« Il n’y avait plus de réalité, tout juste sa caricature. » / Gottfried Benn
« Nous causâmes aussi de l’univers, de sa création et de sa future destruction. » / Charles Baudelaire
Il ne nous échappe nullement que « métaphysique » – tout comme « abstrait » et même « penser » – est devenu un mot devant lequel chacun prend plus ou moins la fuite comme devant un pestiféré « (Hegel). Et c’est assurément avec un frisson de jouissance mauvaise et la troublante certitude d’aller droit à la plaie que nous ramenons en son centre ce que la triomphante frivolité de l’époque croyait avoir pour jamais refoulé dans sa périphérie. Par ce geste, nous avons en outre le front de prétendre que ce n’est pas à quelque caprice sophistiqué que nous cédons, mais bien a une impérieuse nécessité, inscrite à même l’histoire. La Métaphysique Critique n’est pas un bavardage de plus sur le cours du monde, ni la dernière spéculation en date sortie du crâne de quelque intelligence particulière, elle est tout ce que notre temps contient de plus réel. La Métaphysique Critique est dans toutes les tripes. Quelles que soient nos protestations à ce sujet, il ne fait aucun doute que l’on tentera d’une façon ou d’une autre de nous en attribuer l’invention, avec pour dessein d’occulter ce fait empoisonné entre tous : qu’elle existait déjà bien avant que de trouver sa formulation, qu’elle était même partout, à l’état de manque dans la souffrance, de dénégation dans le divertissement, de mobile dans la consommation, ou d’évidence dans l’angoisse. Il appartient bien à la sordide veulerie, à l’incurable platitude, à la répugnante insignifiance de ces temps dits « modernes » d’avoir fait de la métaphysique le loisir sous toutes apparences innocent de quelques érudits en faux col, et de l’avoir émasculée jusqu’au seul exercice qui convienne à cette sorte d’insectes : la mandibulation platonique. Par ce seul aspect déjà, qu’elle n’est pas réductible a son expression conceptuelle, la Métaphysique Critique est l’expérience qui dément fondamentalement l’inepte « modernité », et jubile chaque jour un peu plus, les yeux ouverts sur l’excès du désastre.
Acte premier : « Quand le faux devient vrai, le vrai lui-même n ‘est plus qu’un mirage. Quand le néant devient réalité, la réalité à son tour bascule dans le néant. » (inscriptions qui figurent de part et d’autre de l’entrée du Royaume du rêve et de l’illusion immense d’après le Rêve du pavillon rouge).
La civilisation occidentale vit à crédit. Elle a cru qu’elle pourrait durer toujours sans s’acquitter à aucun moment de l’arriéré de ses mensonges. Mais elle étouffe à présent sous l’écrasement de leur poids mort. Aussi, avant d’en venir à des considérations plus substantielles, il nous faut commencer par faire de la place et délester ce monde de quelques-unes de ses illusions comme celle, par exemple, que la modernité aurait, comme telle existé. Il ne rentre pas dans nos vues de s’attarder sur les faits indiscutables. Que le terme même de « modernité » n’éveille plu aujourd’hui, en règle générale, qu’une ironie ennuyée, et ce quoi qu’en ait le gâtisme progressiste, qu’il apparaisse enfin pour ce qu’il n’a jamais cessé d’être : le fétiche verbal dont la superstition des salauds et des simples d’esprits a entouré l’accession progressive des rapports marchands à l’hégémonie sociale à partir de la prétendue « Renaissance », et ce au gré d’intérêts que nous ne nous expliquons que trop bien, voilà qui ne mérite guère d’exégèse. Il y va ici d’un vulgaire cas de truanderie sur l’étiquette dont nous laissons l’élucidation aux sacristains de l’historicisme futur. Notre affaire est autrement plus grave. C’est que, de même que les rapports marchands n’ont jamais existé en tant que rapports marchands, mais seulement comme des rapports entre hommes travestis en rapports entre choses, de même ce qui se dit, se croit ou est tenu pour « moderne » n’a jamais véritablement existé en tant que moderne. L’essence de l’économie, ce pseudonyme transparent sous lequel la modernité marchande essaie régulièrement de se faire passer pour une éternité d’évidence, n’est rien d’économique ; et de fait, son fondement, qui lui tient aussi lieu de programme, s’énonce en ces termes abrupts : NEGATlON DE LA METAPHYSIQUE, c’est-à-dire de ce que pour l’homme la transcendance est la cause efficiente de l’immanence, soit en d’autres termes, de ce que le monde, pour lui, fait sens, le suprasensible apparaissant dans le sensible. Ce beau projet est entièrement contenu dans l’illusion aberrante mais efficace qu’une complète séparation entre le physique et le métaphysique serait possible – disjonction qui prend le plus souvent la forme d’une hypostase du physique, érigé en modèle de toute objectivité, et commande logiquement une myriade d’autres scissions locales, entre vie et sens, rêve