Et maintenant, je crois qu’il sera nécessaire de nous poser une question, vieille comme l’aube du monde, mais qui toutefois n’a pas encore trouvé une solution et qui, je crois, ne pourra pas la trouver dans le futur. La philosophie possède-t-elle un usage ? C’est une question que Bloch s’était posée à l’égard de l’histoire mais, voilà, encore une fois sa mort nous a empêché de connaître la réponse. Les néo-positivistes diraient que celle-ci est un pseudo-problème, qu’on se trouve dans l’espace du Sinnloss. Mais encore une fois, qui décide du sens des questions ? La logique peut-elle décider pour l’homme ? Je ne crois pas que Schlick devant son assassin ait pensé à l’absence totale de sens d’une question sur le sens de la vie. Et donc, essayons de trouver – s’il est possible – une solution partielle à cette question. Je n’ai jamais cru que le sens de la philosophie soit seulement le sens d’une question : les philosophes, tous les philosophes “dignes de ce nom” – pour le dire avec Bergson – ont toujours posé des questions, c’est vrai, mais ils ont aussi donné des solutions. Nous ne sommes pas obligés de choisir leur points de vue, plusieurs d’entre eux ont imaginé un homme qui n’existe pas, plus semblable à un dieu qu’a une créature née dans le sang et l’urine, comme disait Augustín d’Hippone. Et pourtant ils ont donné leur solution : l’homme doit chercher la vertu de la mesotes pour Aristote, la contemplation pour Platon, le retour à l’Un et l’abandon de la matière pour Plotin, l’amor intellectualis pour Spinoza, la volonté de puissance pour Nietzsche etc. C’est à cause du fait que dans sa chair on a inscrit un projet qui l’oblige au choix, ou bien, le fait qu’il y inscrit un projet qui l’oblige à sa liberté de choisir. Anders l’avait compris en 1936-1937, à l’époque de sa Pathologie de la liberté, deux textes qu’il disait antérieurs à l’intuition sartrienne, mais voilà en 1956-1981 « tout est abîmé », mis entre parenthèses, remplacé par l’annonce de la septième trombe, la rupture du septième sceau. Mais si la philosophie a un sens, si la philosophie possède un emploi, il est de donner aux hommes une direction et un vers possible, toujours faillibles mais objectifs en tant que solutions, propositions de solution. Anders a manqué sa cible, il est resté regarder la scène, tout en oubliant le conseil illuministe de « se salir les mains avec le monde entier ». Toutes les tragédies, même les plus terribles, même la mort de nos parents, le génocide de notre peuple, si nous restons occuper une place sur cette planète, nous obligent à la responsabilité de comprendre : « pas la mort de ton père – disait Averroès – peut justifier ta façon d’agir après vingt ans ». Il y a un autre problème à résoudre, le problème qui nous introduira dans la philosophie de Simondon : le monde, voilà, ne possède plus de lendemain, le futur est celui du Totale Mobilmachung mais pourquoi faut-il croire que c’est la technique qui nous a donné ce destin ou bien qui est ce destin ? La technique reste toujours une des plus dignes expressions de notre être au monde : mais la technique, cela est vrai, traverse une période de méconnaissance qui a paradoxalement commencé avec l’époque de sa technophanie. Aujourd’hui, mais on pourrait dire dès le XXe siècle, on voit la technique partout, mais la différence est qu’aujourd’hui on reste seulement à la contempler ou bien à l’employer, on l’aliène de la sphère de la compréhension, on la juge sans la connaître, on la condamne, on la critique, on lui donne une majuscule qui l’élève au rang d’un dieu, mais on continue à croire que l’ère du digital est une sorte de truc de magicien. La plupart des intellectuels y voient la venue du dispositif, d’un pouvoir qui possède l’apparence incantatrice et menteuse du mobile, mais ils ne savent absolument rien des ondes hertziennes, de micro chips, de la structure de l’ordinateur. Et alors on fait vacance de la pensée, la pensée qui analyse et cherche à comprendre : on préfère haranguer le peuple contre le péril de la Technique, tout en favorisant le pouvoir dans sa démarche réifiante. Nous sommes fait de la même étoffe que la technique, parce que la technique c’est l’apax de notre culture, la même culture qui passe à travers nos gènes, qui nous rend des artéfacts, nous qui devrions être fiers d’être les fils de la roue et du feu, de la charrue comme de la guillotine quand elle nous a servi pour nous épurer et nous défendre de l’agresseur et de l’oppresseur, de nos vêtements comme des avions, des bâtiments comme des cavernes.Et la France ne se trouvait sans doute pas dans une situation meilleure que l’Allemagne en 1940 : mais voilà, elle était la victime d’un agresseur, qui – et il faut le dire même si cela pèse en tant qu’italien – n’était pas seul pendant cette agression, parce qu’il trouvait dans une Italie complice et amorale un allié fort et maladroit qui venait décider des destins de la patrie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Mais la France avait des intellectuels qui – et cela il faut le dire – comme ceux d’une Italie oubliée ou méconnue cherchaient l’action plutôt que le désespoir, croyaient dans l’homme plutôt que dans la race, avaient le courage de regarder dans les yeux la Gorgone et mouraient pour la liberté.
