Au cours des dernières années de sa vie, alors qu’il travaillait sur l’histoire de la sexualité et qu’il démasquait aussi dans ce domaine les dispositifs du pouvoir, Michel Foucault commença à orienter ses recherches de façon de plus en plus insistante vers ce qu’il appelait la bio-politique : c’est-à-dire l’implication croissante de la vie naturelle de l’homme dans les mécanismes et les calculs du pouvoir. A la fin de la Volonté de savoir, Foucault résume par une formule exemplaire le processus par lequel, au seuil de l’époque moderne, la vie devient l’enjeu de la politique : « L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. » Foucault continua toutefois jusqu’à la fin de sa vie à étudier avec ténacité les « processus de subjectivation » qui, dans le passage du monde antique au monde moderne, conduisent l’individu à objectiver son propre moi et à se constituer comme sujet, en se liant spontanément à un pouvoir de contrôle extérieur. Contre toute attente, il ne déplaça pas son terrain d’enquête vers ce qui aurait pu apparaître comme le champ par excellence de la biopolitique moderne : la politique des grands Etats totalitaires du XX° siècle. Ses recherches, inaugurées avec la reconstruction du grand enfermement dans les hôpitaux et les prisons, ne s’achèvent pas sur une analyse des camps de concentration.
D’autre part, si les pénétrantes analyses qu’Hannah Arendt a consacrées, après la Seconde Guerre mondiale, à la structure des Etats totalitaires présentent quelques limites, cela tient précisément à l’absence de toute perspective biopolitique. Hannah Arendt perçoit clairement le lien entre la domination totalitaire et cette condition de vie particulière qu’est le camp de concentration : « Le totalitarisme – écrit-elle dans un Projet de recherche sur les camps de concentration resté malheureusement sans suite – a pour fin ultime la domination totale de l’homme. Les camps de concentration sont des laboratoires pour l’expérimentation de la domination totale, car la nature humaine étant ce qu’elle est, cet objectif ne peut être atteint que dans les condition extrêmes d’un enfer construit par l’homme » (Arendt 2, p.240) Mais ce qui lui échappe, c’est que le processus est en quelque sorte inverse, puisque c’est précisément la transformation radicale de la politique en espace de la vie nue (c’est-à-dire en un camp de concentration) qui a légitimé et rendu nécessaire la domination totale. C’est seulement parce que la politique, à notre époque, s’est entièrement transformée en biopolitique qu’elle a pu se constituer à tel point en politique totalitaire.
Que les deux auteurs qui ont sans doute pensé avec le plus de subtilité le problème politique de notre temps ne soient pas parvenus à faire en sorte que leurs perspectives s’entrecroisent, voilà certainement un indice de la difficulté du problème. Le concept de « vie nue » ou de « vie sacrée » est le foyer à travers lequel on essayera de faire converger leurs points de vue. C’est là que l’entrelacement de la politique et de la vie devient si serré qu’il se laisse difficilement analyser. L’opacité inhérente à la vie nue et à ses avatars modernes (la vie biologique, la sexualité, etc.) ne peut être dissipée que si l’on prend conscience de leur dimension politique ; inversement, une fois entrée en intime symbiose avec la vie nue, la politique moderne perd l’intelligibilité qui semble encore caractériser l’édifice juridico-politique de l apolitique classique.
