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Archive journalière du 30 mar 2009

Technique et humanisme. Günther Anders et Gilbert Simondon (1) / Giovanni Carrozzini

« Ducunt fata volentem, nolentem trahunt ». C’est avec ces mots de Sénèque, lecteur de Cléante, que se termine une des plus fameuses apocalypses du XXe siècle. C’est Oswald Spengler qui les emploie, en 1922, à la fin de son Déclin de l’Occident, causé par une naturelle consomption de la Kultur occidentale par la diffusion d’une Zivilisation qui possède, à son tour, un visage précis : la Technique. Une technique en majuscules, qui trace les voies et qui se confond avec le destin de l’Occident. On pourrait donc se demander avec Lénine : « que faire ? » C’est toujours Spengler qui nous répond, dans un bref texte, paru en 1931, intitulé L’homme et la technique : l’Auteur imagine une seule solution à la question posée par le contexte historique dans lequel il se trouvait à penser : attendre la ruine sans laisser sa propre place. C’est la Technique, selon Spengler, qui nous oblige à cette condamnation à la passivité, et c’est le cours de l’histoire qui nous pose un terminus ad quem. Pendant l’époque de la Technique, l’homme doit donc accepter l’idée stoïcienne d’Epictète : « Accepte-toi. Renonce-toi ».
Les périodes de crise – et la période pendant laquelle Spengler pensait et rédigeait son livre était sans doute une de ces périodes – ont toujours divisé les hommes en deux groupes : ceux qui cherchent à comprendre et ceux qui se désespèrent. On peut, donc, penser l’histoire comme un système sujet à des épisodes catastrophiques ; René Thom l’a dit parfaitement : après un épisode catastrophique les dynamiques et les équilibres du système se dispersent, ou bien ils changent d’une telle façon qu’on ne peut plus retrouver dans le présent ce qu’il y avait dans le passé. Mais aussi l’histoire possède ses lois et les lois de la science nouvelle ce sont les lois de l’homme, qui représente, à son tour, l’objet privilégié de l’histoire. C’est pour cette raison que je crois pouvoir retrouver des répétitions dans le cours “chaotique” de l’histoire humaine : ces lois sont les catastrophes, et les catastrophes sont des crises qui ont une période qui les prépare et une période pendant laquelle on contemple ses conséquences. Le XXe siècle pourrait être pensé comme une phase dans laquelle on a vu se dérouler trente ans de guerre, et un moment – de presque quarante années – qui payait les dommages de ces trente ans « de fer, de sang et d’acier », comme disait Prévert. Si j’ai commencé en vous exposant les thèses conclusives de Spengler, c’est surtout pour vous introduire à une analogie : celle qu’on pourrait construire entre les vingt ans qui précèdent la Grande Guerre et ceux qui séparent les deux guerres mondiales, mais c’est aussi pour vous illustrer la conscience des intellectuels devant les catastrophes et leur réflexion à cet égard, une réflexion qui, à cause de sa structure intrinsèque même (réfléchir signifie penser après), est semblable à l’animal que Hegel imaginait pour la philosophie : la chouette qui vole à la fin du jour, après que toutes les actions des hommes ont trouvé leur conclusion. On a déjà dit que les catastrophes influencent les opinions des hommes, et plus généralement elles vont changer leur approches du réel : les intellectuels, pendant ces moments, deviennent des véritables papiers de tournesol pour saisir la mentalité qui va se diffuser ou bien qui s’est déjà diffusée dans une “culture”. Spengler était sans doute l’exemple le plus efficace pour comprendre l’Allemagne de Weimar, qui voyait approcher sa fin. C’est le désespoir qui avance : toutefois, toujours selon Spengler, on doit rester à sa propre place, même si c’est l’incipit tragoedia. Tout au contraire, il y a aussi des cas historiques dans lesquels la conscience et le désespoir se partagent l’âme du même homme et on les voit surgir dans des moments différents de son existence. En même temps, ce qui reste de cet homme, c’est sans doute son dernier mot, sa dernière façon de penser le réel, et même si conscience et désespoir se sont défiés en combat singulier dans son esprit, il y a toujours un vainqueur qui triomphe et qui peint le portrait futur de cet homme. J’ai beaucoup réfléchi sur la modalité la plus efficace de vous présenter Günther Anders, ou bien, mon Günther Anders, c’est-à-dire la façon dont – plus ou moins