LE CONSEIL DE LA PAIX, les journaux, la radio, la circulation,
tout ça n’est qu’une façade,
il y a des livres, des systèmes, des pièces, des poèmes, des philosophies,
les choses sont ça et pas ça,
voilà ce que l’on remarque dans ça,
les grands noms passent,
mais celui qui avait quelque chose à dire comme Nietzsche l’a bramé,
il n’a pas construit un système,
c’est beau de dire il y a ça et ça, et puis après ça ne dépasse pas le papier imprimé
les choses ne sont ni ça ni ça, elles ne sont ni ça ni pas ça,
et la merde,
et boucle-moi ça.
Je ne veux plus savoir ce qui est ou n’est pas.
Je veux vivre.
C’est tout.
Car pendant que cette mascarade a lieu,
poème, système, discours, etc.,
là par-dessous la conscience travaille,
elle avance,
et ceux qui la mènent ne pensent pas,
ils trouent,
ils font plus que d’évider un système,
de dévider des aperçus,
de lever des propositeux, des noteux, de délabyrinther des pseu, pseu,
peut ou peut être pute pute,
de faire avancer des i de eux
universaux ou principaux
comme on noue de petits rideaux,
ils ne se livrent pas au cérébreux
comme Kant ou con Spinozeux,
ils n’entrent pas dans le menteux,
ils ne croient pas qu’il y ait un menteux où tout se réfère et se liquide,
ils ne croient pas que les choses soient un vide traversé d’idées animeuses,
comme on dit esprits animaux quand l’esprit décafalte ses boeufs,
se sépare en 3000 bestieux,
ils ne croient pas que l’intelligible soit un monde ou un zoo
et qu’il y ait un intelligibleux,
ils ne se soulèvent pas de leur corps
pour entrer dans la conscience,
ils ne s’élèvent pas en esprit au-dessus de ce monde affreux,
sachant qu’ils y perdraient le meilleur d’eux-mêmes,
leur corps,
qui n’est pas où l’esprit se meut,
et qu’est-ce que l’esprit sans le corps ?
De la lavette de foutre mort.
VOUS VOUS CROYEZ SEUL
ce n’est pas vrai
vous êtes une multitude
vous vous croyez votre corps
il est un autre,
vous vous croyez le maître de votre corps
non
il appartient à d’autres,
à un autre,
à l’autre,
cet autre,
qui était la tarentule de Platon,
Platon, ce sinistre peaussier d’étrons,
sinistre, sinistre peaussier, tanneur,
râpeur, sarcleur,
limeur, lipeur,
laupeur, manque à gagner,
manque à payer, à souffrir et à expier,
(c’est ainsi que les peaussiers travaillent, comme d’ailleurs tous les métiers)
lapeur,
étrons, résidus formels d’excréments
qui veut dire que Platon, comme bien d’autres, mais plus que d’autres, a travaillé sur des résidus et sur des restes, un vieux vestiaire juif, une solennelle et gothique jade (…) chrétienne, etc., etc.
ET MAINTENANT JE VAIS DIRE UNE CHOSE qui va peut-être stupéfier bien des gens.
Je suis l’ennemi
du théâtre.
Je l’ai toujours été.
Autant j’aime le théâtre
autant je suis, pour cette raison-là, son ennemi.
Le théâtre est un débordement passionnel,
un épouvantable transfert
de forces
du corps
au corps.
Ce transfert ne peut pas se reproduire deux fois.
Rien de plus impie que le système des Balinais qui consiste après avoir une fois produit ce transfert
au lieu d’en rechercher un autre
de recourir à un système d’envoûtements particuliers
afin de priver
la photographie astrale
des gestes obtenus.
ÇA VEUT DIRE QUE LE CERVEAU DOIT TOMBER
l’homme que nous sommes
n’a pas été fait pour vivre avec un cerveau,
et ses organes collatéraux :
moelles, coeur,
poumons, foie, rate,
reins, sexe et estomac,
il n’a pas été fait pour vivre avec une circulation sanguine
une digestion, une assimilation des glandes,
il n’a pas été fait non plus pour vivre avec les nerfs d’une sensibilité et d’une vitalité limitées,
quand sa sensibilité et sa vie
sont sans fin
et sans fond,
comme la vie,
à vie
et pour la perpétuité.
L’homme que nous sommes ne ressemble à rien qu’à un singe,
dont nous sommes sortis et qui l’a fait à son image de masturbateur et de châtré,
quand il y en a d’autres
que le sans-image
n’a pas fini
d’imaginer
n’aura jamais fini
d’imaginer.
Car il est trop vrai, hélas, que nous avons été créé,
quand nous étions tous de l’incréé ç qui il fallait foutre la paix
et qui se serait fort bien passés d’exister
quand il vivait.
Où étions-nous
en Orient
dans un orient qui était peut-être le sud infernal des choses,
lorsque Dieu nous a dérangés
pour nous créer
alors que nous étions tous athées.
Et Dieu on n’en avait jamais entendu parler
et ce fut la bataille
qui n’est pas encore achevée
entre l’homme
(car il y a ce qui fut fait avec mon corps inerte
ignorant, vivant
inconscient
et ce qui fut fait avec les résidus chassés de mon corps après utilisation)
et, j’allais dire la divinité,
mais non,
mais : tout ce qui n’y est pas arrivé,
toutes ces demi-portions corporelles, qui jusqu’à l’homme ne sont pas arrivées,
qui ne sont jamais parvenues à se faire un corps d’homme entier
et ont voulu vivre
en essaims mutilés,
toutes ces larves de corps tronqués qui se sont un certain jour
installées en êtres de pure essence
n’ayant jamais pu être des hommes
en entier
oui, tout cela qui s’est classé dieu
et en dieu
comme si dieu avait jamais existé.
Et c’est cela qui nous a toujours emmerdés,
cela
qui ne put jamais être un corps
qui fut trop lâche pour être un corps,
et qui s’est intitulé âme,
étant trop lâche pour aller jusqu’au corps,
c’est cela cet évadé du squelette humain,
cet évadé de la carcasse humaine,
qui un jour s’est évanoui en fusée,
qui a fusé dans un prétendu empyrée
pour y constituer la divinité,
cela,
cette barbaque d’une nausée du néant,
des expulsés du néant,
qui n’a jamais pu faire un livre
et qui a prétendu les avoir tous inspirés.
J’AI REMARQUÉ UNE CHOSE
bizarre, anormale,
étrange,
que nul n’aura voulu
et ne veut s’avouer
car il y a des mots d’ordre,
d’infranchissables barrières,
et des sortes d’essentiels interdits :
nous sommes une vie de pantins menés,
et ceux qui nous mènent et tiennent les ficelles du sale guignol tablent avant tout, je dis AVANT tout sur l’amour-propre invétéré d’un chacun
qui fait que pour rien au monde cet un chacun ne voudrait
ne pas se croire libre,
et avouer, et reconnaître honnêtement et sincèrement qu’il ne l’est pas.
Nous sommes un monde d’automates sans conscience, ni libertés,
nous sommes des inconscients organiques greffés sur corps, nous sommes des corps greffés sur rien,
une espèce de rien sans mesure et sans bord, et qui n’a pas de milieu ou d’axe,
ou serait-ce l’axe dans le rien, et qu’est-ce qui serait le milieu du rien (et de quoi rien serait le milieu) ? et comment rien formerait-il centre, quand il n’y a pas d’invariable milieu,
quand l’invariable milieu est un leurre
qui désarticule la réalité.
Antonin Artaud
Extraits des Cahiers / 1946