Karl Löwith, qui a défini le premier le caractère fondamental de la politique des Etats totalitaires comme « politisation de la vie », a remarqué l’étrange relation de contiguïté qui unit la démocratie au totalitarisme : « La neutralisation des différences politiquement pertinentes et l’affaiblissement de la prise de décision se sont intensifiées depuis l’émancipation du Tiers Etat, la formation de la démocratie bourgeoise et sa transformation en une démocratie industrielle de masse, et jusqu’au moment décisif où le phénomène s’est inversé : il aboutit aujourd’hui à une totale politisation (totale Politisierung) de tout, y compris de certaines sphères de la vie apparemment neutres. C’est ainsi que, dans la Russie marxiste, on a vu apparaître un Etat du travail plus profondément étatique que tout ce qu’on connu les Etats des souverains absolus ; l’Italie fasciste a vu la naissance d’un Etat corporatiste qui règle normativement non seulement le travail national mais aussi l’après-travail (Dopolavoro) et la vie spirituelle dans son ensemble. L’Allemagne nationale-socialiste a connu un Etat totalement organisé qui politise par des lois raciales jusqu’à la vie, alors considérée comme privée. » (Löwith, p.33)
Mais la contiguïté de la démocratie de masse et des Etats totalitaires (contrairement à ce que Löwith semble penser ici, sur les traces de Schmitt) ne prend pas la forme d’un renversement immédiat. Avant d’émerger impétueusement à la lumière de notre siècle, le fleuve de la biopolitique, entraînant dans son cours la vie de l’homo sacer, s’écoule d’une façon souterraine mais continue. Comme si, à partir d’un certain moment, tout événement politique décisif était toujours à double face : en gagnant des espaces, des libertés et des droits dans leurs conflits avec les pouvoirs centraux, les individus préparent à chaque fois simultanément une inscription tacite mais toujours plus profonde de leur vie dans l’ordre étatique, offrant ainsi une assise nouvelle et plus terrible au pouvoir souverain dont ils voudraient s’affranchir. « Le « droit » à la vie – écrit Foucault pour expliquer l’importance prise par le sexe dans les conflits politiques -, le droit au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins, le « droit », par-delà toutes les oppressions ou « aliénations », à retrouver ce qu’on est et tout ce qu’on peut être, ce « droit » si incompréhensible pour le système juridique classique, a été la réplique politique à toutes ces procédures nouvelles de pouvoir » (Foucault 1, p.190). De fait, c’est une même revendication de la vie nue qui dans les démocraties bourgeoises conduit à la suprématie du privé sur le public,des libertés individuelles sur les obligations collectives et qui, dans les Etats totalitaires, devient au contraire le critère politique décisif et le lieu par excellence des décisions souveraines. Et c’est seulement parce que la vie biologique et ses besoins sont devenus partout le fait politiquement décisif que l’on peut comprendre la rapidité, autrement inexplicable, avec laquelle les démocraties parlementaires se sont transformées, au cours de notre siècle, en des Etats totalitaires, et les Etats totalitaires se convertissent aujourd’hui presque sans solution de continuité en des démocraties parlementaires. Dans les deux cas, ces renversements se sont produits dans un contexte où la politique s’était transformée depuis longtemps déjà en biopolitique et où l’enjeu, désormais, ne consistait plus qu’à déterminer la forme d’organisation politique la plus efficace pour garantir le contrôle, la jouissance et le souci de la vie nue. Les distinctions politiques traditionnelles (droite et gauche, libéralisme et totalitarisme, privé et public) perdent leur clarté et leur intelligibilité une fois que la vie nue devient leur référent fondamental, et elles entrent ainsi dans une zone d’indifférence. C’est de là aussi que viennent le glissement inattendu des classes dirigeantes ex-communistes vers le racisme le plus extrême (comme en Bosnie, avec le programme « dépuration ethnique ») et la renaissance sous de nouvelles formes du fascisme en Europe.
Parallèlement à l’affirmation de la biopolitique, on assiste en effet à un déplacement et à une extension progressive, au-delà des limites de l’état d’exception, de la décision sur la vie nue, qui définissait la souveraineté. Dans tout Etat moderne, il existe un point qui marque le moment où la décision sur la vie se transforme en une décision sur la mort, et où la biopolitique peut ainsi se renverser en thanatopolitique. Aujourd’hui, ce point ne se présente plus comme une frontière fixe, divisant deux zones clairement distinctes : il s’agit plutôt d’une ligne mouvante qui se déplace dans des zones de plus en plus vastes de la vie sociale, et dans lesquelles le souverain agit de plus en plus en symbiose non seulement avec le juriste, mais aussi avec le médecin, le savant, l’expert et le prêtre. Dans les pages qui suivent, on tentera de dmontrer comment certains événements fondamentaux de l’histoire politique moderne (comme les déclarations des droits de l’homme), et d’autres qui semblent au contraire manifester une intrusion incompréhensible de principes biologico-scientifiques dans l’ordre politique (comme l’eugénique nazie, qui élimine la « vie indigne d’être vécue », ou le débat actuel sur la définition normative des critères de la mort), n’acquièrent leur véritable signification qu’une fois replacés dans le contexte biopolitique ou thanatopolitique qui est le leur. Dans cette perspective, le camp comme espace biopolitique pur, absolu et infranchissable, (et fondé en tant que tel uniquement sur l’état d’exception) nous apparaîtra comme le paradigme caché de l’espace politique moderne dont il faut apprendre à reconnaître les métamorphoses et les travestissements.
