Moby Dick / Herman Melville

Moi, Ismaël, je faisais partie de cet équipage. Mes cris s’étaient élevés avec ceux des autres, mon serment s’était joint aux leurs et plus je criais fort, plus la terreur qui habitait mon âme rivait ce serment à coups de marteau. Une sympathie occulte et farouche me possédait, la haine dévorante d’Achab devenait mienne. Je tendis une oreille avide à l’histoire de ce monstre sanguinaire, contre lequel j’avais, avec tous les autres, juré meurtre et vengeance.
Depuis assez longtemps, bien que par intermittence, la Baleine blanche, à l’écart et solitaire, avait hanté ces mers barbares fréquentées surtout par les pêcheurs de cachalots. Tous n’étaient pas au courant de son existence et seul un nombre relativement petit d’entre eux l’avaient vue sachant qui elle était. Plus petit encore le nombre de ceux qui l’avaient attaquée en toute connaissance de cause. Le grand nombre de navires qui partaient en campagne, la débandade qui les éparpillait sur tous les océans du globe, certains d’entre eux cherchant l’aventure sous des latitudes si désolées qu’au cours de douze mois ou plus ils ne rencontraient que rarement ou jamais un seul navire porteur de quelque message, la longueur excessive de chaque voyage, l’irrégularité des départs, bien d’autres raisons directes ou indirectes firent que les nouvelles portant sur la personnalité de Moby Dick furent longuement empêchées à se répandre parmi les flottes baleinières du monde entier. Sans doute, plusieurs navires rapportèrent avoir rencontré, à telle ou telle époque, ou sous tel ou tel méridien, un cachalot d’une grandeur et d’une malignité inusitées qui, après avoir mis à mal ses assaillants, leur avait complètement échappé. Quelques-uns pensaient qu’il y avait de fortes présomptions pour que ce fût Moby Dick en personne. Mais comme la pêche au cachalot a récemment offert des exemples divers et plutôt fréquents de férocité, de ruse et de méchanceté extrêmes du monstre poursuivi, les pêcheurs qui, par hasard, livrèrent bataille, sans le savoir, à Moby Dick, se contentèrent d’attribuer la terreur insolite qu’il provoquait aux dangers de la chasse au cachalot en général plutôt qu’à un individu particulier. C’est sous ce jour-là que la plupart voyaient la rencontre tragique d’Achab et de la baleine jusqu’à présent.
Quant à ceux qui, ayant ouï parler de la Baleine blanche l’aperçurent par hasard, presque tous, au départ, mirent sans crainte les pirogues à la mer comme pour n’importe quelle autre baleine de cette espèce. Mais ces attaques furent suivies de telles calamités, non pas limitées à des poignets ou à des chevilles foulés, à des membres brisés ou dévorés, mais fatales jusqu’à la suprême fatalité et ces échecs désastreux et répétés accumulèrent tant de terreurs sur Moby Dick, ils prirent de telles proportions qu’ils ébranlèrent le courage de bien de vaillants chasseurs à qui était revenue l’histoire de la Baleine blanche.
Des légendes insensées vinrent amplifier l’horreur vraie de ces rencontres meurtrières, car tout événement surprenant et terrible engendre naturellement le fabuleux comme l’arbre abattu des champignons, et bien plus encore que sur la terre ferme, les rumeurs fantastiques se répandent d’abondance sur la mer pour peu qu’elles trouvent un point d’appui dans la réalité. Si la vie sur mer l’emporte déjà sur la vie terrienne dans ce domaine, la pêche à la baleine, elle, l’emporte sur tout autre mode de vie maritime, en contes merveilleux et effrayants. Car non seulement les baleiniers n’échappent pas à l’ignorance et aux superstitions qui se transmettent de générations en générations, à tous les marins mais encore ce sont eux qui se trouvent, de par les circonstances mêmes de leur action, mis le plus brutalement en contact avec tout ce que la mer recèle de saisissantes épouvantes ; non seulement, ils voient face à face les merveilles les plus grandes mais ils leur livrent combat corps à corps. Seul, sur des mers si lointaines, qu’en ayant vogué des milliers de milles durant, côtoyé des milliers de rivages, jamais ne l’attendent la pierre ciselée d’une cheminée ni quoi que ce soit d’accueillant sous le soleil ; sous de telles latitudes et longitudes, faisant un tel métier, le baleinier est enveloppé d’influences qui toutes tendent à féconder son imagination pour de puissantes naissances.