et raison, individu et société, moyens et fins, artistes et bourgeois, travail intellectuel et travail matériel, dirigeants et exécutants, etc., qui ne sont, dans leur nombre, pas moins absurdes, chacun de ces concepts devenant abstrait et perdant tout contenu hors de l’interaction vivante avec son contraire -. Or, une telle séparation étant réellement, c’est-à-dire humainement, impossible, et la liquidation de l’humanité ayant à ce jour échoué, rien de moderne n’a jamais pu exister comme tel. Ce qui est moderne n’est pas réel, ce qui est réel n’est pas moderne. Pour autant, il y a bien une réalisation de ce programme, mais à présent qu’elle se parachève nous voyons aussi qu’elle est tout le contraire de ce qu’elle pensait être, d’un mot : la complète déréalisation du monde. Et toute l’étendue du visible porte désormais, par son caractère vacillant, ce témoignage brutal que la négation réalisée de la métaphysique n’est en fin de compte que la réalisation d’une métaphysique de la négation. Le fonctionnalisme et le matérialisme inhérents à la modernité marchande ont partout produit un vide, mais ce vide correspond à l’expérience métaphysique originaire : là où les réponses allant au-delà de l’étant, qui permettraient une orientation dans celui-ci, ont disparu, l’angoisse surgit, le caractère métaphysique du monde affleure aux yeux de tous. Jamais le sentiment de l’étrangeté n’a été si prégnant comme devant les productions abstraites d’un monde qui prétendait l’ensevelir sous l’immense opulence inquestionnable de ses marchandises accumulées. Les lieux, les vêtements, les paroles et les architectures, les visages, les gestes, les regards et les amours ne sont plus que les masques terribles qu’une seule et même absence s’est inventés pour venir à notre rencontre. Le néant a visiblement pris ses quartiers dans l’intimité des choses et des êtres. La surface lisse de l’apparence spectaculaire craque partout sous l’effet de sa poussée. La sensation physique de sa proximité a cessé d’être l’expérience ultime réservée à quelques cercles de mystiques, elle est au contraire la seule que le monde marchand nous ait laissée intacte, et même décuplée de la disparition programmée de toutes les autres ; il est vrai que c’est aussi la seule qu’il s’était explicitement proposé d’anéantir. Tous les produits de cette société – que l’on songe à la conceptualité creuse de la Jeune-Fille, de l’urbanisme contemporain ou de la techno – sont des choses que l’esprit a quittées, et qui ont survécu à tout sens comme à toute raison d’être. Ce sont des signes qui s’échangent selon des mouvements plans, qui ne signifient pas rien, comme les gentils gnards du postmodernisme préféreraient le croire, mais bien plutôt le Rien. Toutes les choses de ce monde subsistent dans un exil perceptible. Elle sont victimes d’une légère et constante déperdition d’être. Assurément, cette modernité qui se voulait sans mystère et qui jurait de liquider la métaphysique l’a bien plutôt réalisée. Elle a produit un décor fait de purs phénomènes, de purs étants qui ne sont rien au-delà du simple fait de se tenir là, dans leur positivité vide, et qui sans relâche provoquent l’homme à éprouver « la merveille des merveilles : que l’étant est » (Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique?). Il nous suffit dans ce hall ultramoderne fait de glace, de marbre et d’acier où le hasard nous a menés, d’un mince relâchement de la constriction cérébrale pour brutalement voir tout l’existant glisser et s’invaginer en une présence tout à la fois oppressante et flottante, où rien ne reste. L’expérience du Tout Autre, il nous arrive ainsi de la faire dans les circonstances les plus communes, et jusque dans des boulangeries fraîchement rénovées. Un monde s’étend devant nous, qui ne parvient plus à soutenir notre regard. L’angoisse y veille à tous les carrefours. Or cette expérience désastreuse où nous émergeons violemment hors de l’existant n’est rien d’autre que celle de la transcendance en même temps que de l’irrémédiable négativité que nous contenons. C’est en elle toute l’étouffante « réalité », dont la grande machinerie de l’imposture sociale travaillait à établir l’évidence, qui soudainement, qui lâchement, s’affaisse, et fait place à la béance de sa nullité. Cette expérience est rien moins que le fondement de la métaphysique, où celle-ci apparaît précisément comme métaphysique, où le monde apparaît comme monde. Mais la métaphysique qui ainsi revient n’est pas la métaphysique que l’on avait chassée, car elle revient comme vérité et négation de ce qui avait vaincu l’ancienne, comme conquérante, comme métaphysique critique. Parce que le projet de la modernité marchande n’est rien, sa réalisation n’est que l’extension du désert à la totalité de l’existant. C’est ce désert que nous venons ravager.