Le première apparition de la vie nue comme nouveau sujet politique se trouve déjà dans le document que l’on place habituellement à la base de la démocratie moderne : le writ d’Habeas corpus de 1679. Quelle que soit l’origine de la formule que l’on rencontre dès le XIII° siècle pour garantir la présence physique d’une personne devant une cour de justice, il est curieux qu’elle ne soit ni centrée sur l’ancien sujet des relations et des libertés féodales ni sur le futur citoyen, mais sur le pur et simple corpus. Lorsque, en 1215, Jean sans Terre octroie à ses sujets la « Grande charte des libertés », il s’adresse « aux archevêques, aux évêques, aux abbés, aux comtes, aux barons, aux vicomtes, aux prévôts, aux officiers et aux baillis », « aux villes, aux bourgs et aux villages » et, plus généralement, « aux hommes libres de notre royaume », pour qu’ils jouissent de « leurs anciennes libertés et de leurs libres coutumes » ainsi que des libertés qu’il leur reconnaît désormais spécifiquement. L’article 29, qui garantit la liberté physique des sujets, précise qu’ « aucun homme libre (homo liber) ne doit être arrêté, emprisonné, privé de ses biens, ni mis hors la loi (utlagetur) ou molesté en aucune façon ; nous ne mettrons ni ne ferons mettre la main sur lui (nec super eum ibimis, nec super eum mittimus), sinon après un jugement légal de ses pairs et selon la loi du pays ». De la même façon, un ancien writ qui précède l’habeas corpus, et qui était destiné à assurer la présence de l’accusé dans un procès, s’intitule de homine replegiando (ou repigliando).
Lisons, en revanche, la formule du writ que l’acte de 1679 généralise et transforme en loi : Praecipimus tibi quod Corpus X, un custodia vestra detentum, ut dicitur, una cum causa captionis et detentionis, quodcumque nomine idem X censeatur in eadem, habeas coram nobis, apud Westminster, ad subjiciendum… Rien ne permet mieux que cette formule de mesurer la différence séparant la conception antique et médiévale de la liberté de celle qui est au fondement de la démocratie moderne : le nouveau sujet de la politique n’est pas l’homme libre avec ses prérogatives et ses statuts, ni simplement homo, mais corpus, et la démocratie moderne naît proprement comme revendication et exposition de ce « corps » : habeas corpus ad subjiciendum, tu devras avoir un corps à montrer.
Que l’Habeas corpus, parmi les différentes procédures juridictionnelles destinées à protéger la liberté individuelle, soit précisément celle qui reçoit forme de loi et devient ainsi inséparable de l’histoire de la démocratie occidentale relève certainement de circonstances fortuites. Mais il est également certain que, de cette façon, la démocratie européenne naissante place au coeur de son combat contre l’absolutisme non pas bios, la vie qualifiée du citoyen, mais zōē, la vie nue dans son anonymat, prise comme telle dans le ban souverain : ainsi lisons-nous encore, dans les formulations modernes du writ : the body of being taken… by whatsoever name he may be called there in.