volontairement – j’ai appris à le lire et à l’entendre. Anders a été un exceptionnel modulateur de la crise allemande pendant le nazisme, un miroir pour voir et comprendre la condition des hébreux pendant le délire hitlérien. C’est pour cela qu’on pourrait donc le penser – comme a déjà fait Pierpaolo Portinaro – comme le témoin de l’apocalypse, en y voyant une approche pas du tout différente de celle adoptée par Spengler pendant les années de la Grande Guerre. Toutefois, je ne suis pas sûr que celle-ci serait la fresque la meilleure qu’on pourrait donner de la complexité qui est soumise à la philosophie occasionnelle d’Anders, selon l’expression qu’il avait choisi pour décrire sa façon de penser le présent. Cette image d’Anders se limite à nous donner seulement les lignes finales, les résultats théorétiques d’Anders, mais elle tait tout ce qui a préparé ce donné. On sait bien qu’au contraire pour comprendre une pensée il est mieux de parcourir ses chemins, ses ruptures et ses “longs détours”, sa chair et son sang, puisque la pensée est faite de la chair même de son artisan, et moi, je n’ai jamais cru au ciel platonicien, habité par des idées éternelles, qui préexistent aux hommes qui les pensent. Anders a été donc le sismographe d’une crise, la conscience de cette crise, même si, à la fin de son parcours intellectuel, il n’a pas réussi à donner une véritable solution philosophique à cette crise et il a donc préféré l’abandon, la seule pars destruens, quelque fois stérile et autoréférentielle, au statu quo, en choisissant la passivité plutôt que l’action de la raison qui, si on y croit, possède toujours des moyens pour sortir des instants dans lesquels toutes les vaches semblent noires, pour le dire avec Hegel. Mais j’ai dit qu’il a été aussi une conscience du siècle : cela veut dire qu’il a aussi essayé de comprendre avant de critiquer : il y a, en effet, une phase précise dans laquelle Anders démontre ce besoin illuministe, ce rationalisme critique à l’égard de sa période. Ce moment correspond aux années qui ont précédé 1933, une période durant laquelle l’Allemagne avait eu la possibilité de comprendre et connaître son futur Führer à travers le Mein Kampf, publié en 1926, et qui était le plus clair programme politique du futur nazisme. Anders fait partie d’une minorité objective : celle de ceux qui vont lire ce programme et qui en soupèsent le péril. C’est toujours Anders qui le dénonce et qui accuse les Allemands, et plus encore les intellectuels de son époque de n’avoir pas fait une des opérations les plus naturelles à faire avant d’agir : connaître. Anders avait lu ce livre, Anders avait analysé les conséquences d’une victoire politique du national-socialisme, Anders avait déjà imaginé et écrit les ruines du futur : toutefois, il était orphelin d’une qualité nécessaire aux penseurs de toutes époques : il n’avait pas (encore) une véritable autonomie de pensée pour le dénoncer et surtout il ne trouvait pas des maîtres capables de partager ses préoccupations. Cette histoire, que je vais vous exposer, est vraiment bizarre : élève intelligent, journaliste habile et aigu, Anders restait encore séduit par « les yeux » et « les mots » d’un homme qui tout au contraire n’avait aucune estime de lui, un « monstre sacré de la pensée philosophique » qui était conscient d’avoir baptisé une époque avec son nom et d’avoir ouvert une nouvelle façon de penser l’Etre : ce personnage, vous l’avez déjà compris, c’est Heidegger. Dans une lettre de 1925 à Hannah Arendt, qui épousera plus tard Anders tout en continuant son rapport avec Heidegger, le philosophe de Sein und Zeit décrit Stern – Anders, comme vous le savez déjà, c’était seulement un pseudonyme – comme un homme pénible, qui cherchait des conseils tout en démontrant n’avoir pas une véritable maturité philosophique. Tout au contraire, Anders se disait en ce temps disciple d’Heidegger, charmé par son œuvre de 1927, prêt à excuser les humeurs et les velléités académiques de son maître. Et la fascination qu’Heidegger avait exercé sur Anders se perpétue aussi au lendemain de la guerre, de son implication avec le nazisme, qu’Heidegger n’a jamais reniée, comme on peut le constater en lisant le terrible entretien avec les correspondants de la revue Der Spiegel de 1976. Même si Anders démontrera plus tard avoir compris les limites de la pensée heideggérienne, qu’il va dénoncer dans plusieurs fragments dédiés au