• Accueil
  • > Archives pour février 2009

Archive mensuelle de février 2009

Page 4 sur 7

Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion : Manifeste pour les « produits » de haute nécessité / Manifestation 21 février Paris continuité LKP

« Au moment où le maître, le colonisateur proclament « il n’y a jamais eu de peuple ici », le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer » Gilles Deleuze / l’Image-temps

« Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes » Aimé Césaire / Lettre à Maurice Thorez

C’est en solidarité pleine et sans réserve aucune que nous saluons le profond mouvement social qui s’est installé en Guadeloupe, puis en Martinique, et qui tend à se répandre à la Guyane et à la Réunion. Aucune de nos revendications n’est illégitime. Aucune n’est irrationnelle en soi, et surtout pas plus démesurée que les rouages du système auquel elle se confronte. Aucune ne saurait donc être négligée dans ce qu’elle représente, ni dans ce qu’elle implique en relation avec l’ensemble des autres revendications. Car la force de ce mouvement est d’avoir su organiser sur une même base ce qui jusqu’alors s’était vu disjoint, voire isolé dans la cécité catégorielle –– à savoir les luttes jusqu’alors inaudibles dans les administrations, les hôpitaux, les établissements scolaires, les entreprises, les collectivités territoriales, tout le monde associatif, toutes les professions artisanales ou libérales… Mais le plus important est que la dynamique du Lyannaj – qui est d’allier et de rallier, de lier relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé – est que la souffrance réelle du plus grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d’ententes et de profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés. La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se souvenir) que l’on peut saisir l’impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement à la fatalité.
Cette grève est donc plus que légitime, et plus que bienfaisante, et ceux qui défaillent, temporisent, tergiversent, faillissent à lui porter des réponses décentes, se rapetissent et se condamnent.
Dès lors, derrière le prosaïque du « pouvoir d’achat » ou du « panier de la ménagère », se profile l’essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). Comme le propose Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n’ouvrent à aucune plénitude sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et aux dépassements auxquels nous aspirons.
La « hausse des prix » ou « la vie chère » ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les résultantes d’une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique. Ce dernier s’est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous les imaginaires – non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte « d’épuration éthique 1″ (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain. Ce système a confiné nos existences dans des individuations égoïstes qui vous suppriment tout horizon et vous condamnent à deux misères profondes : être « consommateur » ou bien être « producteur ». Le consommateur ne travaillant que pour consommer ce que produit sa force de travail devenue marchandise ; et le producteur réduisant sa production à l’unique perspective de profits sans limites pour des consommations fantasmées sans limites. L’ensemble ouvre à cette socialisation anti-sociale, dont parlait André Gorz, et où l’économique devient ainsi sa propre finalité et déserte tout le reste. Alors, quand le « prosaïque » n’ouvre pas aux élévations du  » poétique « , quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont « le pouvoir d’achat » ou « le panier de la ménagère ». Et pire : nous finissons par penser que la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d’une politique humaine ou progressiste. Il est donc urgent d’escorter les « produits de premières nécessités », d’une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d’une « haute nécessité ». Par cette idée de « haute nécessité », nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d’achat, relève d’une exigence existentielle réelle, d’un appel très profond au plus noble de la vie.
Alors que mettre dans ces « produits » de haute nécessité ?
C’est tout ce qui constitue le cœur de notre souffrant désir de faire peuple et nation, d’entrer en dignité sur la grand-scène du monde, et qui ne se trouve pas aujourd’hui au centre des négociations en Martinique et en Guadeloupe, et bientôt sans doute en Guyane et à la Réunion.
D’abord, il ne saurait y avoir d’avancées sociales qui se contenteraient d’elles-mêmes. Toute avancée sociale ne se réalise vraiment que dans une expérience politique qui tirerait les leçons structurantes de ce qui s’est passé. Ce mouvement a mis en exergue le tragique émiettement institutionnel de nos pays, et l’absence de pouvoir qui lui sert d’ossature. Le « déterminant » ou bien le « décisif » s’obtient par des voyages ou par le téléphone. La compétence n’arrive que par des émissaires. La désinvolture et le mépris rôdent à tous les étages. L’éloignement, l’aveuglement et la déformation président aux analyses. L’imbroglio des pseudos pouvoirs Région-Département-Préfet, tout comme cette chose qu’est l’association des maires, ont montré leur impuissance, même leur effondrement, quand une revendication massive et sérieuse surgit dans une entité culturelle historique identitaire humaine, distincte de celle de la métropole administrante, mais qui ne s’est jamais vue traitée comme telle. Les slogans et les demandes ont tout de suite sauté par-dessus nos « présidents locaux » pour s’en aller mander ailleurs. Hélas, tout victoire sociale qui s’obtiendrait ainsi (dans ce bond par-dessus nous-mêmes), et qui s’arrêterait là, renforcerait notre assimilation, donc conforterait notre inexistence au monde et nos pseudos pouvoirs.
Ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes. Et même si un tel pouvoir ne résoudrait vraiment aucun de ces problèmes, il nous permettrait à tout le moins de les aborder désormais en saine responsabilité, et donc de les traiter enfin plutôt que d’acquiescer aux sous-traitances. La question békée et des ghettos qui germent ici où là, est une petite question qu’une responsabilité politique endogène peut régler. Celle de la répartition et de la protection de nos terres à tous points de vue aussi. Celle de l’accueil préférentiel de nos jeunes tout autant. Celle d’une autre Justice ou de la lutte contre les fléaux de la drogue en relève largement… Le déficit en responsabilité crée amertume, xénophobie, crainte de l’autre, confiance réduite en soi… La question de la responsabilité est donc de haute nécessité. C’est dans l’irresponsabilité collective que se nichent les blocages persistants dans les négociations actuelles. Et c’est dans la responsabilité que se trouve l’invention, la souplesse, la créativité, la nécessité de trouver des solutions endogènes praticables. C’est dans la responsabilité que l’échec ou l’impuissance devient un lieu d’expérience véritable et de maturation. C’est en responsabilité que l’on tend plus rapidement et plus positivement vers ce qui relève de l’essentiel, tant dans les luttes que dans les aspirations ou dans les analyses.