Ce qui émerge des oubliettes pour être exposé apud Westminster, c’est encore une fois le corps de l’homo sacer, c’est encore une fois la vie nue. Telle est la force et, en même temps, la contradiction intime de la démocratie moderne : sans abolir la vie sacrée, elle la brise et la dissémine dans chaque corps singulier pour en faire l’enjeu du conflit politique. Et c’est ici qu’il faut voir la racine de sa secrète vocation biopolitique : celui qui se présentera plus tard comme le détenteur des droits et, par un curieux oxymoron, comme le nouveau sujet souverain (subiectus superaneus, qui est tout à la fois dessous et plus haut) ne peut se constituer comme tel qu’en répétant l’exception souveraine, et en isolant à l’intérieur de lui-même corpus, la vie nue. S’il est vrai que, pour être appliquée, la loi a besoin d’un corps, si en ce sens on peut parler du « désir de la loi d’avoir un corps », la démocratie répond à son désir en obligeant la loi à prendre soin de ce corps. Un fait manifeste bien ce caractère ambigu (ou polaire) de la démocratie : tandis que l’Habeas corpus était destiné initialement à garantir la présence de l’accusé dans un procès et donc à l’empêcher de se soustraire au jugement, dans sa forme nouvelle et définitive, l’Habeas corpus se renverse en obligation pour le magistrat d’exposer le corps de l’accusé et de justifier sa détention. Corpus est un être ambivalent, porteur aussi bien de l’assujettissement au pouvoir souverain que des libertés individuelles.
Cette nouvelle centralité du « corps » dans la terminologie politico-juridique coïncide avec le processus, plus général, qui confère à corpus une position privilégiée dans la philosophie et dans les sciences de l’époque baroque, de Descartes à Newton et de Leibniz à Spinoza. Dans la réflexion politique, toutefois, même quand corpus devient la métaphore centrale de la communauté politique, comme dans le Léviathan ou dans le Contrat social, il garde toujours un lien étroit avec la vie nue. L’utilisation du terme chez Hobbes est, à cet égard, particulièrement instructive. S’il est vrai que le De homine distingue chez l’homme un corps naturel et un corps politique (homo enim nonmodo corpus naturale est, sed etiam civitatis, id est, ut ita loquar, corporis politici pars, Hobbes 3, p.1), dans le De cive, c’est justement la posssibilité de tuer le corps qui fonde aussi bien l’égalité naturelle des hommes que la nécessité du Commonwealth : « Car si nous considérons des hommes faits, et prenons garde à la fragilité de la structure du corps humain (sous les ruines duquel toutes les facultés, la force, et la sagesse qui nous accompagnent demeurent accablées) et combien aisé il est au plus faible de tuer l’homme du monde le plus robuste, il ne nous restera point de sujet de nous fier à nos forces, comme si la nature nous avait donné par là quelque supériorité sur les autres. Ceux-là sont égaux, qui peuvent choses égales. Or ceux qui peuvent ce qu’il y a de plus grand et de pire, à savoir ôter la vie, peuvent choses égales. Tous les hommes sont donc naturellement égaux.. » (Hobbes 1, p.82)
C’est sous cet éclairage que doit être lue la grande métaphore du Léviathan, dont le corps est formé par tous les corps des individus. Ce sont les corps des sujets, absolument exposés au meurtre, qui forment le nouveau corps politique de l’Occident.
Giorgio Agamben
Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue / 1995
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Archive mensuelle de février 2009
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A l’intérieur comme à l’extérieur d’Israël, ce qu’on sait, ce qui se dit, et ce que semblent penser les gens, ne vient que des médias officiels. Les autres voix sont inaudibles. La situation est ici très difficile mais malgré tout il y a des protestations un peu partout. Des exemples ? La veille de l’intervention militaire, il y a eu à Tel-Aviv, entre autres, une manifestation contre le siège de Gaza. Le 27 décembre, jour de l’offensive, une centaine de personnes ont spontanément défilé dans les rues de Jaffa. Le même jour, à Jérusalem-Est, des jeunes se sont affrontés aux militaires israéliens et, à Tel- Aviv, des manifestants ont bloqué le centre-ville en criant « l’occupation, c’est ça le terrorisme ! » Le 28 décembre à Ni’ilin, à côté de Ramallah, les forces israéliennes ont tiré contre un cortège et tué deux jeunes Palestiniens. Deux jours plus tard, alors que la police chargeait contre les funérailles d’une des victimes, des centaines d’étudiants rassemblés sur les campus d’Haïfa, Jérusalem et Tel-Aviv se battaient contre la police et des contre-manifestants. À Tel-Aviv, des opposants à la guerre encerclaient l’ambassade d’Égypte pour protester contre le silence du gouvernement et sa collaboration avec l’offensive israélienne. Et à Sderot, cette ville présentée comme la cible principale des roquettes du Hamas, un important mouvement rassemble la gauche radicale non sioniste, les divers groupes et organisations de la Coalition des organisations de paix, la gauche sioniste contre la guerre et des personnes indépendantes. Jamais on n’entend parler de cela. Par contre,dans les manifestations, on se fait taxer de « traîtres », de « complices des terroristes ». La majorité des gens dit que « pendant la guerre, il ne faut pas faire de critique ». On peut en parler après. Toujours après…
Ces mouvements de protestation rassemblent beaucoup de monde ?
