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Et si le grand public avait vraiment un goût de chiotte ?
Roland Topor / 1938-1997
Comment va le monde monsieur ?
Il tourne monsieur.
Et si le grand public avait vraiment un goût de chiotte ?
S’il aimait réellement la merde ?
Exposée aussi crûment l’hypothèse n’a rien pour plaire.
Elle paraît émise par quelqu’un qui se croit supérieur à la masse de ses contemporains, qui s’imagine peut-être appartenir à une élite détentrice de vérités.
Il n’en est rien.
Je me connais bien, et je peux vous assurer que j’ai conscience de ma petite taille, de la banalité de mon destin, et que je ne fais partie d’aucune élite, ni d’aucun parti d’ailleurs.
Non. Je ne suis qu’une unité de ce Grand Tout qu’est le Grand Public.
J’en parle de l’intérieur, avec franchise et je l’espère, avec humilité.
Nous, le Grand Public, si nous mangeons plus souvent du surgelé que de la nouvelle cuisine, des frites que des truffes, si nous portons des sous-vêtements synthétiques plus fréquemment que de la soie naturelle, si nous avalons plus de litres de bibines que de vins millésimés, c’est à cause du prix bien sûr.
Les pauvres sont infiniment plus nombreux que les riches, c’est pour cela qu’ils constituent une mine de profits potentiels quasi inépuisable.
Puisque nous mangeons, nous buvons, nous nous habillons comme nous pouvons, en fonction de l’argent dont on dispose, en jonglant avec nos désirs et nos nécessités, on a créé spécialement à notre intention des produits particuliers, de médiocre qualité mais meilleur marché, très diversifiés, présentés dans des emballages séduisants, jeunes, modernes, branchés, en couleurs, avec des belles filles dessus et des cadeaux en prime.
Bon. Ça, c’est compréhensible.
Mais quelles que soient leurs valeurs, les disques, les tickets de cinéma ou de théâtre ou les reproductions, les posters, les livres, les journaux, les magazines, les émissions de télé, n’ont pas un prix en rapport avec leur qualité.
Et pourtant, devinez où se porte toujours le choix du Grand Public ?
Vers la merde ? Vous avez gagné.
Car voilà l’horrible soupçon qui a germé dans ma cervelle.
Nous, le Grand Public,
à force de manger Bas-de-Gamme,
de boire Bas-de-Gamme,
d’acheter Bas-de-Gamme,
nous pensons Bas-de-Gamme,
nous aimons Bas-de-Gamme,
nous rêvons Bas-de-Gamme,
… à cause de la merde voyez-vous.
C’est une odeur à laquelle nous sommes tellement habitués, que nous avons fini par nous identifier à elle, elle est notre marque de famille et nous sert de signe de reconnaissance.
Voilà pourquoi le Bas-de-Gamme règne sur tous les hit-parades, voilà pourquoi il triomphe dans tous les sondages et gagne toutes les élections, voilà pourquoi il modèlera l’avenir radieux du monde, plus qu’une banale source de profit, le Bas-de-Gamme représente un ajustement permanent au pire, c’est un vertige de la merde, un style.