Tout le monde va répétant, chiffres à l’appui, que la famille est finalement la chose la plus solide du monde. La preuve, diront certains, les couples se portent mieux que jamais. Mais le couple n’est pas la « famille », au sens traditionnel du terme, et il est tout au contraire la forme enfin trouvée par la modernité de la domestication des individus. Là se résout l’antinomie que vous observez tous les jours, dont on vous a rebattu les oreilles dans les journaux: il y a crise de la famille et il y a totale persistance de la famille. Parce que désormais, la famille, c’est le couple, et la gestion de sa crise délicieusement développée (larmes et hystéries).
Le couple, forme essentiellement moderne, impérialiste, vigoureuse, d’organisation sociale, est devenu la condition nécessaire de l’être social. Tout est prévu pour lui, et les célibataires, plus encore qu’au XIXe siècle où ils étaient suspects aux yeux de la police familialiste, condamnés aux chambres d’hôtel biplaces (on n’en fait plus en monoplace). J’ai bien dit le couple, pas le mariage. Que beaucoup de couples continuent par le mariage, encore aujourd’hui, ne change pas le grand phénomène: avant le mariage, les jeunes désormais vivent en couple. Déjà.
La multiplication des divorces, des ruptures, les ouvertures, tout ce remue-ménage ne s’oppose pas au couple. Au contraire, c’est son bain nourrissant, à croire comme l’a montré James dans What Maisie Knew, qu’un couple divorce pour la vie (ne cesse de continuer à vivre l’un par rapport à l’autre). Entrelacs de couples, officiels ou non, la société moderne est faite du changement de partenaire dans des figures fixes. La structure copulaire demeure, triomphe et s’étend. L’abondance contemporaine de livres et films sur les douleurs du couple ne sont que les conséquences de cette universalisation du mode copulaire de vie. Que les « familialistes » ne triomphent pas: la totale dictature de l’être-à-deux, sentimental, idéologique, matériel, pourrait bien marquer le dernier stade de cette disciplinarisation de la famille par l’État décrite par Donzelot. Un stade auquel c’est la famille « large » elle-même qui s’effondre pour laisser seul le couple. Forme essentiellement moderne, donc, et non « retour aux valeurs d’avant 68. » 68, d’ailleurs, qui n’est pas pour rien dans la propagation d’une image de couple « libéré ». Que la « grande famille » traditionnelle, avec ses multiples aïeux, associés, valets, nourrices, décrites par les Shorter, Ariès, et aujourd’hui par Elisabeth Badinter, se soit réduite à ce mouchoir de poche HLMique qu’est le couple est un mouvement de longue durée. L’idéologie de la transparence copulaire, de la perception du monde à travers un être-à-deux où se réconcilient nature et société, remonte à l’Émile de Rousseau, comme le rappelle Alain Grosrichard dans Structure du sérail : « Il faut lire dans l’Émile l’invention… d’un objet inédit : le couple, figure et concept du rapport sexuel possible. » A partir d’Émile et Sophie, la pédagogie des enfants, l’infantilisation des jeunes êtres de la pédagogie moderne devient possible. Mais le couple actuel atteint dans son égoïsme forcené à un concept encore plus pur, où, (comme dit René Scherer dans l’Emprise, ou des enfants, entre nous): « Comme la raison d’être du couple n’est plus, ou plus seulement, la codification du sexuel, on comprend qu’il puisse brocher dans son tissu à toute épreuve des expériences dissidentes (infidélités, homosexualités…). » Car la puissance, aujourd’hui totalitaire, du couple comme entité psychologique absolue, seul accès au monde, provient de ce qu’il fut historiquement considéré comme une « libération ». Le couple « ouvert », échangiste, comme on dit dans le vocabulaire pervers, est capable de draguer à deux. Il hérite du Reichisme, ce Rousseauisme au XXe siècle. En opposant la « naturalité » du couple à la famille ancienne, Reich a accéléré un mouvement qui n’a vraiment connu une expansion massive qu’avec les grandes années de la consommation télévisuelles, vers 1950. Les communautés elles-mêmes, brèves idéologies barbues cévenoles, n’ont été qu’un vivier de couples, une manière plus aiguë de confronter les couples. Car le couple, figure problématique, se nourrit surtout de haines et de minuscules habitudes transformées en discussions « de fond. » Le centrage sur le psychologique de l’« être-à-deux », tous les sondages le confirment. À la limite, ce couple, la forme la plus restrictive de vie amoureuse et sociale jamais expérimentée massivement dans l’histoire de l’humanité, peut se passer de gosse, quoique sa fonction essentielle reste de « maintenir intact, par vents et marées, le rapport électif à l’enfant. » Pour commencer, le couple à un seul enfant, en lequel s’incarne plus parfaitement le couple lui-même, enfant-plante d’intérieur destinée à orner la relation exclusive, à la sceller. On investit encore mieux la simplicité totalitaire du couple avec un seul enfant. Mais, plus loin, plus d’enfant du tout, pourquoi pas? Le couple étant devenu son propre enfant, vivant entièrement pour lui-même sans même ce support imaginaire de la copularité qu’est le rejeton. L’entropie généralisée, la tombée en abîme dans les rétractions de l’espace amoureux. Une fourmilière composée de doublets cheminant en parallèle.