Tout est fait pour donner l’impression que tout le monde soutient l’agression. La vie à Tel-Aviv, où je réside, est quasiment normale. Cette guerre est présentée comme une guerre régionale, ce n’est pas le pays entier qui est en guerre.
Tu veux dire que la population est indifférente ?
Dans l’ensemble, les Israéliens souhaitaient que l’armée attaque Gaza. Même si personne ne croit que cela va arranger la situation. En fait c’est un acte de vengeance. Il n’y a aucun enjeu militaire. Détruire les missiles Kassam tirés depuis Gaza est impossible. Il faudrait envahir totalement la bande et tout le monde craint en Israël de perdre un seul de nos soldats. Ce qui est sûr, c’est que, comme toutes les actions de force, cette guerre ne va servir en rien à protéger Israël. Elle va créer de la souffrance et de nouvelles destructions des deux côtés.
Tu dis qu’il ne s’agit pas d’une guerre ?
Dans les médias, on dévoile très rarement le nombre de morts du côté israélien, afin d’étayer la thèse du caractère symétrique du conflit. Quand on en parle, c’est pour gagner des élections. En 2008, il y a eu trente-six Israéliens tués, des ouvriers d’origine ashkénaze, des travailleurs thaïlandais, des Palestiniens de 48, tous issus d’un niveau social très bas et dont on ne parle jamais sinon pour renforcer la haine. Sans oublier les victimes beaucoup plus nombreuses de la criminalité organisée… Ce n’est pas une guerre entre deux États. Gaza n’est pas un État. Ce n’est pas un conflit symétrique. Il y a d’un côté un État et de l’autre un territoire occupé. La disproportion entre les équipements militaires est effarante : d’un côté une armée moderne suréquipée et de l’autre des combattants disposant d’une capacité de riposte ou d’attaque sans commune mesure. Leur tactique correspond à leur situation.
Les autorités israéliennes veulent-elles véritablement supprimer le Hamas ?
C’est très trouble. D’abord, ce n’est pas le Hamas qui contrôle vraiment Gaza. C’est Israël qui y impose sa volonté. Il ne faut pas oublier que le Hamas, mouvement d’abord nationaliste avant que religieux, est née d’une alternative au Fatah. N’oublions pas que la grande majorité des électeurs du Hamas sont des laïques nationalistes. Et puis, c’est Israël qui a aidé à la constitution du Hamas et surtout favorisé le courant islamiste. Dans les années 80, Shamir, alors Premier ministre, a financé Sheikh Yassin, chef religieux du Hamas, afin de casser l’OLP et le nationalisme. En fait, le projet reste le même. Plus la guerre durera plus le mouvement va devenir extrême et fondamentaliste. Tous les griefs se superposeront pour aggraver encore la situation. A croire que l’État d’Israël crée les ennemis qu’il aimerait avoir : des générations de religieux fondamentalistes.
Quelles vont être, selon toi, les conséquences de cette nouvelle agression ?
Je t’ai parlé de ce que cela risque de provoquer pour les Palestiniens. Ce pourquoi l’État d’Israël se frotte les mains. Ici, cette agression va continuer à détruire la société israélienne, qui devient de plus en plus indifférente à la souffrance et à la mort. Mais il y a un aspect véritablement schizophrénique : d’un côté on entend parler de paix, de pureté, et d’un autre ce ne sont qu’applaudissements à la violence. Et puis nos critiques sur ce qui se passe ici donnent parfois l’impression de nourrir cette schizophrénie. On avance des arguments, des idées, des aspirations, et en face les réponses favorisent encore plus la fermeture et la violence… Quant aux autres pays, ce qu’on appelle la « communauté internationale », on peut voir qu’il n’y a aucune réaction. Il y a deux ans, lors de l’attaque contre le Hezbollah, il y avait eu quelques protestations. Les arguments d’Israël semblent avoir gagné. Pourquoi ? Peut-être que ne rien dire contre le bombardement de populations civiles ici excuse le fait de faire pareil ailleurs, en Irak ou en Afghanistan…
Gaï Davidi est militant du collectif israélo-palestinien Anarchists against the Wall.
