concernant Moby Dick, bien des pêcheurs rappelaient le temps où il était difficile de persuader des hommes ayant pourtant une longue expérience de la baleine franche de s’engager dans les dangers de cette chasse audacieuse, alors à ses débuts. Ces hommes prétendaient que, si l’on pouvait chasser avec espoir les autres léviathans, poursuivre et pointer des lances sur une apparition telle que le cachalot était une entreprise inhumaine et que s’y risquer c’était inévitablement se précipiter au-devant de l’éternité. On peut consulter sur ce thème des documents remarquables.
Pourtant il s’en trouvait qui, quoique informés, étaient prêts à livrer la chasse à Moby Dick et d’autres, plus nombreux, qui n’en ayant ouï parler que vaguement et avec réserve, sans détails précis d’une catastrophe donnée, sans surenchère de superstitions, étaient suffisamment téméraires pour ne pas esquiver la lutte si elle s’offrait.
L’une des idées les plus folles qui hantaient les esprits superstitieux au sujet de la Baleine blanche était la notion surnaturelle de son ubiquité, elle aurait été réellement rencontrée au même instant précis sous deux latitudes opposées.
Mais la crédulité et la superstition ne sont pas sans comporter quelque vraisemblance, car les courants marins n’ont pas à ce jour livré tous leurs secrets même à la plus érudite recherche, et les chemins mystérieux que le cachalot suit dans les profondeurs restent inconnus de ses poursuivants, donnant lieu, de temps à autre, à des conjectures aussi curieuses que contradictoires, surtout en ce qui concerne sa manière occulte, après avoir sondé dans l’abîme, de se déplacer à une vitesse hallucinante jusqu’à des lieux prodigieusement éloignés.
C’est un fait bien connu des baleiniers anglais et américains, et mentionné depuis des années dans le récit digne de foi de Scoresby, que des baleines prises tout au nord du Pacifique portaient dans leurs flancs des fers de harpons reçus dans les mers du Groenland. Et l’on ne peut nier que, dans certains cas, le laps de temps écoulé entre ces deux combats n’ait pu excéder quelques jours. Certains baleiniers en ont déduit que le Passage du Nord-Ouest qui a posé si longuement un problème à l’homme, n’en fut jamais un pour la baleine. On retrouve ainsi dans la réalité vécue par des hommes bien vivants des prodiges aussi fabuleux que ceux que l’on contait autrefois au sujet de la Serra da Estrella, montagne de l’intérieur du Portugal et dont un lac proche du sommet voit flotter sur ses eaux les épaves de navires perdus en mer, ou l’histoire plus merveilleuse encore de la fontaine Aréthuse, près de Syracuse, dont les eaux, croyait-on, venaient de Terre sainte par une voie souterraine. Ces fables ne surpassent guère les prodiges quotidiens de la chasse à la baleine. Accoutumés à semblables magies, sachant que la Baleine blanche avait échappé vivante à des assauts répétés et intrépides, il n’est pas surprenant que les baleiniers aient poussé leurs superstitions jusqu’à affirmer que Moby Dick était non seulement omniprésent mais qu’il était encore immortel (l’immortalité n’était que l’ubiquité dans le temps), que des forêts de lances dans les flancs le laissaient intact et que même si l’on parvenait jamais à lui faire souffler un sang épais, cette vue ne serait qu’une effroyable illusion, car, à des lieues de là, sur des lames non rougies, son souffle monterait, immaculé.
Mais, dépouillé de tout surnaturel, le caractère insolite du seul aspect physique et irrécusable du monstre suffit à frapper l’imagination. En effet, ce n’est pas tellement sa masse inusitée qui le distingue des autres cachalots mais, comme nous l’avons déjà laissé entendre, un front étrange, ridé, d’une blancheur de neige, et une haute bosse pyramidale, blanche elle aussi. Ces particularités essentielles révèlent à ceux qui le connaissaient, son identité jusque dans les mers infinies ne figurant sur aucune carte.
Son corps était également si rayé, tacheté, marbré de cette même blancheur spectrale qu’il méritait bien son nom de Baleine blanche, justifié par l’éclat de son apparition, lorsque à l’heure de midi, glissant sur le bleu sombre de l’océan, il y ouvrait le sillage d’une voie lactée, écume blanche constellée de paillettes d’or.
Et ce n’était pas tant sa taille exceptionnelle, ni sa robe insigne, ni même sa mâchoire inférieure difforme qui rendaient la Baleine blanche naturellement terrifiante, que la méchanceté concertée et sans exemple dont elle avait fait preuve à d’innombrables reprises dans ses attaques. Plus que tout, peut-être, ses fuites traîtresses inspiraient l’épouvante, car lorsqu’elle s’éloignait de ses poursuivants triomphants, manifestant tous les signes de la peur, elle avait, plus d’une fois, fait brutalement volte-face et, fonçant sur eux, fait voler en éclats leurs pirogues, ou les avait contraints de regagner, en désarroi, leur navire.