Guy Hocquenghem
Article initialement publié dans Libération / 22 août 1980 / Chimères n°69 / 2009
Quand allons-nous comprendre que nous ne dépendons pas d’un homme ou d’une femme pour jouir, même si nous pouvons jouir avec un homme ou une femme ?
La révolution commencera quand nous aurons compris que nous pouvons être « indépendantes » sexuellement. Que le couple est avant tout posé comme un cadre social. Que « l’autre » (individuel ou collectif) nous tient par et dans ce cadre… Tout est fait pour nous y maintenir. Nous sommes conduites soit par un idéal de plaisir ou/et d’ affect qui serait dans le couple, à minima, soit par des codes de séductions si bien intégrés par les femmes qu’elles ne pourraient obtenir un épanouissement, une vie sociale, un travail, une promotion, autrement qu’en échange de leur corps, même imaginaire, c-a-d de leur capacité à séduire, d’ une manière ou d’ une autre, mais pas par leur compétences intellectuelles par exemple, ou seulement en second plan, soit par le couple à tout prix pour ne pas être seule à tout prix, car ce serait sur du long terme perçu comme un échec, perception renvoyée par effet miroir, et discours sociaux…
Jamais nous n’arriverons à des rapports égaux et surtout des-asservis sans avoir pensé cette question.
Il est loin d’ être évident, en général ou en particulier, qu’à deux ou plus, le résultat de l’émancipation comme celui du plaisir, soit meilleur que « seulEs »… Par d’autres inscriptions de son être au monde. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille absolument être seulEs ou qu’il ne faille que cela. Ce qui veut dire que, comme pour le travail, nous pouvons avoir une indépendance financière qui ne nous empêche pas d’ avoir des relations sociales, il est possible d’ avoir une autonomie sexuelle (par la masturbation), qui ne nous empêche pas d’avoir des relations sociales. Rien que le fait de le comprendre change la donne. C’est là qu’est la révolution pour moi parce qu’elle explose toute la normativité construite avant tout sur et pour, au minimum, le couple, la relation sexuelle, à deux ou plus, imposée par le modèle social. C’est une tyrannie sociale qui du fait des rapports de sexe tels qu’ils existent, intégrés, nous enferment dans cette construction sociale, qui plus est pour les femmes car patriarcale, puisqu’elle a investit nos comportements. Il serait terrrrible de vivre autrement… les femmes sacrifient leur émancipation pour cette norme des normes. Or, quand on sait que l’on peut vivre seule assez longtemps pour y voir plus clair, et qu’en plus on peut très bien jouir seule, on se met en situation d’égalité parce que l’on expérimente les rapports hors séduction. Une fois que l’on a expérimenté cela, on peut enfin tenter de partager quelque chose avec quelqu’un, si cela nous chante, disons de manière plus égale, parce que l’on a appris à se désincarner de la manière dont on a été construite, et en plus, on prend conscience de notre désir, à nous, de nos potentiels, et on ne mélange pas les rapports de séduction avec tous les rapports. L’auto-érotisme, c’est une force, ce n’est pas pour rien que l’on nie la masturbation des petites filles et que l’on condamne celle des garçons plus tard, qui pour être des hommes devraient s’accoupler. Il faut avoir conscience de cette possibilité d’autonomie sexuelle et qu’elle n’est en rien un échec, bien au contraire, c’est un cadeau. Et ce peut être une arme. Bien sûr, s’il fallait attendre que les rapports de domination disparaissent pour s’envoyer en l’air à deux ou plus, autant se dire que nous voguerions dans le plaisir solitaire à vie. Mais la question est de prendre, soi, de la distance avec sa propre construction, ce qui change son rapport à l’autre, qu’il soit un homme, une femme, ou le social. Car les rapports de