Il n’est pas étonnant, dès lors, que les bruits qui couraient à travers la désolation océane au sujet de la Baleine blanche soient allés s’enflant de tant d’espace même et aient fini par faire corps avec toutes sortes d’insinuations délirantes, d’allusions avortées au sujet d’interventions surnaturelles, investissant Moby Dick d’un pouvoir de neuve terreur qu’aucune apparence ne justifiait. La panique qu’il semait retenait bien des chasseurs, auxquels ces bruits étaient parvenus, de souhaiter affronter les périls de sa mâchoire.
Mais des influences plus prosaïques étaient à l’œuvre. Le prestige originel du cachalot, en tant que monstre distinct de tout autre espèce de léviathan, demeure intact, maintenant encore, dans l’esprit des baleiniers. Et certains encore parmi eux, bien qu’intelligents et courageux lorsqu’il s’agit de chasser la baleine du Groenland ou baleine franche, refuseraient le combat avec le cachalot, soit par manque d’expérience professionnelle, soit par incompétence ou par timidité. En tout cas, il y a bien des baleiniers, surtout parmi ceux qui naviguent sous d’autres pavillons que le pavillon américain, qui n’ont jamais engagé la lutte contre le cachalot et dont la seule connaissance du léviathan se borne à celle du monstre ignoble primitivement poursuivi dans le Nord. Ces hommes-là, assis sur le panneau, pareils aux enfants auxquels on raconte une histoire au coin du feu, écoutent avec un intérêt respectueux les histoires sauvages et étranges des expéditions baleinières dans les mers du Sud. Nulle part, la souveraineté terrifiante du cachalot n’est ressentie avec autant de sensibilité qu’au gaillard d’avant de ces navires qui s’en écartent.
Sa puissance, maintenant prouvée, projetait autrefois une ombre légendaire jusque dans les récits de certains naturalistes ; Olafsen et Poaelsen déclarent que non seulement le cachalot est la terreur de tout ce qui vit dans la mer mais que son incroyable férocité lui donne une soif inextinguible de sang humain. De semblables idées n’avaient pas disparu au temps de Cuvier. Dans son Histoire naturelle, le baron affirme qu’à la vue d’un cachalot, tous les poissons, requins y compris, « sont frappés des plus vives terreurs » et que « souvent dans la hâte qu’ils mettent à fuir, ils se précipitent contre des rochers avec une violence telle que leur mort est instantanée ». L’expérience générale de la pêcherie peut bien compenser des remarques de cette nature, mais leur ampleur tragique confirme les baleiniers dans leurs croyances superstitieuses, même au sujet de la soif sanguinaire dont parle Powelsen, et surtout lorsque des vicissitudes les invitent à y penser.
De sorte que, submergés par la crainte entretenue par les histoires et les présages concernant Moby Dick, bien des pêcheurs rappelaient le temps où il était difficile de persuader des hommes ayant pourtant une longue expérience de la baleine franche de s’engager dans les dangers de cette chasse audacieuse, alors à ses débuts. Ces hommes prétendaient que, si l’on pouvait chasser avec espoir les autres léviathans, poursuivre et pointer des lances sur une apparition telle que le cachalot était une entreprise inhumaine et que s’y risquer c’était inévitablement se précipiter au-devant de l’éternité. On peut consulter sur ce thème des documents remarquables.
Pourtant il s’en trouvait qui, quoique informés, étaient prêts à livrer la chasse à Moby Dick et d’autres, plus nombreux, qui n’en ayant ouï parler que vaguement et avec réserve, sans détails précis d’une catastrophe donnée, sans surenchère de superstitions, étaient suffisamment téméraires pour ne pas esquiver la lutte si elle s’offrait.
L’une des idées les plus folles qui hantaient les esprits superstitieux au sujet de la Baleine blanche était la notion surnaturelle de son ubiquité, elle aurait été réellement rencontrée au même instant précis sous deux latitudes opposées.
Mais la crédulité et la superstition ne sont pas sans comporter quelque vraisemblance, car les courants marins n’ont pas à ce jour livré tous leurs secrets même à la plus érudite recherche, et les chemins mystérieux que le cachalot suit dans les profondeurs restent inconnus de ses poursuivants, donnant lieu, de temps à autre, à des conjectures aussi curieuses que contradictoires, surtout en ce qui concerne sa manière occulte, après avoir sondé dans l’abîme, de se déplacer à une vitesse hallucinante jusqu’à des lieux prodigieusement éloignés.