Déjà plusieurs catastrophes marquaient l’histoire de sa chasse. De semblables désastres, dont il est peu fait état à terre, ne sont nullement rares dans les annales de la pêcherie mais, dans la plupart de ces cas, la préméditation criminelle et la férocité satanique de la Baleine blanche semblent telles que chaque démembrement ou chaque mort ne sauraient être imputées à une brute dépourvue de toute intelligence.
Imaginez dès lors dans quels brasiers de fureur démente étaient jetés ses chasseurs désespérés lorsque, parmi les éclats de leurs embarcations broyées, parmi les membres de leurs camarades déchiquetés, ils nageaient pour se dégager du lait caillé de la funeste colère de la baleine, et se retrouvaient devant le sourire serein et exaspérant du soleil, aussi immuable que s’il se fût agi d’une naissance ou d’une noce.
Ses trois pirogues défoncées autour de lui, les avirons et les hommes pris dans les remous, un capitaine, arrachant à sa proue brisée le couteau à trancher la ligne, avait bondi vers la baleine, et dans un corps à corps digne de l’Arkansas sur son adversaire, cherchait aveuglément à atteindre, avec une lame de six pouces, sa vie enfouie à une toise de profondeur. Achab fut ce capitaine. Et c’est alors que, glissant soudain sous lui la faucille de sa mâchoire, Moby Dick avait moissonné la jambe d’Achab, comme le faucheur une feuille d’herbe dans les champs. Aucun Turc enturbanné, aucun mercenaire vénitien ou malais, n’aurait pu le frapper avec une plus apparente malice. On ne peut guère douter que ce fut à partir de cette rencontre, presque fatale, qu’Achab ait nourri envers la baleine une fureur vengeresse. Sa frénésie maladive s’accrût encore du fait qu’il l’identifiait non seulement à toutes ses douleurs physiques mais encore à toutes ses révoltes de l’esprit. La Baleine blanche nageait devant lui, obsédante incarnation de ces puissances néfastes dont certaines natures profondes se sentent dévorées jusqu’à ce qu’elles ne leur laissent pour vivre qu’un demi-cœur et un demi-poumon. Devant ce mal spirituel originel auquel les chrétiens modernes reconnaissent la possession de la moitié des mondes et dont les anciens ophites avaient fait une idole à laquelle ils rendaient un culte… Achab ne s’inclinait pas comme eux pour l’adorer mais, dans son délire, l’esprit du mal prenait corps dans la Baleine blanche tant haïe et, infirme, il se mesurait à elle. Tout ce qui incline à la folie, tout ce qui torture, tout ce qui remue la vase, toute vérité entachée de venin, tout ce qui fissure les nerfs et encroûte le cerveau, toute intervention démoniaque subtile dans la vie et dans la pensée, tout le mal, pour le dément Achab, c’était l’être visible de Moby Dick à qui l’on pouvait livrer un tangible combat. Sur la bosse blanche de la baleine, il accumulait la révolte et la haine universelles éprouvées par l’humanité depuis Adam et il chargeait le mortier de sa poitrine du brûlant explosif de son cœur.
Il est peu probable que cette obsession ait brusquement germé en lui lors de son amputation ; à ce moment-là, se jetant sur le monstre, le couteau à la main, il avait seulement donné libre cours à une impulsion passionnée de haine charnelle et, lorsqu’il fut déchiré, il ne ressentit vraisemblablement que l’agonie de cette lacération, mais rien de plus. Mais, lorsqu’il fallut, à cause de cela, prendre la route du retour et que, pendant de longs mois faits de longues semaines et de longs jours, Achab se trouva étendu, côte à côte, avec son angoisse dans un même hamac, lorsqu’il fallut doubler en plein hiver le cap hurlant et lugubre de Patagonie, ce fut alors que son corps en lambeaux et son âme poignardée se mirent à saigner l’un dans l’autre et cette osmose le rendit fou. Ce fut alors seulement, lors de ce voyage de retour, après ce combat, qu’il devint la proie de sa monomanie, et par moments sa folie devenait furieuse. Bien que mutilé, une telle force vitale couvait dans sa poitrine égyptienne qu’elle s’amplifiait de son délire et ses seconds durent le ligoter dans son hamac. La berceuse démente des tempêtes le balançait dans sa camisole de force.