C’est donc seulement ainsi qu’on peut chercher à trouver ce qui à la fois lie et sépare Simondon et Anders : c’est la bataille éternelle entre ceux qui soulèvent les épaules et pleurent et ceux qui prennent en charge la misère et donnent une chance à leur peuple, en l’invitant à travailler, combattre et repenser le présent. Nous sommes en 1958, De Gaulle a institué la cinquième République, la France se soulève, Sartre prononce ses discours : c’est l’homme qu’on cherche, c’est la personne qu’il faut légitimer. Et l’homme, la personne coïncide avec ce qu’il fait, il n’y aurait jamais rien qui puisse le contraster. Simondon aussi l’avait vu et compris dès 1953 – voyez-vous, c’est la même date que le discours d’Heidegger – et il le disait, à claire lettres, dans un bref article, où il apparaît encore comme un des jeunes de l’Association, avec son prénom précédé par un J. plutôt qu’un G. :
« Le chauvinisme de l’adolescent, l’impétuosité de son engagement parfois irréfléchi, ce besoin d’action, cette ardeur brûlante des désirs font de lui plutôt une force qui va qu’un être qui pense. Sa pensée est vie ou plutôt exigence de vie. Et pourtant il n’y a pas d’humanisme sans une certaine maturité, historique et individuelle. L’histoire des peuples comme la biographie des hommes montre que l’humanisme n’est pas primitif, et qu’il n’apparaît que lorsque l’être a su trouver son équilibre, sa mesure, comme était d’entéléchie défini par le plein accomplissement du mevtrion . Mais il n’y a pas non plus d’humanisme sans une certaine chaleur affective, sans une sorte d’enthousiasme et de montée de l’être. Le véritable humanisme sera donc un mixte de maturité et de jeunesse, si l’on définit par maturité le sens de la mesure interne et par jeunesse le sens de l’enthousiasme. »
C’est donc ici qu’on peut trouver la première différence entre Anders et Simondon : ce sens du Tout qui transpire dans les mots du philosophe de MEOT, et l’air funèbre qui étouffe les pages d’Anders. Tous les deux avaient compris que la technique gagne une certaine autonomie, tous les deux l’avait regardée, mais seul Simondon l’avait vue vraiment, et pas parce qu’il possédait des yeux différents de ceux d’Anders, des yeux de l’âme, pour le dire avec Platon, mais parce que, tout au contraire, Simondon était le seul des deux qui avait les Yeux de la chair, parce que, toujours en le disant avec son œuvre de 1989, il se sentait frère des hommes, il leur reconnaissait le pouvoir de l’action.