Trônant sans soutien au beau milieu des catastrophes qui s’amoncellent, la domination marchande – et par « domination » nous n’entendons rien d’autre que le rapport symboliquement médié de complicité entre dominants et dominés ; tant il fait peu de doute, pour nous, que « le tourmenteur et le tourmenté ne font qu’un, que l’un se trompe en croyant qu’il ne participe pas au tourment, l’autre en croyant qu’il ne participe pas à la faute » : à la niche, Bourdieu ! – ne se sent plus chez elle dans le singulier état de choses qu’elle a pourtant produit, et dont chaque détail la dément. Il suffit, pour s’en convaincre de se rendre attentif au pas de nos contemporains, qui font songer a une bande de fuyards courant a leurs propres trousses et talonnés par leur propre inquiétude métaphysique. C’est désormais pour le Bloom un travail à plein temps que de se soustraire à l’expérience fondamentale du néant, qui ruine toute foi simple en ce monde. La dérision des choses menace à tout instant de submerger sa conscience. Ignorer l’oubli de l’Etre, dont le retrait nous cerne dans chaque banlieue, dans chaque vagin comme dans chaque station-service, réclame désormais l’ingestion quotidienne de doses quasiment létales de Prozac, d’informations et de Viagra. Mais tous ces remèdes à courte portée ne suppriment pas l’angoisse, ils la masquent seulement, et la rejettent dans une ombre propice à sa croissance silencieuse. Finalement, les journaux féminins doivent tout de même, pour vendre leurs mensonges et leurs maladies, convaincre leurs lectrices que « La vérité, c’est bon pour la santé », des multinationales des cosmétiques s’avisent de prodiguer sur leurs emballages « métaphysique, éthique et épistémologie », TF1 érige la « quête de sens » en principe rentable de sa programmation future et Starck, ce faussaire éclairé, assure à La Redoute quelques années d’avance sur ses concurrents en composant pour elle un « catalogue de non-produits à l’usage des non-consommateurs ». On imagine avec peine comme il a fallu que la domination soit intérieurement désemparée pour qu’elle en arrive là. Dans ces conditions, la pensée critique doit cesser d’attendre de la constitution d’un sujet révolutionnaire de masse la révélation du caractère imminent d’un renversement social. Cela, elle doit plutôt apprendre à le lire dans l’explosion formidable au cours de la période récente, de la demande sociale de divertissement. Un tel phénomène est signe que la pression des questions essentielles, si longtemps tenues en suspens, et avec tant de profits, a franchi le seuil de l’intolérable. Car, si l’on se divertit avec une telle fureur, il faut bien que ce soit de quelque chose et que ce quelque chose soit devenu une bien obsédante présence. « Si l’homme était heureux, il le serait d’autant plus qu’il serait moins diverti » (Pascal).