C’est un fait bien connu des baleiniers anglais et américains, et mentionné depuis des années dans le récit digne de foi de Scoresby, que des baleines prises tout au nord du Pacifique portaient dans leurs flancs des fers de harpons reçus dans les mers du Groenland. Et l’on ne peut nier que, dans certains cas, le laps de temps écoulé entre ces deux combats n’ait pu excéder quelques jours. Certains baleiniers en ont déduit que le Passage du Nord-Ouest qui a posé si longuement un problème à l’homme, n’en fut jamais un pour la baleine. On retrouve ainsi dans la réalité vécue par des hommes bien vivants des prodiges aussi fabuleux que ceux que l’on contait autrefois au sujet de la Serra da Estrella, montagne de l’intérieur du Portugal et dont un lac proche du sommet voit flotter sur ses eaux les épaves de navires perdus en mer, ou l’histoire plus merveilleuse encore de la fontaine Aréthuse, près de Syracuse, dont les eaux, croyait-on, venaient de Terre sainte par une voie souterraine. Ces fables ne surpassent guère les prodiges quotidiens de la chasse à la baleine. Accoutumés à semblables magies, sachant que la Baleine blanche avait échappé vivante à des assauts répétés et intrépides, il n’est pas surprenant que les baleiniers aient poussé leurs superstitions jusqu’à affirmer que Moby Dick était non seulement omniprésent mais qu’il était encore immortel (l’immortalité n’était que l’ubiquité dans le temps), que des forêts de lances dans les flancs le laissaient intact et que même si l’on parvenait jamais à lui faire souffler un sang épais, cette vue ne serait qu’une effroyable illusion, car, à des lieues de là, sur des lames non rougies, son souffle monterait, immaculé.
Mais, dépouillé de tout surnaturel, le caractère insolite du seul aspect physique et irrécusable du monstre suffit à frapper l’imagination. En effet, ce n’est pas tellement sa masse inusitée qui le distingue des autres cachalots mais, comme nous l’avons déjà laissé entendre, un front étrange, ridé, d’une blancheur de neige, et une haute bosse pyramidale, blanche elle aussi. Ces particularités essentielles révèlent à ceux qui le connaissaient, son identité jusque dans les mers infinies ne figurant sur aucune carte.
Son corps était également si rayé, tacheté, marbré de cette même blancheur spectrale qu’il méritait bien son nom de Baleine blanche, justifié par l’éclat de son apparition, lorsque à l’heure de midi, glissant sur le bleu sombre de l’océan, il y ouvrait le sillage d’une voie lactée, écume blanche constellée de paillettes d’or.
Et ce n’était pas tant sa taille exceptionnelle, ni sa robe insigne, ni même sa mâchoire inférieure difforme qui rendaient la Baleine blanche naturellement terrifiante, que la méchanceté concertée et sans exemple dont elle avait fait preuve à d’innombrables reprises dans ses attaques. Plus que tout, peut-être, ses fuites traîtresses inspiraient l’épouvante, car lorsqu’elle s’éloignait de ses poursuivants triomphants, manifestant tous les signes de la peur, elle avait, plus d’une fois, fait brutalement volte-face et, fonçant sur eux, fait voler en éclats leurs pirogues, ou les avait contraints de regagner, en désarroi, leur navire.
Déjà plusieurs catastrophes marquaient l’histoire de sa chasse. De semblables désastres, dont il est peu fait état à terre, ne sont nullement rares dans les annales de la pêcherie mais, dans la plupart de ces cas, la préméditation criminelle et la férocité satanique de la Baleine blanche semblent telles que chaque démembrement ou chaque mort ne sauraient être imputées à une brute dépourvue de toute intelligence.
Imaginez dès lors dans quels brasiers de fureur démente étaient jetés ses chasseurs désespérés lorsque, parmi les éclats de leurs embarcations broyées, parmi les membres de leurs camarades déchiquetés, ils nageaient pour se dégager du lait caillé de la funeste colère de la baleine, et se retrouvaient devant le sourire serein et exaspérant du soleil, aussi immuable que s’il se fût agi d’une naissance ou d’une noce.