Lorsque le navire atteignit des latitudes plus clémentes et que ses bonnettes doucement gonflées le portèrent à travers les tranquilles tropiques, le vieil homme, selon toute apparence, avait abandonné sa folie avec les houles du cap Horn et de son antre obscur dans la lumière bénie.
Pourtant, alors même qu’il montrait un front résolu, rasséréné, pâle encore, donnait ses ordres à nouveau calmement et que ses seconds remerciaient Dieu d’avoir éloigné de lui cette fureur démente, alors même, dans le sanctuaire de son âme, Achab délirait. Souvent la folie des hommes est un félin rusé, lorsqu’on croit en avoir fini avec elle, elle est subtilement transfigurée ; celle d’Achab ne s’était pas apaisée, elle s’était resserrée en profondeur, pareille à l’Hudson, ce noble Nordique, dont les flots n’ont pas perdu leur violence lorsqu’ils courent insondables dans les étroites gorges des montagnes. Ainsi étranglée dans un défilé, la monomanie d’Achab n’avait rien perdu de sa démesure et rien n’avait sombré de sa grande intelligence naturelle. Son libre arbitre s’était fait instrument. Si l’on ose donner aussi audacieusement à la pensée le caractère qui lui est propre : la folie particulière d’Achab avait pris d’assaut tout son jugement et concentrait toutes les batteries de son bon sens en les contraignant à servir son obsession, de sorte que, loin d’avoir décru, sa puissance s’était mille fois multipliée face à ce but et il y apportait une énergie dont il n’avait jamais fait usage en poursuivant un objectif raisonnable.
Tout cela est beaucoup… pourtant, les abîmes vastes et ténébreux d’Achab demeurent inviolés. Il est vain de divulguer les profondeurs car profonde est toute vérité. Si grandiose, si merveilleux que soit l’hôtel de Cluny à tourelles où vous vous trouvez, quittez-le, éloignez-vous de son intimité, âmes nobles et tristes, et descendez vers les grands thermes romains où, enfouie au-dessous des tours fantastiques que l’homme a érigées sur l’écorce de la terre, la racine de sa grandeur, toute son atroce essence demeure tel un patriarche, c’est l’ancien enseveli sous les antiquités et trônant sur des statues brisées ! Et les grands dieux se rient du roi captif et de son trône en ruine mais lui, patient, accroupi comme une cariatide, soutient de son front glacé les couches superposées des âges. Vous, les âmes les plus fières, les plus tristes, descendez jusqu’à lui et questionnez ce fier, ce triste souverain. Il vous ressemble comme un frère ! Oui, il vous a engendrées, jeunes royautés en exil, et seul ce sévère seigneur pourra vous révéler le secret de la création.
Achab entrevoyait en son cœur que si ses moyens étaient sains, ses mobiles et son but relevaient d’une démence à laquelle il ne pouvait se dérober, qu’il ne pouvait ni détruire ni modifier ; il savait aussi qu’il avait longuement dissimulé auprès des hommes, qu’il dissimulait encore. Il s’en rendait compte, mais sa volonté n’y pouvait rien changer. Toutefois, il avait si bien réussi à feindre que lorsqu’il avait enfin débarqué sur sa jambe d’ivoire, aucun Nantuckais ne devina en lui autre chose qu’une souffrance naturelle, l’ayant atteint dans ses œuvres vives, et dont le terrible accident qui s’était abattu sur lui était cause.