Supposons que l’objet qui répand partout une une si notable terreur, et dont on pouvait encore nier l’action effective tant qu’il n’était pas nommé, ce soit la Métaphysique critique – il s’agit ici d’une définition, peut-être n’en donnerons-nous jamais ni de si nette ni de si pénétrable -. Les inoffensifs sociologues ne sont naturellement pas dotés des organes qui leur permettraient de comprendre de quoi il retourne ici, non plus d’ailleurs que la poignée de pauvres esthètes en veine d’indignation qui vitupèrent la misère de l’époque du haut de leur profession d’écrivain, et qui ne voient dans la consommation que la consommation elle-même. Ce n’est pas l’extraordinaire étendue du désastre qu’il faut songer à contester, mais la signification de celui-ci. La terreur générale du vieillissement, la charmante anorexie féminine, l’arraisonnement du vivant, l’apocalypse sexuelle, l’administration industrielle du divertissement, le triomphe de la Jeune-Fille, l’apparition de pathologies inédites et monstrueuses, l’isolement paranoïaque des egos, l’explosion d’actes de violence gratuite, l’affirmation fanatique et universelle d’un hédonisme de supermarché, font une élégante litanie pour les paroxystes en tout genre. L’œil exercé, quant à lui. ne voit dans tout cela rien qui accrédite la victoire sans retour de la marchandise et de son empire de confusion, il y devine plutôt l’intensité de l’attente générale, de l’attente messianique de la catastrophe, du moment de vérité qui mettra enfin un terme à l’irréalité d’un monde de mensonges. Sur ce point comme sur bien d’autres, il n’est pas superflu d’être sabbatéen.
Du point de vue où nous nous plaçons, la plongée résolue des masses dans l’immanence et leur fuite ininterrompue dans l’insignifiance – toutes choses qui pourraient nous faire tant désespérer du genre humain – cessent d’apparaître comme des phénomènes positifs qui auraient en eux-mêmes leur vérité, mais sont plutôt compris comme des mouvements purement négatifs, accompagnant l’exode contraint hors d’une sphère de la signification que le Spectacle a intégralement colonisée, hors de toutes les figures, de toutes les formes sous lesquelles il est actuellement permis d’apparaître et qui nous exproprient du sens de nos actes, comme de nos actes eux-mêmes. Mais déjà cette fuite ne suffit plus, et il faut vendre en sachets individuels le vide laissé par la Métaphysique Critique. Le New Age, par exemple, correspond à sa dilution infinitésimale, à son travestissement burlesque par quoi la société marchande tente de s’immuniser contre elle. Le constat de la séparation généralisée (entre le sensible et le suprasensible autant qu’entre les hommes), le projet de restaurer l’unité du monde, l’insistance sur la catégorie de la totalité, la primauté de l’esprit, ou l’intimité avec la douleur humaine s’y combinent de façon calculée en une nouvelle marchandise, en de nouvelles techniques. Le bouddhisme appartient lui aussi à la quantité des hygiènes spirituelles que la domination devra mettre en oeuvre pour sauver sous quelque forme que ce soit le positivisme et l’individualisme, pour demeurer encore un peu dans le nihilisme. A tout hasard, on ressort même la bannière mitée des religions, dont on sait quel utile complément elles peuvent faire au règne terrestre de toutes les misères – il va de soi que lorsqu’un hebdomadaire de bigots en baskets s’inquiète ingénument, en couverture, « le XXIème siècle sera-t-il religieux? », il faut plutôt lire « Le XXIème siècle parviendra-t-il à refouler la Métaphysique Critique? » -. Tous les « nouveaux besoins » que le capitalisme tardif se flatte de satisfaire, toute l’agitation hystérique de ses employés, et jusqu’à l’extension du rapport de consommation à l’ensemble de la vie humaine, toutes ces bonnes nouvelles qu’il croit donner de la pérennité de son triomphe ne mesurent donc jamais que l’approfondissement de son échec, de la souffrance et de l’angoisse. Et c’est cette souffrance immense, qui peuple les regards et durcit tant les choses, qu’il doit toujours à nouveau, dans une course haletante, mettre au travail, en dégradant en besoins la tension fondamentale des hommes vers la réalisation souveraine de leurs virtualités, tension qui ne cesse de s’accroître avec la distance qui les en sépare. Mais l’esquive s’épuise et son efficacité tendancielle décroît rapidement. La consommation ne parvient plus à éponger l’excès des larmes contenues. Aussi faut-il mettre en oeuvre des dispositifs de sélection toujours plus ruineux et plus drastiques pour exclure des rouages de la domination ceux qui n’ont pu ravager en eux-mêmes toute propension à l’humanité. Aucun de ceux qui participent effectivement à cette société n’est censé ignorer ce qui pourrait lui en coûter de laisser voir en public sa douleur véritable. Toutefois, en dépit de ces machinations, la souffrance n’en continue pas moins de s’accumuler dans la nuit forclose de l’intimité, où elle cherche à tâtons, avec obstination, un moyen de s’écouler. Et comme le Spectacle ne peut éternellement lui interdire de se manifester, il doit de plus en plus souvent le lui concéder, mais alors en en travestissant l’expression, en désignant au deuil planétaire un de ces objets vides, une de ces momies royales dont la confection est son secret. Seulement la souffrance ne peut se satisfaire de pareils faux-semblants. Aussi attend-elle, patiente, comme à l’affût, la brutale suspension du cours régulier de l’horreur, où les hommes s’avoueraient en un soulagement sans limites : « Tout nous manque indiciblement. Nous crevons de la nostalgie de l’Etre » (Bloy, Belluaires et porchers).