On a dit que les deux philosophes avaient compris que la technique gagne une certaine autonomie : cela est absolument vrai. Mais si pour Anders cela signifie ce que Mary Shelley avait peint dans son Doctor Frankenstein – qu’Anders cite directement pour confirmer son point de vue – Simondon y voyait, vous le savez bien, une fête, semblable à celle célébrée par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. On pourrait donc résoudre le problème en affirmant, tout simplement, que c’est une question de sensibilités différentes, de subjectivités disparates mais pas destinées à une structuration ? Je ne pense pas que la philosophie puisse être résolue dans une sphère subjective, même si ce sont toujours des sujets que y contribuent. Je crois plutôt que la question se pose sur un plan de responsabilité philosophique : les journalistes, les éditorialistes peuvent quelquefois soulever des questions sans y donner une solution. La manie catastrophiste contemporaine est devenue un leitmotiv de la « société du spectacle » : ça sert – pour le dire avec Foucault – à mieux « surveiller et punir ». Mais les philosophes ont un devoir moral face à la société : c’est-à-dire celui d’expliquer et d’indiquer des voies. Simondon n’était pas l’optimiste exacerbé que quelqu’un nous a fait croire : dans ses articles sur la Psychosociologie de la technicité de 1960-1961 on le voit bien, en lisant ses analyses sur la manipulation appliquée par le marché à l’objet technique : faut-il se rappeler ces observations sur les voitures de luxe pour en avoir un témoignage ? Mais Simondon vivait son époque et il sentait l’obligation morale de parler à ses contemporains pour répondre à la question qu’on a posée au début – « Que faire ? » – en leur donnant une solution humaine et finalement culturelle, s’il est vrai que l’homme est sa culture, et la « mémoire » de notre culture, comme dit Bergson, « nous suit toute entière ». La différence donc réside avant tout dans une façon de concevoir l’histoire, qui reste, pour Simondon, une affaire strictement humaine. Tout ce qui fait l’histoire, les sciences et les savoirs pour lesquels il faut trouver une méthode transductive de communication et pacification, en sont la trame. Mais comme les branches du même arbre – image que je prends à d’Alembert – ils appartiennent au même arbre qui est la faculté de l’intelligence, tendance humaine, qualité de l’homme. S’il faut donc relever des obstacles pendant le cours du développement historique, c’est toujours aux hommes qu’il faut parler et c’est l’homme qu’il faut présupposer. La mort de l’homme annoncée par Foucault n’était pas du même degré que celle bâtie par Anders : pour Foucault c’est l’idée d’homme qui meurt, pour Anders ce sont les hommes particuliers qui disparaissent du scénario de l’histoire. Et la responsabilité en incombe à la Technique, détentrice d’une morale bien différente de celle de ses créateurs… voilà donc le problème qui s’approche : qu’est-ce que la technique pour Anders et pour Simondon ? Ou bien, est-ce qu’il existe une technique pour Simondon ? Anders, on l’a déjà vu, avait fait de la technique le nouveau sujet de l’histoire : faut-il donc la penser comme douée d’un corps, d’un esprit, d’une volonté ? La question peut sembler bizarre, mais ce n’est pas comme ça, parce que pour Anders, la Technique possède un corps unique, mieux elle est substantielle, donc elle est cette chose qui ne nécessite rien d’autre pour exister que soi-même, et sa structure physiologique – peut-on dire avec Serge Latouche – c’est la mégamachine . Si vous vous demandez – comme je l’ai fait – où peut-on rencontrer ce corps, vous devriez répondre avec les néo-positivistes : la question est mal posée, même dieu on ne l’a jamais rencontré et pourtant il y a quelqu’un qui prétend le représenter sur terre. Au contraire, Simondon ne pose jamais la question d’une existence unique de la technique, il préfère analyser les techniques, qui sont les seules dont on puisse témoigner et que nous avons le devoir de connaître. Cela signifie avant tout que Simondon – même indirectement – partage une observation faite par Bachelard à l’égard des sciences et de la réalité : « le simple – disait Bachelard dans La naissance de l’esprit scientifique – n’existe pas dans la réalité. C’est plutôt la science qui simplifie avec ses lois. » Et Simondon reste en contact, comme avait fait l’épistémologie historique de Bachelard et de Canguilhem, avec cette réalité : c’est pour cela que ses généralisations sont toujours des généralisations concrètes, comme le démontre sa profondeur d’analyse des objets techniques, qui ne sont pas des choses et des instruments, comme