philosophe, il reste toujours un certain héritage heideggérien dans sa façon de philosopher : ce n’est pas seulement son manque de confiance dans la raison humaine qui le rapproche de Heidegger, c’est-à-dire le fait que les deux penseurs croyaient à la raison des illuministes comme à une ratio de la démesure, semblable à une hybris plutôt qu’à une lumière. C’est aussi et surtout le fait que tous les deux exigeaient un nouveau sujet pour l’histoire qui ne pouvait plus être l’homme : c’est leur commun désespoir à l’égard de chaque philosophie humaniste qui crée le trait d’union entre leurs réflexions. Heidegger et Anders voient dans l’homme un corps cadavérique, une ruine plutôt qu’un protagoniste : c’est toujours quelque chose d’autre qui conduit l’histoire et qui en même temps doit être conduit. Toutefois, dans la mesure où il faudrait le conduire, c’est toujours comme gardiens et pas comme chef d’orchestre qu’il faudra le faire. L’histoire, selon Heidegger et Anders, n’est plus le verum est factum de Vico, parce que le verum ne coïncide plus avec le factum, et ce n’est plus l’homme qui bâtit son futur, qui organise ses fêtes et ses funérailles. Tandis que Sartre, en 1946, déclarait que l’existentialisme ne peut qu’être un humanisme, c’est-à-dire un discours centré autour du « personnage-homme », avec toutes ses limites, ses faiblesses, mais surtout avec ses capacités d’arraisonner le cours de sa propre existence, toujours en 1946, Heidegger lui répondait indirectement avec une Brief über den “Humanismus” (adressée à Jean Beaufret), dans laquelle il allait dénoncer son manque de confiance à l’égard de l’homme. « Précisément – il affirme – nous sommes sur un plan où il y a principalement l’Etre ». L’usage du mot principalement ne signifie pas qu’il croit dans une coexistence de l’homme et de l’Etre posés sur le même plan, tout au contraire, il croit que sur la scène du monde on observe un seul acteur et quelqu’un qui lui sert de faire-valoir : celui-ci c’est l’homme, qui doit donc abandonner sa propre activité pour lui préférer une sorte de passivité de la pensée. Même si Heidegger ne croyait pas que l’histoire était arrivée à sa fin, il ne voyait pas dans l’époque présente une progression de faits humains trop humains : au contraire, il y saisissait le triomphe d’une nouvelle philosophie, ou bien, l’occasion pour rétablir une nouvelle façon de penser la pensée philosophique : cette nouvelle façon, il l’appelait Andenken, en employant un terme cher au poète Hölderlin qui, comme vous le savez, avait inspiré sa deuxième phase philosophique, celle que nous connaissons comme Kehre. Les années 40 du XXe siècle n’étaient pas encore la période dans laquelle Anders avait produit son chef d’œuvre, qui va paraître en 1956 : au même moment, il allait préparer son détachement par rapport à la philosophie de son maître, qu’il critiquait en employant des métaphores, des argumentations stylistiques plutôt que purement philosophiques. Heidegger restait pour lui l’auteur d’une œuvre qui avait changé le cours de l’histoire de la philosophie et même au lendemain de son exil, sa haine se confondait encore avec son estime intellectuelle. En 1953, Heidegger présente au public une conférence dédiée à un thème qui deviendra un de ses nouveaux philosophema et qui était déjà apparu, mais seulement comme corollaire, dans Sein und Zeit : je parle de la technique et donc de la conférence intitulée Die Frage nach der Technik, dans laquelle il présente une transformation radicale des fondements de la technique moderne par rapport à la technique traditionnelle, conçue, à la manière des Grecs, comme techné, donc comme expression d’un dévoilement de l’Etre de sa propre maison. A cet égard, concédez-moi de vous rappeler l’image du bûcheron qui connaissait les arbres de la forêt versus les machines qui sont employées aujourd’hui pour la déforestation. Mais Heidegger, en suivant encore une fois Hölderlin, n’est pas un prophète du déluge. Il réussit à voir une expression de salut futur pour l’homme par rapport à la technique moderne : ce n’est pas la philosophie, pas du tout non plus la science, mère dénaturée de la technique moderne, mais bien plutôt l’art qui pourrait rétablir ce lien entre homme et technique, même s’il ne décrit pas les temps, les conditions et plus encore les raisons intimes pour lesquelles l’art peut faire le miracle. Je ne sais pas s’il faut le croire quand, pendant