On comprendra certainement mieux, à présent, que nous récusions pour la Métaphysique Critique toute espèce de Paternité : il nous aura suffi d’ouvrir les yeux pour la voir se dessiner en creux à la surface de l’époque, comme son centre vide. La Métaphysique Critique se donne à quiconque prend à coeur de vivre les yeux ouverts, ce qui ne réclame en fin de compte qu’une obstination particulière que l’on a coutume de faire passer pour de la démence. Car la Métaphysique Critique est la rage à un tel degré d’accumulation qu’elle devient regard. Mais un tel regard qui a guéri de tous les misérables envoûtements de la modernité, ne connaît pas le monde comme distinct de lui-même. Il voit que, sous leurs formes vulgaires, le matérialisme et l’idéalisme ont vécu, que « l’infini est aussi indispensable à l’homme que la planète où il vit » (Dostoïevski) et que, même là où l’on semble s’épanouir dans l’immanence la plus satisfaite, la conscience est encore présente comme inaudible sentiment de déchéance, comme mauvaise conscience. L’hypothèse kojévienne d’une « fin de l’Histoire » où l’homme resterait « en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature et l’Etre donné », où « les animaux posthistoriques de l’espèce Homo Sapiens (qui [vivraient] dans l’abondance et en pleine sécurité) [seraient] contents en fonction de leur comportement artistique, érotique et ludique, vu que par définition ils s’en [contenteraient]« , et où disparaîtrait la connaissance discursive du monde et de soi, s’est révélée être l’utopie du Spectacle, mais elle s’est aussi révélée, comme telle, irréalisable. Il n’y a manifestement nulle part, pour les hommes, d’accès à la condition animale. La vie nue est encore pour eux une forme de vie. Le malheureux « homme moderne » – passons sur l’oxymore -, qui avait mis un soin si virulent à se débarrasser du fardeau de la liberté, commence à entrevoir que c’est là chose impossible, qu’il ne peut renoncer à son humanité sans renoncer à la vie même, qu’un homme animalisé n’est même pas un animal. Tout, dans l’achèvement de cette époque, porte à croire que l’homme ne peut survivre que dans l’élément du sens. Rien, comme la peine que nos contemporains mettent à s’en divertir, ne nous montre à quel point le possible que l’homme contient tend de lui-même vers sa réalisation. Ses crimes mêmes lui sont dictés par le désir de trouver un emploi à ses facultés. Ainsi, penser ne représente pas pour lui un devoir, mais une nécessité essentielle, dont l’inaccomplissement est souffrance, c’est-à-dire contradiction entre ses possibilités et son existence. Les hommes s’étiolent physiquement dans la négation de leur dimension métaphysique. En même temps, il apparaît nettement que l’aliénation n’est pas un état où ils seraient définitivement plongés, mais l’incessante activité que l’on doit déployer pour les y maintenir. L’absence de conscience n’est que le refoulement continu de celle-ci. L’insignifiance a encore un sens. L’oubli complet du caractère métaphysique de toute existence est certes une catastrophe, mais c’est une catastrophe métaphysique. Et c’est le même constat qui, bien que vieux de trente ans, s’impose dans le domaine de la pensée. « La philosophie analytique contemporaine s’acharne à exorciser des « mythes », des « fantasmes » métaphysiques tels que la Conscience, l’Esprit, la Volonté, L’Ego, en dissolvant le contenu de ces concepts dans des formules qui énoncent des opérations, des réalisations, des forces, des tendances, des spécialisations particulières et précises. Le résultat montre de manière étrange qu’il est impossible de détruire ces concepts. » (Marcuse, l’Homme unidimensionnel). La métaphysique est le spectre qui hante l’homme occidental depuis cinq siècles qu’il tente de se noyer dans l’immanence, et qu’il n’y parvient pas.