Article publié dans CQFD / 3 janvier 2009
Voir aussi Alternative libertaire et Courant Alternatif
Résister en Israël : merci les anars
Jeudi 15/01, 7 h 39. La rédaction de Siné Hebdo m’avait demandé un article traitant des différences entre Hamas et Hezbollah. Après le massacre d’aujourd’hui, je ne m’en sens pas capable. En une journée, 73 personnes ont perdu la vie à Gaza. En une journée, 24 enfants ont été privés de leur adolescence, par un État, mon État, qui assassine avec préméditation. Amis lecteurs, aujourd’hui on se tait. Dès demain, on se remet au travail. A l’ordre du jour : préparation d’un tribunal international pour les bouchers du ghetto de Gaza. Dimanche 18/01, 15 h 44. Hier soir, nous étions environ 3 000 à défiler dans les rues de Jaffa. Nettement moins qu’il y a 15 jours, mais c’était de loin la manifestation la plus combative et déterminée depuis des années. Chacun a son point de rupture, et je pensais avoir atteint le mien avec le carnage de jeudi (depuis trois semaines, notre vocabulaire peine à rendre compte des divers paliers de l’horreur). J’avais annoncé aux camarades de la coalition antiguerre que je ne viendrais pas, et leur avais demandé de me libérer de mes responsabilités organisationnelles. Je suis rentré chez moi pour dormir et ne plus recevoir de messages m’annonçant une nouvelle saloperie, ni voir, même de loin, des cadavres d’enfants calcinés. Mais à 60 ans, on ne se refait pas. Je me suis quand même rendu à la manifestation de Jaffa. Je ne le regrette pas, grâce à mes jeunes copains des Anarchistes contre le Mur. Je savais qu’eux seuls pouvaient exprimer ma volonté de dire à tous les criminels, mais aussi à tous ceux qui se taisent, ou encore à ceux qui pleurent des larmes de crocodile sur « les morts des deux côtés » et qui accusent le Hamas d’en avoir fait trop ou pas assez : « On vous hait, on n’a rien, mais rien, à voir avec vous. » Entouré de ces jeunes tatoués habillés de noir, je faisais vraiment grand-père, et leur façon de manifester, leurs slogans merveilleusement rimés et provocateurs me sont étrangers. Cela faisait pourtant longtemps que je ne m’étais pas senti aussi bien dans une manif. Pas besoin d’être « politiquement correct » ni de choisir les mots qui ne fâchent pas, susceptibles de convaincre les hésitants. Exprimer au contraire, haut et fort, ce qu’on a au fond du ventre : la rage. Qui, ailleurs qu’ici, a déjà entendu des anars manifester leur solidarité en criant tout au long du parcours, et sans état d’âme, Allah Hou Akbar ? Les anars sont les seuls à ne pas être récupérables. Les flics de l’Anti-émeute ne s’y sont pas trompés qui, par douzaines, entouraient notre bloc avec l’envie manifeste d’en découdre, sans parler des quatre agents provocateurs déguisés en Palestiniens masqués, et que j’ai rapidement repérés et fait éjecter. Et puis, au moment de la dispersion, la chaleureuse poignée de main de Jonathan, un des meneurs ; comme on les appelle : « Merci Mikado, c’est vraiment chic de ta part d’avoir manifesté avec nous. » Tu as tout faux, Jonathan : merci à vous d’exister et de me donner l’envie de continuer.
