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Archive journalière du 7 avr 2009

Le corps sans organes ou la figure de Bacon / Gilles Deleuze

« L’homme est malade parce qu’il est mal construit. Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet animalcule qui le démange mortellement, dieu, et avec dieu ses organes, oui, ses organes, tous ses organes… car liez-moi si vous le voulez, mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous les automatismes et rendu à sa véritable et immortelle liberté. Alors, vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. »  Antonin Artaud
Le corps sans organes s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. C’est un corps intense, intensif. Il est parcouru d’une onde qui trace des niveaux et des seuils d’après les variations de son amplitude. Le corps n’a donc pas d’organes, mais des seuils ou des niveaux. Si bien que la sensation n’est pas qualitative et qualifiée, elle n’a qu’une réalité intensive qui ne détermine plus en elle des données représentatives, mais des variations allotropiques. La sensation est vibration. On sait que l’œuf présente justement cet état du corps « avant » la représentation organique : des axes et des vecteurs, des gradients, des zones, des mouvements cinématiques et des tendances dynamiques, par rapport auxquels les formes sont contingentes ou accessoires. Toute une vie non organique, car l’organisme n’est pas la vie, il l’emprisonne. Le corps est entièrement vivant, et pourtant non organique. Aussi la sensation, quand elle atteint le corps à travers l’organisme, prend-elle une allure excessive et spasmodique, elle rompt les bornes de l’activité organique. En pleine chair, elle est directement portée sur l’onde nerveuse ou l’émotion vitale. On peut croire que Bacon rencontre Artaud sur beaucoup de points : la Figure, c’est précisément le corps sans organes (défaire l’organisme au profit du corps, le visage au profit de la tête) ; le corps sans organes est chair et nerf ; une onde le parcourt qui trace en lui des niveaux ; la sensation est comme la rencontre de l’onde avec des Forces agissant sur le corps, « athlétisme affectif », cri-souffle ; quand elle est ainsi rapportée au corps, la sensation cesse d’être représentative, elle devient réelle ; et la cruauté sera de moins en moins liée à la représentation de quelque chose d’horrible, elle sera seulement l’action des forces sur le corps, ou la sensation (le contraire du sensationnel). Contrairement à une peinture misérabiliste qui peint des bouts d’organes, Bacon n’a pas cessé de peindre des corps sans organes, le fait intensif du corps. Les parties nettoyées ou brossées, chez Bacon, sont des parties d’organisme neutralisées, rendues à leur état de zones ou de niveaux : « le visage humain n’a pas encore trouvé sa face… »(…) Il y a dans la vie beaucoup d’approches ambiguës du corps sans organes (l’alcool, la drogue, la schizophrénie, le sadomasochisme, etc.). Mais la réalité vivante de ce corps, peut-on la nommer « hystérie », et en quel sens ? Une onde d’amplitude variable parcourt le corps sans organes ; elle y trace des zones et des niveaux suivant les variations de son amplitude. A la rencontre de l’onde à tel niveau et de forces extérieures, une sensation apparaît. Un organe sera donc déterminé par cette rencontre, mais un organe provisoire, qui ne dure que ce que durent le passage de l’onde et l’action de la force, et qui se déplacera pour se poser ailleurs. « Les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur emplacement ou de leur fonction… des organes sexuels apparaissent un peu partout… des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer puis se referment… l’organisme tout entier change de texture et de couleur, variations allotropiques réglées au dixième de seconde… » (Burroughs, le Festin nu, éd. Gallimard, p.21.). En effet, le corps sans organes ne manque pas d’organes, il manque seulement d’organisme, c’est-à-dire de cette organisation des organes. Le corps sans organes se définit donc par un organe indéterminé, tandis que l’organisme se définit par des organes déterminés : « au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ? On pourrait murer la bouche et le nez combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait dû être fait dès l’origine » (Burroughs, p.146). Mais comment peut-on dire qu’il s’agit d’un orifice polyvalent ou d’un organe indéterminé ? N’y a-il pas une bouche et un anus très distincts, avec nécessité d’un passage ou d’un temps pour aller de l’un à l’autre ? Même dans la viande, n’y a-t-il pas une bouche très distincte, qu’on reconnaît à ses dents, et qui ne se confond pas avec d’autres organes ? Voilà ce qu’il faut comprendre : l’onde parcourt le corps ; à tel niveau un organe se déterminera, suivant la force rencontrée ; et cet organe changera, si la force elle-même change, ou si l’on passe à un autre niveau. Bref, le corps sans organes ne se définit pas par l’absence d’organes, il ne se définit pas seulement par l’existence d’un organe indéterminé, il se définit enfin par la présence temporaire et provisoire des organes déterminés. (…) On voit dès lors en quoi toute sensation implique une différence de niveau (d’ordre, de domaine), et passe d’un niveau à un autre. Même l’unité phénoménologique n’en rendait pas compte. Mais le corps sans organes en rend compte, si l’on observe la série complète : sans organes – à organe indéterminé polyvalent – à organes temporaires et transitoires. Ce qui est bouche à tel niveau devient anus à tel autre niveau sous l’action d’autres forces. Or cette série complète, c’est la réalité hystérique du corps. Si l’on se rapporte au « tableau » de l’hystérie tel qu’il se forme au XIXe siècle, dans la psychiatrie et ailleurs, on trouve un certain nombre de caractères qui ne cessent pas d’animer les corps de Bacon. Et d’abord les célèbres contractures et paralysies, les hyperesthésies ou les anesthésies, associées ou alternantes, tantôt fixes et tantôt migrantes, suivant le passage de l’onde nerveuse, suivant les zones qu’elle investit ou dont elle se retire. Ensuite les phénomènes de précipitation et de devancement, et au contraire de retard (hystérèsis), d’après-coup, suivant les oscillations de l’onde devançante ou retardée. Ensuite, le caractère transitoire de la détermination d’organe suivant les forces qui s’exercent. Ensuite encore, l’action directe de ces forces sur le système nerveux, comme si l’hystérique était un somnambule à l’état de veille, un « Vigilambule ». Enfin un sentiment très spécial de l’intérieur du corps, puisque le corps est précisément senti sous l’organisme, des organes transitoires sont précisément sentis sous l’organisation des organes fixes. Bien plus, ce corps sans organes et ces organes transitoires seront eux mêmes vus,  dans des phénomènes « d’autoscopie » interne ou externe : ce n’est plus ma tête, mais je me sens dans une tête, je vois et je me vois dans une tête ; ou bien je ne me vois pas dans le miroir, mais je me sens dans le corps que je vois et je me vois dans ce corps nu quand je suis habillé… etc. Y a-t-il une psychose au monde qui ne comporte cette station hystérique ? « Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit… » (Artaud, le Pèse-nerfs). Le tableau commun des Personnages de Beckett et des Figures de Bacon, une même Irlande : le rond, l’isolant, le Dépeupleur, la série des contractures et paralysies dans le rond ; la petite promenade du Vigilambule ; la présence du Témoin, qui sent, qui voit et qui parle encore ; la manière dont le corps s’échappe, c’est-à-dire échappe à l’organisme… Il s’échappe par la bouche ouverte en O, par l’anus ou par le ventre, ou par la gorge, ou par le rond du lavabo, ou par la pointe du parapluie. Présence d’un corps sans organes sous l’organisme, présence des organes transitoires sous la représentation organique. Habillée, la Figure de Bacon se voit nue dans le miroir ou sur la toile. Les contractures et les hyperesthésies sont souvent marquées de zones nettoyées, chiffonnées, et les anesthésies, les paralysies, de zones manquantes (comme dans un triptyque très détaillé de 1972). Et surtout, nous verrons que toute la « manière » de Bacon se passe en un avant-coup et un après-coup :  ce qui se passe avant que le tableau ne soit commencé, mais aussi ce qui se passe après-coup, hystérèsis qui va chaque fois rompre le travail, interrompre le cours figuratif, et pourtant redonner par-après…
Gilles Deleuze
Francis Bacon, logique de la sensation / 1981
voir aussi : l’Anti-Oedipe en question
bacon1972.jpg




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