Ce que l’on avait appris de son indiscutable crise de folie en mer fut attribué à la même cause, ainsi que l’humeur sombre qui, depuis, obscurcissait régulièrement son front et cela jusqu’au jour même où appareilla le Péquod. Il est vraisemblable aussi que, loin de le croire, d’après d’aussi noirs symptômes, inapte à une nouvelle campagne, les propriétaires calculateurs de cette île économe, inclinèrent à penser que ces raisons mêmes le rendraient d’autant plus âpre à cette poursuite si furieuse, si sauvage, si sanguinaire qu’est la chasse à la baleine. Brûlé au-dehors, rongé en dedans par les crocs inexorables d’une incurable idée fixe, un tel homme, s’il existait, était tout désigné pour lever la lance et jeter le fer contre la plus repoussante des brutes. Ou si l’on présumait que son infirmité l’en empêcherait, du moins serait-il par excellence capable d’exciter ses subalternes au combat par ses encouragements et ses hurlements. Quoi qu’il en soit, il est certain que, le secret délirant d’une fureur toujours neuve enfermé et verrouillé en son cœur, Achab s’était embarqué pour le présent voyage avec le but unique, l’absorbant tout entier, de chasser la Baleine blanche. Si une seule de ses vieilles connaissances à terre avait pu imaginer ce qui couvait en lui, comme leurs âmes médusées et vertueuses eussent arraché le navire à cet homme satanique ! Mais elles ne pensaient qu’à une expédition fructueuse, à un profit en bel et bon argent, et lui n’avait d’autre dessein qu’une vengeance téméraire, implacable et surnaturelle. Voici donc ce vieil homme impie et grisonnant, poursuivant de sa malédiction la baleine de Job à travers tous les océans, à la tête d’un équipage composé en majeure partie de métis renégats, de parias et de cannibales, moralement affaibli encore par l’impuissance à laquelle étaient réduites la vertu et la droiture sans soutien de Starbuck, l’insouciance réjouie et inentamable de Stubb et la médiocrité totale de Flask. Qu’il eût sous ses ordres un tel équipage semble avoir été prévu et décidé par une fatalité infernale, complice de sa folie vengeresse. Comment se fait-il que tous se faisaient l’écho de la colère du vieillard, quel envoûtement néfaste subjuguait leurs âmes au point de leur faire croire parfois que sa haine était la leur, que la Baleine blanche leur était un ennemi aussi intolérable qu’à lui ? Ce serait plonger plus profond qu’Ismaël ne peut le faire que de tenter d’expliquer ce que la Baleine blanche représentait pour eux et pourquoi, dans leur inconscient, elle leur apparaissait, à leur insu, confusément, comme le grand démon qui sillonne les océans de la vie. Le mineur souterrain, à l’œuvre en chacun d’entre nous, sait-il où le conduit son pic dont le bruit sourd sans cesse se déplace ? Qui ne se sent pas tirer par une main irrésistible ? Quel esquif resterait immobile remorqué par un vaisseau de 74 ? Le tout premier je m’abandonnai au temps et au lieu mais, malgré ma brûlante impatience à rencontrer la baleine, je ne pouvais voir en cette brute autre chose que le mal le plus funeste.
Herman Melville
Moby Dick ou la Baleine blanche / 1851
La grande hantise qui a obsédé le XIXe siècle a été, on le sait, l’histoire des thèmes du développement et de l’arrêt, thèmes de la crise et du cycle, thèmes de l’accumulation du passé, grande surcharge des morts, refroidissement menaçant du monde. C’est dans le second principe de thermodynamique que le XIXe siècle a trouvé l’essentiel de ses ressources mythologiques. L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace. Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. Peut-être pourrait-on dire que certains des conflits idéologiques qui animent les polémiques d’aujourd’hui se déroulent entre les pieux descendants du temps et les habitants acharnés de l’espace. Le structuralisme, ou du moins ce qu’on groupe sous ce nom un petit peu général, c’est l’effort pour établir, entre des éléments qui peuvent avoir été répartis à travers le temps, un ensemble de relations qui les fait apparaître comme juxtaposés, opposés, impliqués l’un par l’autre, bref, qui les fait apparaître comme une sorte de configuration ; et à vrai dire, il ne s’agit pas par là de nier le temps ; c’est une certaine manière de traiter ce qu’on appelle le temps et ce qu’on appelle l’histoire.
Il faut cependant remarquer que l’espace qui apparaît aujourd’hui à l’horizon de nos soucis, de notre théorie, de nos systèmes n’est pas une innovation ; l’espace lui-même, dans l’expérience occidentale, a une histoire, et il n’est pas possible de méconnaître cet ‘entrecroisement fatal du temps avec l’espace. On pourrait dire, pour retracer très grossièrement cette histoire de l’espace, qu’il était au Moyen Age un ensemble hiérarchisé de lieux : lieux sacrés et lieux profanes, lieux protégés et lieux au contraire ouverts et sans défense, lieux urbains et lieux campagnards (voilà pour la vie réelle des hommes) ; pour la théorie cosmologique, il y avait les lieux supra-célestes opposés au lieu céleste ; et le lieu céleste à son tour s’opposait au lieu terrestre ; il y avait les lieux où les choses se trouvaient placées parce qu’elles avaient été déplacées violemment et puis les lieux, au contraire, où les choses trouvaient leur emplacement et leur repos naturels. C’était toute cette hiérarchie, cette opposition, cet entrecroisement de lieux qui constituait ce qu’on pourrait appeler très grossièrement l’espace médiéval : espace de localisation.
Cet espace de localisation s’est ouvert avec Galilée, car le vrai scandale de l’ouvre de Galilée, ce n’est pas tellement d’avoir découvert, d’avoir redécouvert plutôt que la Terre tournait autour du soleil, mais d’avoir constitué un espace infini, et infiniment ouvert ; de telle sorte que le lieu du Moyen Age s’y trouvait en quelque sorte dissous, le lieu d’une chose n’était plus qu’un point dans son mouvement, tout comme le repos d’une chose n’était que son mouvement indéfiniment ralenti. Autrement dit, à partir de Galilée, à partir du XVIIe siècle, l’étendue se substitue à la localisation.