Ses trois pirogues défoncées autour de lui, les avirons et les hommes pris dans les remous, un capitaine, arrachant à sa proue brisée le couteau à trancher la ligne, avait bondi vers la baleine, et dans un corps à corps digne de l’Arkansas sur son adversaire, cherchait aveuglément à atteindre, avec une lame de six pouces, sa vie enfouie à une toise de profondeur. Achab fut ce capitaine. Et c’est alors que, glissant soudain sous lui la faucille de sa mâchoire, Moby Dick avait moissonné la jambe d’Achab, comme le faucheur une feuille d’herbe dans les champs. Aucun Turc enturbanné, aucun mercenaire vénitien ou malais, n’aurait pu le frapper avec une plus apparente malice. On ne peut guère douter que ce fut à partir de cette rencontre, presque fatale, qu’Achab ait nourri envers la baleine une fureur vengeresse. Sa frénésie maladive s’accrût encore du fait qu’il l’identifiait non seulement à toutes ses douleurs physiques mais encore à toutes ses révoltes de l’esprit. La Baleine blanche nageait devant lui, obsédante incarnation de ces puissances néfastes dont certaines natures profondes se sentent dévorées jusqu’à ce qu’elles ne leur laissent pour vivre qu’un demi-cœur et un demi-poumon. Devant ce mal spirituel originel auquel les chrétiens modernes reconnaissent la possession de la moitié des mondes et dont les anciens ophites avaient fait une idole à laquelle ils rendaient un culte… Achab ne s’inclinait pas comme eux pour l’adorer mais, dans son délire, l’esprit du mal prenait corps dans la Baleine blanche tant haïe et, infirme, il se mesurait à elle. Tout ce qui incline à la folie, tout ce qui torture, tout ce qui remue la vase, toute vérité entachée de venin, tout ce qui fissure les nerfs et encroûte le cerveau, toute intervention démoniaque subtile dans la vie et dans la pensée, tout le mal, pour le dément Achab, c’était l’être visible de Moby Dick à qui l’on pouvait livrer un tangible combat. Sur la bosse blanche de la baleine, il accumulait la révolte et la haine universelles éprouvées par l’humanité depuis Adam et il chargeait le mortier de sa poitrine du brûlant explosif de son cœur.
Il est peu probable que cette obsession ait brusquement germé en lui lors de son amputation ; à ce moment-là, se jetant sur le monstre, le couteau à la main, il avait seulement donné libre cours à une impulsion passionnée de haine charnelle et, lorsqu’il fut déchiré, il ne ressentit vraisemblablement que l’agonie de cette lacération, mais rien de plus. Mais, lorsqu’il fallut, à cause de cela, prendre la route du retour et que, pendant de longs mois faits de longues semaines et de longs jours, Achab se trouva étendu, côte à côte, avec son angoisse dans un même hamac, lorsqu’il fallut doubler en plein hiver le cap hurlant et lugubre de Patagonie, ce fut alors que son corps en lambeaux et son âme poignardée se mirent à saigner l’un dans l’autre et cette osmose le rendit fou. Ce fut alors seulement, lors de ce voyage de retour, après ce combat, qu’il devint la proie de sa monomanie, et par moments sa folie devenait furieuse. Bien que mutilé, une telle force vitale couvait dans sa poitrine égyptienne qu’elle s’amplifiait de son délire et ses seconds durent le ligoter dans son hamac. La berceuse démente des tempêtes le balançait dans sa camisole de force.
Lorsque le navire atteignit des latitudes plus clémentes et que ses bonnettes doucement gonflées le portèrent à travers les tranquilles tropiques, le vieil homme, selon toute apparence, avait abandonné sa folie avec les houles du cap Horn et de son antre obscur dans la lumière bénie.
Pourtant, alors même qu’il montrait un front résolu, rasséréné, pâle encore, donnait ses ordres à nouveau calmement et que ses seconds remerciaient Dieu d’avoir éloigné de lui cette fureur démente, alors même, dans le sanctuaire de son âme, Achab délirait. Souvent la folie des hommes est un félin rusé, lorsqu’on croit en avoir fini avec elle, elle est subtilement transfigurée ; celle d’Achab ne s’était pas apaisée, elle s’était resserrée en profondeur, pareille à l’Hudson, ce noble Nordique, dont les flots n’ont pas perdu leur violence lorsqu’ils courent insondables dans les étroites gorges des montagnes. Ainsi étranglée dans un défilé, la monomanie d’Achab n’avait rien perdu de sa démesure et rien n’avait sombré de sa grande intelligence naturelle. Son libre arbitre s’était fait instrument. Si l’on ose donner aussi audacieusement à la pensée le caractère qui lui est propre : la folie particulière d’Achab avait pris d’assaut tout son jugement et concentrait toutes les batteries de son bon sens en les contraignant à servir son obsession, de sorte que, loin d’avoir décru, sa puissance s’était mille fois multipliée face à ce but et il y apportait une énergie dont il n’avait jamais fait usage en poursuivant un objectif raisonnable.