aurait dit Heidegger (cela Simondon le savait et le critiquait toujours dans ses articles de 1960 et 1961). Voilà donc qu’on voit apparaître un autre paradoxe dans la réflexion d’Anders : sa philosophie était, ou bien devrait être, une critique des conséquences des sciences exactes ou plus encore des conséquences techniques et technologiques (même si pour Anders il n’y a aucune différence entre les deux secteurs) donc des disciplines qui se fondent sur un système de règles fait de généralisations, même probabilitaires comme l’a montré la physique quantique. Et tout au contraire c’est Anders qui généralise, sans vraiment connaître ce dont il parle, en se limitant à un examen, qu’on pourrait peut-être définir comme sociologique, du phénomène technique, mais qui reste à la surface du problème. Simondon recueille ce problème et il est capable de lui donner un nom : nous sommes dans un secteur qui a soulevé des critiques à l’égard de Simondon, surtout par les marxistes, mais qui à mon avis révèle une puissance innovatrice : l’ aliénation – dit Simondon – n’est pas une condition réservée aux ouvriers. Elle est plutôt la condition dans laquelle se trouvent – paradoxalement – les machines dans l’ époque des machines . Elles sont méconnues, oubliées comme les mains qui servent une société mais qui n’obtiennent pas la juste reconnaissance. A mon avis, c’est la réflexion d’Anders qui fait contrepoids à cette thèse : sa rage contre les avions de l’ennemi, la constatation des ruines, l’obligent à condamner le réseau technique qu’il y aurait aux épaules de la Guerre : la Machine totale. Et maintenant, il faudrait se demander si Anders connaissait les machines dont il parlait. Sa vie l’a vu ouvrier à la chaîne de montage, chargé de la haine que ce travail peut provoquer et la chaîne l’a transformé en luddiste, privé de la force de se révolter, prophète d’une eschatologie qui lui dérobe la seule façon de réagir à l’absurde – pour le dire avec Camus – , c’est-à-dire « la révolte ». Simondon, naturellement, n’imaginait pas un syndicat des machines quand il parlait d’aliénation, mais il parle aux hommes, ceux que Anders continuait à entendre comme des mémoires du sous-sol. L’appel de Simondon correspond, donc, à une prise de conscience, la plus digne des activités que les philosophes peuvent exercer : c’est la meilleure des nékuia qu’on peut pratiquer à la mémoire de Socrate, l’homme en lequel Merleau-Ponty, dans son Eloge de la philosophie, avait reconnu le modèle le plus emblématique du philosophe. Je ne connais pas exactement la situation de la philosophie en France aujourd’hui, et surtout je ne connais pas son rapport aux techniques, sauf la position de Bruno Latour à cet égard. Ce dont je peux témoigner, c’est naturellement de ce que les philosophes italiens, pour la plus part d’entre eux, pensent à l’égard de cet argument. Nous avons assisté, dans les dernières vingt années, à une véritable diffusion des suggestions heideggériennes, et cela a conduit quelqu’un à partager aussi la perspective d’Anders, en cherchant à retrouver une solution à la question de la technique en proposant une récupération des mythes grecs, tout en oubliant que même l’usage des mots grecs, aujourd’hui, ne peut pas nous offrir un véritable contact avec les Grecs, puisque comme on devrait le savoir – et comme Vernant nous l’a plusieurs fois rappelé – parler des Grecs cela pourrait seulement vouloir dire imaginer ce qu’ils ont cherché de dire : la récupération, donc, c’est un effort pénible, une passion inutile. D’autre part, cette façon d’approcher le présent n’est pas une modalité consciente et active, comme il me semble au contraire que la philosophie devrait faire. C’est pour cela que je crois qu’il faudrait encore une fois en appeler aux mots de Simondon : l’aliénation technique qu’on a vu s’exprimer aussi par la bouche d’un des philosophes allemands plus à la page comme Anders, ne correspond pas seulement à une méconnaissance des machines par les individus singuliers. Il est plutôt la coutume de toute une culture qui renonce à la compréhension des phénomènes actuels en songeant à un âge d’or ou plus encore en se désespérant à cause d’un présent qui ne semble préparer aucun futur. C’est ainsi qu’on peut comprendre les mots qui ouvrent le texte que Simondon a consacré à la technique : quand il dit que « la culture s’est constituée en système de défense contre les techniques » cela pourrait nous sembler absurde si on regarde la diffusion des techniques contemporaines dans le monde d’aujourd’hui. Mais c’est là qu’il me semble le moment de rappeler un aphorisme d’Oscar Wilde selon lequel « ce que nous ne voyons pas correspond