De nos jours, l’emplacement se substitue à l’étendue qui elle-même remplaçait la localisation. L’emplacement est défini par les relations de voisinage entre points ou éléments ; formellement, on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis.
D’autre part, on sait l’importance des problèmes d’emplacement dans la technique contemporaine : stockage de l’information ou des résultats partiels d’un calcul dans la mémoire d’une machine, circulation d’éléments discrets, à sortie aléatoire (comme tout simplement les automobiles ou après tout les sons sur une ligne téléphonique), repérage d’éléments, marqués ou codés, à l’intérieur d’un ensemble qui est soit réparti au hasard, soit classé dans un classement univoque, soit classé selon un classement plurivoque, etc.
D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie ; et ce dernier problème de l’emplacement humain, ce n’est pas simplement la question de savoir s’il y aura assez de place pour l’homme dans le monde – problème qui est après tout bien important -, c’est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin. Nous sommes à une époque où l’espace se donne à nous sous la forme de relations d’emplacements.
En tout cas, je crois que l’inquiétude d’aujourd’hui concerne fondamentalement l’espace, sans doute beaucoup plus que le temps ; le temps n’apparaît probablement que comme l’un des jeux de distribution possibles entre les éléments qui se répartissent dans l’espace.
Or, malgré toutes les techniques qui l’investissent, malgré tout le réseau de savoir qui permet de le déterminer ou de le formaliser, l’espace contemporain n’est, peut-être, pas encore entièrement désacralisé – à la différence sans doute du temps qui, lui, a été désacralisé au XIXe siècle. Certes, il y a bien eu une certaine désacralisation théorique de l’espace (celle à laquelle l’ouvre de Galilée a donné le signal), mais nous n’avons peut-être pas encore accédé à une désacralisation pratique de l’espace. Et peut-être notre vie est-elle encore commandée par un certain nombre d’oppositions auxquelles on ne peut pas toucher, auxquelles l’institution et la pratique n’ont pas encore osé porter atteinte : des oppositions que nous admettons comme toutes données : par exemple, entre l’espace privé et l’espace public, entre l’espace de la famille et l’espace social, entre l’espace culturel et l’espace utile, entre l’espace de loisirs et l’espace de travail ; toutes sont animées encore par une sourde sacralisation.
L’oeuvre – immense – de Bachelard, les descriptions des phénoménologues nous ont appris que nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais, au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités, un espace, qui est peut-être aussi hanté de fantasme ; l’espace de notre perception première, celui de nos rêveries, celui de nos passions détiennent en eux-mêmes des qualités qui sont comme intrinsèques ; c’est un espace léger, éthéré, transparent, ou bien c’est un espace obscur, rocailleux, encombré : c’est un espace d’en haut, c’est un espace des cimes, ou c’est au contraire un espace d’en bas, un espace de la boue, c’est un espace qui peut être courant comme l’eau vive, c’est un espace qui peut être fixé, figé comme la pierre ou comme le cristal.
Cependant, ces analyses, bien que fondamentales pour la réflexion contemporaine, concernent surtout l’espace du dedans. C’est de l’espace du dehors que je voudrais parler maintenant.
L’espace dans lequel nous vivons, par lequel nous sommes attirés hors de nous-mêmes dans lequel, se déroule précisément l’érosion de notre vie, de notre temps et de notre histoire, cet espace qui nous ronge et nous ravine est en lui-même aussi un espace hétérogène. Autrement dit, nous ne vivons pas dans une sorte de vide, à l’intérieur duquel on pourrait situer des individus et des choses. Nous ne vivons pas à l’intérieur d’un vide qui se colorerait de différents chatoiements, nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables.
Bien sûr, on pourrait sans doute entreprendre la description de ces différents emplacements, en cherchant quel est l’ensemble de relations par lequel on peut définir cet emplacement. Par exemple, décrire l’ensemble des relations qui définissent les emplacements de passage, les rues, les trains (c’est un extraordinaire faisceau de relations qu’un train, puisque c’est quelque chose à travers quoi on passe, c est quelque chose également par quoi on peut passer d’un oint à un autre et puis c’est quelque chose également qui passe). On pourrait décrire, par le faisceau des relations qui permettent de les définir, ces emplacements de halte provisoire que sont les cafés, les cinémas, les plages. On pourrait également définir, par son réseau de relations, l’emplacement de repos, fermé ou à demi fermé, que constituent la maison, la chambre, le lit, etc. Mais ce qui m’intéresse, ce sont, parmi tous ces emplacements, certains d’entre qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis. Ces espaces, en quelque sorte, qui sont en liaison avec tous les autres, qui contredisent pourtant us les autres emplacements, sont de deux grands types.