l’entretien de 1976, que j’ai déjà cité, il arrive à affirmer que c’était le nazisme qui avait compris cette nouvelle sorte de coexistence entre homme et technique : ce que je sais est que Heidegger voyait la place de la philosophie volée par la Cybernétique, et l’homme toujours semblable à l’essence de ce wartete Leute qui devait entendre et conduire l’Etre, un peuple qui, à son tour, possédait une identité précise : le peuple de Goethe, d’Hölderlin et de Wagner, c’est-à-dire le peuple de la bête blonde, comme l’avait défini Nietzsche, le peuple allemand, le seul capable d’établir cette nouvelle alliance avec l’Etre, méconnu par l’histoire de la métaphysique traditionnelle, de Platon à Nietzsche. Trois années plus tard, en 1956, l’éditeur Verlag publiait le premier volume de l’œuvre d’Anders à laquelle son nom restera lié : on parle de Die Antiquietheit des Menchen, œuvre qui ne présente pas encore le style qui caractérisera le philosophe, c’est-à-dire l’écriture occasionnelle qu’il choisira pour présenter son deuxième volume, paru en 1981, mais qui contient des articles rédigés de 1956 à 1980. Avant tout, je crois qu’il sera nécessaire de vous illustrer une première connexion, encore une fois d’ordre strictement stylistique, entre Anders et son maître : après 1927, comme vous le savez bien, Heidegger choisit la forme de l’article ou bien de la conférence pour véhiculer ses réflexions : l’esprit de système qu’il avait incarné avec Sein und Zeit l’abandonne. L’emploi du terme abandon n’est pas casuel : la Kehre dont il parle n’est pas exactement un changement de sa pensée, mais plutôt un bouleversement dans l’Etre. C’est pour cela qu’on ne peut pas utiliser le même style pour en parler : il nécessite un nouveau langage et même une diffusion différente de ce qu’on va affirmer à son égard. Anders n’a pas choisi le style du fragment pour les raisons qui avaient conduit son maître à le faire : c’est plutôt une exigence professionnelle qui l’anime. Mais ce qui reste c’est toujours un certain parallélisme entre la façon philosophique d’Heidegger et celle de son ancien élève. Un seul éclaircissement : Anders avait critiqué l’emploi du nouveau langage heideggérien, qu’il voyait comme l’expression la plus complète de son académisme, toutefois la structure et, comme on va voir, l’humus de leurs recherches restent communs.
Comme on l’a déjà dit, Heidegger comme Anders voyaient la place de l’homme remplacée par une nouvelle entité, qui possède des confins qui ne sont pas clairs et dont les propriétés sembleraient être celles d’un malin génie cartésien plutôt que celles d’un produit authentiquement humain qui peut, toujours à cause de l’homme et de son incapacité à la contrôler, s’opposer à son développement. Heidegger disait de la Technique qu’elle était la nouvelle phase de l’Etre méconnu par la métaphysique : la technique moderne c’est le Ge-stell, une puissance qui va faire de l’homme sa marionnette, pour le dire cette fois avec Platon, et qui va le mesurer et le calculer comme elle mesure et calcule, par exemple, les forêts, les champs, les ciels etc. En 1978, dans un article qui va paraître dans le second tome de l’œuvre d’Anders qu’on a déjà citée, l’Auteur se livre a une analyse philosophique du cours de l’histoire : le titre de son écrit est L’histoire. La technique comme sujet de l’histoire. Si Heidegger prophétisait un changement, Anders déclare la fin de l’histoire. On connaît son bref entretien intitulé Si je suis désespéré, qu’est-ce que ça peut bien faire ?, dans lequel il ne fait pas mystère de sa profession de foi : le désespoir. La conscience des années 20 et 30, sa rage contre le nazisme est devenue un souvenir lointain, trop lointain pour interagir avec sa nouvelle posture philosophique. Mais voila : ce n’est pas le nazisme qui semblerait lui avoir volé la conscience de l’action, la nécessité d’être toujours responsable par rapport au monde. Ce n’est pas ça : comme il va le déclarer, c’est plutôt cette troisième révolution industrielle qui monte qui représente la cause de son état d’âme. Et cette révolution n’est pas la montée du secteur industriel ou bien la diffusion et l’emploi d’une nouvelle invention techno-scientifique extraordinaire : rien de cela ne correspond à l’esprit qui domine l’époque contemporaine. C’est plutôt l’ère dans la quelle les machines produisent seulement des machines contre l’homme, en lui volant la liberté, l’égalité, la