exactement à ce que nous avons sous les yeux ». Qu’est ce que ça veut dire ? Vous le voyez, nous sommes dans l’ère d’Internet et on prépare aussi un WEB 2 qui servira pour transposer une quantité majeure des donnés, et toutefois, qu’est ce que c’est vraiment qu’Internet, ou bien, comment considère-t-on aujourd’hui Internet ? On pense à Internet seulement comme à un instrument et comme un instrument dangereux : je ne sais pas si vous avez entendu l’intention de notre Ministre de la justice, qui maintenant a été la cause de la chute du gouvernement pour le scandale qu’il a provoqué avec la magistrature, qui pensait à une commission de contrôle pour Google. Cela porte un seul nom : censure. Je ne veux pas dire que l’éthique ne doit pas interagir avec la science et la technique, mais je suis vraiment préoccupé par le fait que quand on parle de technique il faut toujours qu’on nous rappelle seulement les dommages qu’elle peut causer. C’est un vieux discours, un discours qui, pensez-vous, était central aussi dans l’Ethique d’Abélard, qui présentait l’oreiller soit comme un confort soit comme une arme pour étouffer. Mais le problème, et Simondon l’avait compris, c’est le fait qu’on pense à la science et plus encore à la technique à la manière d’Anders : comme un moyen qui se substitue aux buts et qui habite exclusivement la sphère réservée aux esclaves. C’est pour cela que le premier chapitre de la thèse de doctorat de Simondon n’est pas seulement un examen de l’individuation de l’inorganique, mais aussi et surtout une apologie de la technique comme expression d’un faire et d’un savoir : la brique d’argile ne serait pas ce qu’elle est sans l’énergie de l’ouvrier, sans sa connaissance de la matière, de ses propriétés colloïdales, de sa résistance. Et encore, voilà un exemple qui permet de comparer l’ouverture de la pensée simondonienne à un certain snobisme heideggérien : pour Heidegger, on l’a déjà dit, le temps des bûcherons est passé, maintenant c’est l’ère de l’excavateur ; au contraire, Simondon y voit le temps d’une nouvelle compétence, d’une nouvelle sagesse : celle de la scie à ruban, de la clavette etc. En suivant sa voie, nous nous trouvons à repenser les machines en termes d’objets techniques plutôt que d’instruments, et cela veut dire comme des synergies de structures et d’opérations, de théories aiguës et d’applications que j’aimerais définir comme démocratiques. Je suis sûr que vous vous rappelez les mots que Canguilhem avait dédiés au phénomène des cultures génétiquement modifiées. Il ne faut pas s’enthousiasmer trop : nous ne serions pas de véritables humanistes selon l’expression de Simondon, mais il faut toutefois reconnaître avant tout les emplois positifs que la technique, ou bien les techniques pourraient avoir en vue d’une progressive libération de la société. Internet cache sans doute des trucs et obstacles, mais l’heuristique de la peur – comme la voulait Jonas – ne peut jamais représenter une solution. Il y a un autre aspect qu’il faut se rappeler : connaître quelqu’un, ou bien quelque chose, c’est connaître et respecter son histoire. Anders avait tué l’histoire, mais il démontre aussi que ce dont il parle – c’est-à-dire la Technique – ne semble pas en avoir une. Au contraire, voila que Simondon nous invite à faire l’histoire des objets : c’est un défi stimulant, mais qui aujourd’hui ne semblerait pas avoir rencontré de véritables succès. Vous le voyez quotidiae : tous les jeunes utilisent Internet, mais quand on parle d’Arpanet ou bien du CERN on a l’impression d’être regardé comme un alien. D’où vient-il cet esprit de finesse de Simondon pour la technique et plus encore cette exigence de connaissance de ses phénomènes ? Vincent Bontems et Jean-Hugues Bathélémy l’ont dit bien et avec force : c’est une origine digne et libératrice qui semble récapituler pas seulement l’histoire de la France mais celle de toute l’Europe moderne et contemporaine, c’est l’esprit encyclopédique des illuministes, un esprit méconnu par Anders et par ceux qui y voyaient le symptôme d’une catastrophe future. La mission de l’intellectuel que nous lègue Gilbert Simondon, c’est un effort qui nécessite surveillance et fraîcheur de pensée et l’envie de révolte face au statu quo de la culture, d’une culture qui aujourd’hui semble préférer la prostitution du spectacle des média à tout encyclopédisme. Toutefois, il faut croire à ce défi, et alors laissez-moi terminer avec une invitation illuministe qui reste une invitation pour tous les temps, une invitation qui nous éperonne en criant : « Citoyens, allez en avant ! La foi vous viendra ! »
Giovanni Carrozzini
Article publié dans Appareil n°2 / 2008