Heterotopias. Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec 1′espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de a société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels.
Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies ; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent – utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. À partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi-même et à me reconstituer là où je suis ; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle, puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas.
Quant aux hétérotopies proprement dites, comment pourrait-on les décrire, quel sens ont-elles? On pourrait supposer, je ne dis pas une science parce que c’est un mot qui est trop galvaudé maintenant, mais une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description, la « lecture », comme on aime à dire maintenant, de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons ; cette description pourrait s’appeler l’hétérotopologie.
Premier principe, c’est qu’il n’y a probablement pas une seule culture au monde qui ne constitue des hétérotopies. C’est là une constante de tout groupe humain. Mais les hétérotopies prennent évidemment des formes qui sont très variées, et peut-être ne trouverait-on pas une seule forme d’hétérotopie qui soit absolument universelle. On peut cependant les classer en deux grands types.
Dans les sociétés dites « primitives », il y a une certaine forme d’hétérotopies que j’appellerais hétérotopies de crise, c’est-à-dire qu’il y a des lieux privilégiés, ou sacrés, ou interdits, réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain à l’intérieur duquel ils vivent, en état de crise. Les adolescents, les femmes à l’époque des règles, les femmes en couches, les vieillards, etc.
Dans notre société, ces hétérotopies de crise ne cessent de disparaître, quoi qu’on en trouve encore quelques restes. Par exemple, le collège, sous sa forme du XIXe siècle, ou le service militaire pour les garçons ont joué certainement un tel rôle, les premières manifestations de la sexualité virile devant avoir lieu précisément « ailleurs » que dans la famille. Pour les jeunes filles, il existait, jusqu’au milieu du XX siècle, une tradition qui s’appelait le « voyage de noces » ; c’était un thème ancestral. La défloration de la jeune fille ne pouvait avoir lieu « nulle part » et, à ce moment-là, le train, l’hôtel du voyage de noces, c’était bien ce lieu de nulle part, cette hétérotopie sans repères géographiques.
Mais ces hétérotopies de crise disparaissent aujourd’hui et sont remplacées, je crois, par des hétérotopies qu’on pourrait appeler de déviation : celle dans laquelle on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. Ce sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques ; ce sont, bien entendu aussi, les prisons, et il faudrait sans doute y joindre les maisons de retraite, qui sont en quelque sorte à la limite de l’hétérotopie de crise et de l’hétérotopie de déviation, puisque, après tout, la vieillesse, c’est une crise, mais également une déviation, puisque, dans notre société où le loisir est la règle, l’oisiveté forme une sorte de déviation.
Le deuxième principe de cette description des hétérotopies, c’est que, au cours de son histoire, une société peut faire fonctionner d’une façon très différente une hétérotopie qui existe et qui n’a pas cessé d’exister ; en effet, chaque hétérotopie a un fonctionnement précis et déterminé à l’intérieur de la société, et la même hétérotopie peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve, avoir un fonctionnement ou un autre. Je prendrai pour exemple la curieuse hétérotopie du cimetière. Le cimetière est certainement un lieu autre par rapport aux espaces culturels ordinaires, c’est un espace qui est pourtant en liaison avec l’ensemble de tous les emplacements de la cité ou de la société ou du village, puisque chaque individu, chaque famille se trouve avoir des parents au cimetière. Dans la culture occidentale, le cimetière a pratiquement toujours existé. Mais il a subi des mutations importantes. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le cimetière était placé au cour même de la cité, à côté de l’église. Là il existait toute une hiérarchie de sépultures possibles. Vous aviez le charnier dans le lequel les cadavres perdaient jusqu’à la dernière trace d’individualité, il y avait quelques tombes individuelles, et puis il y avait à l’intérieur de l’église des tombes. Ces tombes étaient elles-mêmes de deux espèces. Soit simplement des dalles avec une marque, soit des mausolées avec statues. Ce cimetière, qui se logeait dans l’espace sacré de l’église, a pris dans les civilisations modernes une tout autre allure, et, curieusement, c’est à l’époque où la civilisation est devenue, comme on dit très grossièrement, « athée » que la culture occidentale a inauguré ce qu’on appelle le culte des morts.