fraternité. Ou bien en lui donnant une liberté, une égalité et une fraternité qui ne sont pas le fruit d’une bataille, d’une victoire : ce sont plutôt la condamnation de l’indistinction, de l’élision de la présence et de la morale : les moyens – voilà ce que c’est la technique pour Anders – ont remplacé les buts. La catastrophe kantienne n’a rien à voir avec ce que soutenait Philonenko : c’est la fin de l’homme, la fin de la dernière question que Kant se posait et donc c’est la destruction de toutes pensées pour l’homme, pour citer Dufrenne, parce que ce sont donc les funérailles de l’homme. Si est vrai ce que Marc Bloch affirmait dans son Apologie pour l’histoire, et donc que l’histoire est l’affaire des hommes, la fin de l’homme est donc pour Anders la fin de l’histoire : nous nous trouvons, avec Anders, dans un scénario semblable à celui tracé par Fukuyama, selon lequel l’histoire est terminée, mais ce n’est pas, naturellement, à cause de la chute du communisme, comme dans le cas de Fukuyama, qui la condamne ; selon Anders, c’est plutôt la pression d’un bouton qui a levé le rideau sur la scène des ruines : selon Anders, ce bouton est celui qui a condamné à la disparition Hiroshima et Nagasaki, dernier épisode de la puissance technique. Maintenant, je crois qu’il faut nous arrêter un instant et réfléchir : quelle est l’origine de cette image de la technique ? Y-a-t-il un primum movens qui a inauguré cette façon de penser la science et plus encore la technique ? La raison illuministe a célébré plusieurs fois son trépas, toutefois je crois qu’on peut cueillir un terminus a quo de cette démarche : c’est en 1947, date de parution de l’œuvre de Horkheimer et Adorno qui voyaient, dans La dialectique de l’Illuminisme, le germe du pouvoir réifiant de la raison calculatrice, qui faisait de tous hommes des Ulysse liés au pilier d’un navire qui marchait vers l’inouï et l’inimaginable. L’époque de Horkheimer et Adorno c’est l’époque des hommes qui se dévorent, les uns les autres, comme le Conte Ugolin de Dante Alighieri dévore la nuque de l’Archevêque, tout en employant leur différence spécifique, leur res humaine, c’est-à-dire la raison, qui, toujours selon ces Auteurs, s’est traduit dans l’arme du calcul, le royaume de la science antihumaniste et enfin capitaliste. Et Anders ? Après son départ pour l’Amérique en 1936, il se sépare de sa femme Hannah et de son cousin, Walter Benjamin, et il va vivre dans la maison d’un autre Auteur de la théorie critique : Herbert Marcuse. L’Amérique est pendant ces années l’ »Autre Allemagne », comme on la connaissait à cause de la présence de plusieurs intellectuels hébreux et allemands exilés – plus ou moins volontairement : « A coté de la maison de Marcuse – dit Anders – , dans laquelle j’ai habité pendant mon séjour californien, habitait Brecht. […] Schönberg résidait, si je ne me trompe pas, à Westwood. Dans un quartier plus élégant il y avait Horkheimer. A Hollywood Döblin. Et Adorno. » Une occasion de croissance et de débat, mais aussi un thiasos d’intellectuels vaincus par l’histoire qui préparaient leur revanche. L’Amérique était la terre du progrès, des lumières électriques et des avions de Roosevelt, l’Amérique c’était la démocratie : mais aussi pour un apatride comme Anders il y a toujours un coin dans lequel on se sent chez soi et cela n’était pas la Californie, mais plutôt la nation qui l’avait obligé à fuir et dans laquelle la technique s’était transformée en fours crématoires et en Zyclon-B d’Hitler. Mais voilà on voit encore un espoir dans cette terre de la radio et de Charlie Chaplin… elle est peut-être le témoignage que la technique pourrait aider l’homme. Non ! Ce n’est pas comme-ça : on va le voir le 25 juillet 1945. Deux siècles nous séparent d’un autre juillet : celui-la était la date de naissance de l’Europe contemporaine, libre, responsable et victorieuse, celui-ci – et Anders en témoigne – c’est le début de la fin : la Technique nous condamne au déluge, et on ne dispose d’aucune arche pour nous sauver. L’homme est fini, l’histoire est finie : ducunt fata volentem, nolentem trahunt. En 1922 comme en 1945 : c’est la cour du Roi Peste de Poe qui triomphe, les projets du Docteur Frankenstein, et les hommes, tous les hommes, vont périr par perte de conscience, perte de chances pour le futur.
Giovanni Carrozzini
Article publié dans Appareil n°2 / 2008
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