Tout cela est beaucoup… pourtant, les abîmes vastes et ténébreux d’Achab demeurent inviolés. Il est vain de divulguer les profondeurs car profonde est toute vérité. Si grandiose, si merveilleux que soit l’hôtel de Cluny à tourelles où vous vous trouvez, quittez-le, éloignez-vous de son intimité, âmes nobles et tristes, et descendez vers les grands thermes romains où, enfouie au-dessous des tours fantastiques que l’homme a érigées sur l’écorce de la terre, la racine de sa grandeur, toute son atroce essence demeure tel un patriarche, c’est l’ancien enseveli sous les antiquités et trônant sur des statues brisées ! Et les grands dieux se rient du roi captif et de son trône en ruine mais lui, patient, accroupi comme une cariatide, soutient de son front glacé les couches superposées des âges. Vous, les âmes les plus fières, les plus tristes, descendez jusqu’à lui et questionnez ce fier, ce triste souverain. Il vous ressemble comme un frère ! Oui, il vous a engendrées, jeunes royautés en exil, et seul ce sévère seigneur pourra vous révéler le secret de la création.
Achab entrevoyait en son cœur que si ses moyens étaient sains, ses mobiles et son but relevaient d’une démence à laquelle il ne pouvait se dérober, qu’il ne pouvait ni détruire ni modifier ; il savait aussi qu’il avait longuement dissimulé auprès des hommes, qu’il dissimulait encore. Il s’en rendait compte, mais sa volonté n’y pouvait rien changer. Toutefois, il avait si bien réussi à feindre que lorsqu’il avait enfin débarqué sur sa jambe d’ivoire, aucun Nantuckais ne devina en lui autre chose qu’une souffrance naturelle, l’ayant atteint dans ses œuvres vives, et dont le terrible accident qui s’était abattu sur lui était cause.
Ce que l’on avait appris de son indiscutable crise de folie en mer fut attribué à la même cause, ainsi que l’humeur sombre qui, depuis, obscurcissait régulièrement son front et cela jusqu’au jour même où appareilla le Péquod. Il est vraisemblable aussi que, loin de le croire, d’après d’aussi noirs symptômes, inapte à une nouvelle campagne, les propriétaires calculateurs de cette île économe, inclinèrent à penser que ces raisons mêmes le rendraient d’autant plus âpre à cette poursuite si furieuse, si sauvage, si sanguinaire qu’est la chasse à la baleine. Brûlé au-dehors, rongé en dedans par les crocs inexorables d’une incurable idée fixe, un tel homme, s’il existait, était tout désigné pour lever la lance et jeter le fer contre la plus repoussante des brutes. Ou si l’on présumait que son infirmité l’en empêcherait, du moins serait-il par excellence capable d’exciter ses subalternes au combat par ses encouragements et ses hurlements. Quoi qu’il en soit, il est certain que, le secret délirant d’une fureur toujours neuve enfermé et verrouillé en son cœur, Achab s’était embarqué pour le présent voyage avec le but unique, l’absorbant tout entier, de chasser la Baleine blanche. Si une seule de ses vieilles connaissances à terre avait pu imaginer ce qui couvait en lui, comme leurs âmes médusées et vertueuses eussent arraché le navire à cet homme satanique ! Mais elles ne pensaient qu’à une expédition fructueuse, à un profit en bel et bon argent, et lui n’avait d’autre dessein qu’une vengeance téméraire, implacable et surnaturelle. Voici donc ce vieil homme impie et grisonnant, poursuivant de sa malédiction la baleine de Job à travers tous les océans, à la tête d’un équipage composé en majeure partie de métis renégats, de parias et de cannibales, moralement affaibli encore par l’impuissance à laquelle étaient réduites la vertu et la droiture sans soutien de Starbuck, l’insouciance réjouie et inentamable de Stubb et la médiocrité totale de Flask. Qu’il eût sous ses ordres un tel équipage semble avoir été prévu et décidé par une fatalité infernale, complice de sa folie vengeresse. Comment se fait-il que tous se faisaient l’écho de la colère du vieillard, quel envoûtement néfaste subjuguait leurs âmes au point de leur faire croire parfois que sa haine était la leur, que la Baleine blanche leur était un ennemi aussi intolérable qu’à lui ? Ce serait plonger plus profond qu’Ismaël ne peut le faire que de tenter d’expliquer ce que la Baleine blanche représentait pour eux et pourquoi, dans leur inconscient, elle leur apparaissait, à leur insu, confusément, comme le grand démon qui sillonne les océans de la vie. Le mineur souterrain, à l’œuvre en chacun d’entre nous, sait-il où le conduit son pic dont le bruit sourd sans cesse se déplace ? Qui ne se sent pas tirer par une main irrésistible ? Quel esquif resterait immobile remorqué par un vaisseau de 74 ? Le tout premier je m’abandonnai au temps et au lieu mais, malgré ma brûlante impatience à rencontrer la baleine, je ne pouvais voir en cette brute autre chose que le mal le plus funeste.
Herman Melville
Moby Dick ou la Baleine blanche / 1851
baleine.jpg

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