Michel Warschawski
Article publié dans Siné Hebdo / 21 janvier 2009
Pourquoi cette minorité qui possède est-elle plus forte que la majorité qui est dépossédée ? Parce que cette majorité du peuple est ignorante et sans énergie ; elle supporte tous les caprices des possédants en baissant les épaules. Ces gens sont trop lâches pour se révolter et, bien mieux, si parmi eux il y en a qui sortent de leur troupeau, ils s’efforcent de les y empêcher ; soit exprès, soit par leur bêtise, mais ils sont aussi dangereux l’un que l’autre. Ils se réclament de l’honnêteté, mais sous leur marque se cache une hypocrisie et une lâcheté qui n’est pas discutable.
Que l’on me montre un honnête homme !
C’est pour toutes ces choses que je me suis révolté, c’est parce que je ne voulais pas vivre la vie de la société actuelle et que je ne voulais pas attendre que je sois mort pour vivre, que je me suis défendu contre les oppresseurs par toutes sortes de moyens à ma disposition.
Ils ont trouvé Bonnot ! Valet me l’a annoncé ce matin.
Bonnot s’est planqué au Nid-Rouge chez Dubois, le garagiste de Choisy-le-Roi. Il a commis l’imprudence de rentrer dans une pharmacie pour se faire soigner la main et le pharmacien a aussitôt donné son signalement. Une tripotée d’inspecteurs a déboulé et Dubois s’est fait descendre, en sortant son flingue, m’a raconté Valet. Puis ils ont vu un gars armé dans l’escalier qui a riposté. Le gars, c’était Bonnot ! Depuis, les roussins se sont mis à l’abri, et Jules s’est planqué à l’étage. Ils cernent le garage depuis deux heures. Des renforts doivent arriver !
On s’y est rendus. Casquettes vissées sur la caboche, on est allés faire nos adieux à Jules Bonnot. Le garage est perdu au milieu d’un champ, isolé des maisons voisines, ce qui permet aux flics de l’encercler en rendant toute fuite impossible. On a repéré le toit à briques rouges au loin et y avait déjà une foule grouillante qui encerclait la bâtisse. On n’était pas les premiers.
Le siège s’est poursuivi longtemps après notre arrivée. Aux centaines de roussins qui braquaient leurs fusils et leurs revolvers sur toutes les lucarnes de la turne99, se sont joints deux compagnies de la garde républicaine, des pompiers et un régiment entier d’artillerie dépêché spécialement de Vincennes. Cinq mille inspecteurs, gendarmes ou gardes mobiles contre Bonnot. Le préfet Lépine dirige les opérations à bonne distance au son du clairon. Ils lui font les honneurs, les bougres ! Tous ces flicards pour un seul homme !
Avec Valet, cachés sous nos viscopes, on évolue parmi la foule qui s’est réunie autour du garage tout en restant hors de portée des tirs. De Thiais à Alfortville, et de toute la banlieue, des masses de spectateurs fébriles ont débarqué à Choisy pour assister à la fin d’un homme. Trente mille personnes, traversées par la même effervescence, s’égayent au spectacle de cette mise à mort extravagante. Comme s’ils étaient au théâtre, les salauds. Jules Bonnot, le chef de la bande avec laquelle on a terrorisé la France entière durant plusieurs mois, vit ses dernières heures de criminel. Et la populace laissera bientôt éclater sa joie à la vue de sa dépouille sanguinolente.
La foule vile, la foule immonde. Elle ne nous pardonne pas de nous être révoltés contre sa médiocrité. D’avoir pris les armes pour nous enrichir sur le dos des bourgeois. D’avoir volé, triché, tué pour des bleuets au lieu de suer sang et eau comme un brave travailleur pour gagner quelques miettes de larton. Pourquoi ne nous sommes nous pas contentés de leur sort misérable ? Elle ne pige pas, la foule. Par l’exécution de Bonnot, elle se venge du mépris qu’on lui voue profondément. Elle ne nous le pardonne pas, ce mépris qu’elle nourrit pour elle-même en secret. Elle pense que notre mort la rachètera ou lui dissimulera à nouveau son abjecte condition. Par ce rassemblement joyeux, la foule affirme sa solidarité de troupeau. Trente mille pleutres fêtent leur appartenance à un monde d’esclaves satisfaits. On est venus rendre un dernier hommage à notre ami et il faut subir stoïquement les bribes de conversations qui nous tombent dessus, qui nous assaillent de tous côtés.