Au fond, il était bien naturel qu’à l’époque où l’on croyait effectivement à la résurrection des corps et à l’immortalité de l’âme on n’ait pas prêté à la dépouille mortelle une importance capitale. Au contraire, à partir du moment où l’on n’est plus très sûr d’avoir une âme, que le corps ressuscitera, il faut peut-être porter beaucoup plus d’attention à cette dépouille mortelle, qui est finalement la seule trace de notre existence parmi le monde et parmi les mots.
En tout cas, c’est à partir du XIXe siècle que chacun a eu droit à sa petite boîte pour sa petite décomposition personnelle ; mais, d’autre part, c’est à partir du XIXe siècle seulement que l’on a commencé à mettre les cimetières à la limite extérieure des villes. Corrélativement à cette individualisation de la mort et à l’appropriation bourgeoise du cimetière est née une hantise de la mort comme « maladie ». Ce sont les morts, suppose-t-on, qui apportent les maladies aux vivants, et c’est la présence et la proximité des morts tout à côté des maisons, tout à côté de l’église, presque au milieu de la rue, c’est cette proximité-là qui propage la mort elle-même. Ce grand thème de la maladie répandue par la contagion des cimetières a persisté à la fin du XVIIIe siècle; et c’est simplement au cours du XIXe siècle qu’on a commencé à procéder aux déplacements des cimetières vers les faubourgs. Les cimetières constituent alors non plus le vent sacré et immortel de la cité, mais « l’autre ville », où chaque famille possède sa noire demeure.
Troisième principe. L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. C’est ainsi que le théâtre fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres ; c’est ainsi que le cinéma est une très curieuse salle rectangulaire, au fond de laquelle, sur un écran à deux dimensions, on voit se projeter un espace à trois dimensions ; mais peut-être est-ce que l’exemple le plus ancien de ces hétérotopies, en forme d’emplacements contradictoires, l’exemple le plus ancien, c’est peut-être le jardin. Il ne faut oublier que le jardin, étonnante création maintenant millénaire, avait en Orient des significations très profondes et comme superposées. Le jardin traditionnel des persans était un espace sacré qui devait réunir à l’intérieur de son rectangle quatre parties représentant les quatre parties du monde, avec un espace plus sacré encore que les autres qui était comme l’ombilic, le nombril du monde en son milieu, (c’est là qu’étaient la vasque et le jet d’eau) ; et toute la végétation du jardin devait se répartir dans cet espace, dans cette sorte de microcosme. Quant aux tapis, ils étaient, à l’origine, des reproductions de jardins. Le jardin, c’est un tapis où le monde tout entier vient accomplir sa perfection symbolique, et le tapis, c’est une sorte de jardin mobile à travers l’espace. Le jardin, c’est la plus petite parcelle du monde et puis c’est la totalité du monde. Le jardin, c’est, depuis le fond de l’Antiquité, une sorte d’hétérotopie heureuse et universalisante (de là nos jardins zoologiques).
Quatrième principe. Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel ; on voit par là que le cimetière est bien un lieu hautement hétérotopique, puisque le cimetière commence avec cette étrange hétérochronie qu’est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi éternité où il ne cesse pas de se dissoudre et de s’effacer.
D’une façon générale, dans une société comme la nôtre, hétérotopie et hétérochronie s’organisent et s’arrangent d’une façon relativement complexe. Il y a d’abord les hétérotopies du temps qui s’accumule à l’infini, par exemple les musées, les bibliothèques ; musées et bibliothèques sont des hétérotopies dans lesquelles le temps ne cesse de s’amonceler et de se jucher au sommet de lui-même, alors qu’au XVIIe, jusqu’à la fin du XVIIe siècle encore, les musées et les bibliothèques étaient l’expression d’un choix individuel. En revanche, l’idée de tout accumuler, l’idée de constituer une sorte d’archive générale, la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, l’idée de constituer un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d’organiser ainsi une sorte d’accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, eh bien, tout cela appartient à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies qui sont propres à la culture occidentale du XIXe siècle.
En face de ces hétérotopies, qui sont liées à l’accumulation du temps, il y a des hétérotopies qui sont liées, au contraire, au temps dans ce qu’il a de plus futile, de plus passager, de plus précaire, et cela sur le mode de la fête. Ce sont des hétérotopies non plus éternitaires, mais absolument chroniques. Telles sont les foires, ces merveilleux emplacements vides au bord des villes, qui se peuplent, une ou deux fois par an, de baraques, d’étalages, d’objets hétéroclites, de lutteurs, de femmes-serpent, de diseuses de bonne aventure. Tout récemment aussi, on a inventé une nouvelle hétérotopie chronique, ce sont les villages de vacances ; ces villages polynésiens qui offrent trois petites semaines d’une nudité primitive et éternelle aux habitants des villes ; et vous voyez d’ailleurs que, par les deux formes d’hétérotopies, se rejoignent celle de la fête et celle de l’éternité du temps qui s’accumule, les paillotes de Djerba sont en un sens parentes des bibliothèques et des musées, car, en retrouvant la vie polynésienne, on abolit le temps, mais c’est tout aussi bien le temps qui se retrouve, c’est toute l’histoire de l’humanité qui remonte jusqu’à sa source comme dans une sorte de grand savoir immédiat.