pouvoir sont plus une question de dispositions, parfois, souvent, invisibles, que de force. C-a-d que si nous sommes dans la séduction permanente car elle fait partie de notre construction, et que l’autre est construit telle que nous devrions être dans le rapport de séduction, qui peut être une position victimaire, de faiblesse, d’acceptation, ou suggestive, nous serons dans des dispositions qui favorisent les rapports de pouvoir. Par contre, si nous sortons de ce schéma, nous nous ouvrons à des horizons différents, mais je dois dire, pour l’avoir testé, que cela n’est pas sans générer quelques conflits… Car des hommes ont du mal avec les rapports égaux, où les femmes ne les séduisent d’ aucune manière… C’est très clair… Les pouvoirs hiérarchiques sont construits sur la base de la séduction. Les femmes ont du mal aussi à ne pas tomber dans le panneau. C’est cela qu’il faut déjouer.
La culture de la culpabilisation de la masturbation conduit à nous faire croire que nous sommes dépendantes d’un socle : à minima, le couple, car en fait, c’est le couple qui est le socle de la structure sociale, tissée pour que chacunE ait un rôle qui puisse faire tenir ou entretenir la structure. Je dis culture de la culpabilisation de la masturbation car cela englobe une forme d’humour fondé sur un échec social et affectif. Le regard social sur la masturbation est encore bien stigmatisé, tendant à se dédramatiser… Mais à deux. Masturbation = non couple/donc : misères/inexpérience/inadaptation/infantilisme/puceau-pucelle/église/Jeanne d’Arc etc etc…
Stigmates utiles, remarquez, pour les rapports d’ordre et de domination.
La séduction pour « être en couple » (ou en famille) n’est-elle pas arrivée plein pot après la guerre en ne faisant que s’amplifier ?
En ligne de mire, les femmes, du fait de la fin annoncée du mariage de raison que « l’amour » (et la morale) devaient remplacer… C’est qu’elles commençaient à s’énerver ces garces ! L’opération séduction commença alors. D’ abord par la famille/patrie de Pétain, puis par le capitalisme à grand renfort de publicités et de variétés.
La machine à laver qui séduit les femmes qui séduisent les hommes pour acheter le pavillon avec l’argent méritocratement gagné par un valeureux monsieur ajouté au miracle du séduisant crédit (un peu plus tard ?).
Le pouvoir changeait de mains, ou devint un concert à 4 mains : des hommes qui se devaient de séduire en prouvant une virilité toute bien intégrée (…) nous sommes passés aux femmes qui doivent prouver leur… Féminité, leur aptitude à être intégrables, mériter d’être nées, en étant au moins « belles », en plus de bonnes (à tout faire), la beauté selon la mode étant un critère de modernité.
Ah oui mais… Et l’Amour !!?
L’amour.. Quand une société s’organise pour que nous ne puissions plus nous y inscrire dans toutes ses panoplies créatives, que le monde est pris en otage et que nous ne sommes plus que de pâles copies d’un monde tout fait, quoi de plus « normal » de chercher l’amour, ce cri qu’il reste de nous, sous le joug des modèles, et de l’angoisse du vide. Parce que l’amour… C’est ce qui nous inscrit. C’est comme la continuité de la naissance. On fait partiE du monde quand on aime.
Alors … Masturbons-nous quand c’est nécessaire, et pas que le cerveau, faisons la grève du couple y compris sexuel, pour sortir des modèles et de leurs pendants, et trouver comment il est possible de s’inscrire dans le monde, dans la vie, même un poil, autrement que par la structure du couple, pour faire corps avec le monde un peu ici et un peu là, et plus seulement au travers du couple pour le social ou pour jouir, dans lequel nous pourrions pourquoi pas revenir sans qu’il nous enferme ?
Merci pour cet article qui me donne l’occasion d’exprimer un sujet… censuré.
Et merci à vous pour ces réflexions.