– Je me demande combien ils y sont là-dedans!
– Ils ont eu Dubois, le garagiste. Ils l’ont moucheté vite fait, cette racaille ! Un de moins, c’est toujours ça de pris !
– De toute façon, faut pas qu’ils s’en sortent vivants…
– T’inquiète pas ! Ils sortiront avec les honneurs, décorés par de jolis petits trous dans le veston !, raille un fumeur de pipe. Hé ! Vous pourriez faire attention !
Valet vient de lui écrabouiller le pied et j’ai dû le retenir pour qu’il ne lui écrase pas le poing sur le blair. Ce n’est pas l’envie qui me manque de lui mettre un gnon, moi aussi, mais il ne faut pas se faire repérer.
L’esprit est à la fête et à la vengeance. Les gens discutaillent, échangent leurs versions de l’histoire, ils ricanent à propos de Bonnot et se gargarisent de leur victoire certaine. C’est fraternel, c’est gai, c’est débecquetant. Le dégoût de l’humanité s’était emparé de nous, et on baisse la tête avec Valet, au milieu de la multitude des pourceaux, pour ne plus voir leurs ardents qui s’illuminent à l’idée de nous voir tous crever.
– Il est là ! Il est là !, crie un exalté, et on aperçoit Bonnot à la lanterne qui tient toujours le siège, seul. Seul contre des milliers.
Un coup de feu. L’échange de tirs a repris et la foule recule et se tait.
– Tas de salauds !, lance Bonnot, avant de les arroser avec sa carabine.
Et les crétins de flics tirent, eux aussi, mais ils ont beau tirer, ils ratent tous la cible ! Si seulement je pouvais être à ses côtés, on leur donnerait une bonne leçon. Mais cette fois Jules est désespérément seul.
Voilà qu’un régiment de zouaves se met de la partie. Jules !
Ces crétins te font les honneurs comme personne ! Ils ont ramené une mitrailleuse Hotchkiss. Tu n’es plus un homme, tu es une armée à toi tout seul, mon poteau !
– Alors il n’a toujours pas son compte ? Meurtriers !
– Regardez, le maire de Choisy et le préfet Lépine qui commandent les opérations !
On s’approche du coin des gradés. Et si je butais Lépine pour l’amusement public ? Ca me détendrait. Regardez-moi ce roi des roussins avec son chapeau melon et sa barbiche ridicule.
Ça ne serait pas si compliqué, il est à quelques pas.
– Il faut en finir, s’exclame Chapeau melon.
– Faites tout sauter à la dynamite !, propose un paysan.
Lépine l’a pris au mot.
Ils ont récupéré une charrette qu’ils ont bourrée de paille. Un flic s’est désigné pour être héros. Il se planque derrière le convoi, à couvert, pendant que le cheval s’approche de la bâtisse à reculons.
Que fout Jules ? Pourquoi ne canarde-t-il pas ? Peut-être qu’il aime les canassons ! Ça y est, ils sont au pied du mur.
Des bourgeoises arrivent en limousine pour assister, elles aussi, à la représentation. Elles sortent de l’auto et se pâment à la vue du garage criblé de balles en poussant des grands cris d’effroi. Je connais une autre méthode simple et efficace pour leur filer des frissons à ces pétasses. Si elles ne me faisaient pas autant gerber !
– Regardez, ils dynamitent la maison !
Je me raidis, et c’est au tour de Valet de m’attraper le bras avant que je n’assomme mon voisin qui sourit benoîtement.
Le flicard planqué derrière la charrette lance son bâton de dynamite. Et ça explose sans résultat !
– Tas de salauds !, hurle encore Bonnot qui s’est enfin réveillé.
Le flic recommence. Deux fois, trois fois, et la charge a finalement raison du bâtiment. Le mur s’écroule et Lépine ordonne l’assaut.
– Bonnot s’est réfugié entre des matelas repliés !, entend-on crier près du garage, et on se transmet l’info de Choisy à Paname. Des coups de feu… Ça crie de nouveau : Ils l’ont eu ! Ils l’ont eu !
Salauds.
Benoît Ladarre
la Bande à Bonnot, mémoires imaginaires de Garnier / 2008
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