Cinquième principe. Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin. Ou bien on y est contraint, c’est le cas de la caserne, le cas de la prison, ou bien il faut se soumettre à des rites et à des purifications. On ne peut y entrer qu’avec une certaine permission et une fois qu’on a accompli un certain nombre de gestes. Il y a même d’ailleurs des hétérotopies qui sont entièrement consacrées à ces activités de purification, purification mi-religieuse, mi-hygiénique comme dans les hammams des musulmans, ou bien purification en apparence purement hygiénique comme dans les saunas scandinaves.
Il y en a d’autres, au contraire, qui ont l’air de pures et simples ouvertures, mais qui, en général, cachent de curieuses exclusions ; tout le monde peut entrer dans ces emplacements hétérotopiques, mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion : on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu. je songe, par exemple, à ces fameuses chambres qui existaient dans les grandes fermes du Brésil et, en général, de l’Amérique du Sud. La porte pour y accéder ne donnait pas sur la pièce centrale où vivait la famille, et tout individu qui passait, tout voyageur avait le droit de pousser cette Porte, d’entrer dans la chambre et puis d’y dormir une nuit. Or ces chambres étaient telles que l’individu qui y passait n’accédait jamais au coeur même de la famille, il était absolument l’hôte de passage, il n’était pas véritablement l’invité. Ce type d’hétérotopie, qui a pratiquement disparu maintenant dans nos civilisations, on pourrait peut-être le retrouver dans les fameuses chambres de motels américains où on entre avec sa voiture et avec sa maîtresse et où la sexualité illégale se trouve à la fois absolument abritée et absolument cachée, tenue à l’écart, sans être cependant laissée à l’air libre.
Sixième principe. Le dernier trait des hétérotopies, c’est qu’elles ont, par rapport à l’espace restant, une fonction. Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes. Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. Peut-être est-ce ce rôle qu’ont joué pendant longtemps ces fameuses maisons closes dont on se trouve maintenant privé. Ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon. Ça serait l’hétérotopie non pas d’illusion mais de compensation, et je me demande si ce n’est pas un petit peu de cette manière-là qu’ont fonctionné certaines colonies.
Dans certains cas, elles ont joué, au niveau de l’organisation générale de l’espace terrestre, le rôle d’hétérotopie. Je pense par exemple, au moment de la première vague de colonisation, au XVIIe siècle, à ces sociétés puritaines que les Anglais avaient fondées en Amérique et qui étaient des autres lieux absolument parfaits.
Je pense aussi à ces extraordinaires colonies de jésuites qui ont été fondées en Amérique du Sud : colonies merveilleuses, absolument réglées, dans lesquelles la perfection humaine était effectivement accomplie. Les jésuites du Paraguay avaient établi des colonies dans lesquelles l’existence était réglée en chacun de ses points. Le village était réparti selon une disposition rigoureuse autour d’une place rectangulaire au fond de laquelle il y avait l’église ; sur un côté, le collège, de l’autre, le cimetière, et puis, en face de l’église, s’ouvrait une avenue qu’une autre venait croiser à angle droit ; les familles avaient chacune leur petite cabane le long de ces deux axes, et ainsi se retrouvait exactement reproduit le signe du Christ. La chrétienté marquait ainsi de son signe fondamental l’espace et la géographie du monde américain.
La vie quotidienne des individus était réglée non pas au sifflet, mais à la cloche. Le réveil était fixé pour tout le monde à la même heure, le travail commençait pour tout le monde à la même heure ; les repas à midi et à cinq heures; puis on se couchait, et à minuit il y avait ce qu’on appelait le réveil conjugal, c’est-à-dire que, la cloche du couvent sonnant, chacun accomplissait son devoir.
Maisons closes et colonies, ce sont deux types extrêmes de l’hétérotopie, et si l’on songe, après tout, que le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui- est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer et qui, de port en port, de bordée en bordée, de maison close en maison close, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins, vous comprenez pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, à la fois non seulement, bien sûr, le plus grand instrument de développement économique (ce n’est pas de cela que je parle aujourd’hui), mais la plus grande réserve d’imagination. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires.
Michel Foucault
Conférence au Cercle d’études architecturales / 1967