Ensuite, il y a la haute nécessité de comprendre que le labyrinthe obscur et indémêlable des prix (marges, sous-marges, commissions occultes et profits indécents) est inscrit dans une logique de système libéral marchand, lequel s’est étendu à l’ensemble de la planète avec la force aveugle d’une religion. Ils sont aussi enchâssés dans une absurdité coloniale qui nous a détournés de notre manger-pays, de notre environnement proche et de nos réalités culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardins-bokay aux modes alimentaires européens. C’est comme si la France avait été formatée pour importer toute son alimentation et ses produits de grande nécessité depuis des milliers et des milliers de kilomètres. Négocier dans ce cadre colonial absurde avec l’insondable chaîne des opérateurs et des intermédiaires peut certes améliorer quelque souffrance dans l’immédiat ; mais l’illusoire bienfaisance de ces accords sera vite balayée par le principe du « Marché » et par tous ces mécanismes que créent un nuage de voracités, (donc de profitations nourries par « l’esprit colonial » et régulées par la distance) que les primes, gels, aménagements vertueux, réductions opportunistes, pianotements dérisoires de l’octroi de mer, ne sauraient endiguer. Il y a donc une haute nécessité à nous vivre caribéens dans nos imports-exports vitaux, à nous penser américain pour la satisfaction de nos nécessités, de notre autosuffisance énergétique et alimentaire. L’autre très haute nécessité est ensuite de s’inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n’est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d’un dogme. La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les bases d’une société non économique, où l’idée de développement à croissance continuelle serait écartée au profit de celle d’épanouissement ; où emploi, salaire, consommation et production serait des lieux de création de soi et de parachèvement de l’humain. Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de bien lamentables « producteurs » – chefs d’entreprises, entrepreneurs, et autres socioprofessionnels ineptes – incapables de tressaillements en face d’un sursaut de souffrance et de l’impérieuse nécessité d’un autre imaginaire politique, économique, social et culturel. Et là, il n’existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d’un système flou, globalisé, qu’il nous faut affronter ensemble. Ouvriers et petits patrons, consommateurs et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute nécessité qu’il nous faut réveiller, à savoir : vivre la vie, et sa propre vie, dans l’élévation constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant. Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l’ampleur du poétique. On peut mettre la grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement. On peut renvoyer la Sara et les compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile.
On peut endiguer les agences de l’eau, leurs prix exorbitants, en considérant la moindre goutte sans attendre comme une denrée précieuse, à protéger partout, à utiliser comme on le ferait des dernières chiquetailles d’un trésor qui appartient à tous.
On ne peut vaincre ni dépasser le prosaïque en demeurant dans la caverne du prosaïque, il faut ouvrir en poétique, en décroissance et en sobriété. Rien de ces institutions si arrogantes et puissantes aujourd’hui (banques, firmes transnationales, grandes surfaces, entrepreneurs de santé, téléphonie mobile…) ne sauraient ni ne pourraient y résister.
Enfin, sur la question des salaires et de l’emploi. Là aussi il nous faut déterminer la haute nécessité. Le capitalisme contemporain réduit la part salariale à mesure qu’il augmente sa production et ses profits. Le chômage est une conséquence directe de la diminution de son besoin de main d’œuvre. Quand il délocalise, ce n’est pas dans la recherche d’une main d’œuvre abondante, mais dans le souci d’un effondrement plus accéléré de la part salariale. Toute déflation salariale dégage des profits qui vont de suite au grand jeu welto de la finance. Réclamer une augmentation de salaire conséquente n’est donc en rien illégitime : c’est le début d’une équité qui doit se faire mondiale.
Quant à l’idée du « plein emploi », elle nous a été clouée dans l’imaginaire par les nécessités du développement industriel et les épurations éthiques qui l’ont accompagnée. Le travail à l’origine était inscrit dans un système symbolique et sacré (d’ordre politique, culturel, personnel) qui en déterminait les ampleurs et le sens. Sous la régie capitaliste, il a perdu son sens créateur et sa vertu épanouissante à mesure qu’il devenait, au détriment de tout le reste, tout à la fois un simple « emploi », et l’unique colonne vertébrale de nos semaines et de nos jours. Le travail a achevé de perdre toute signifiance quand, devenu lui-même une simple marchandise, il s’est mis à n’ouvrir qu’à la consommation. Nous sommes maintenant au fond du gouffre. Il nous faut donc réinstaller le travail au sein du poétique. Même acharné, même pénible, qu’il redevienne un lieu d’accomplissement, d’invention sociale et de construction de soi, ou alors qu’il en soit un outil secondaire parmi d’autres. Il y a des myriades de compétences, de talents, de créativités, de folies bienfaisantes, qui se trouvent en ce moment stérilisés dans les couloirs ANPE et les camps sans barbelés du chômage structurel né du capitalisme. Même quand nous nous serons débarrassés du dogme marchand, les avancées technologiques (vouées à la sobriété et à la décroissance sélective) nous aiderons à transformer la valeur-travail en une sorte d’arc-en-ciel, allant du simple outil accessoire jusqu’à l’équation d’une activité à haute incandescence créatrice. Le plein emploi ne sera pas du prosaïque productiviste, mais il s’envisagera dans ce qu’il peut créer en socialisation, en autoproduction, en temps libre, en temps mort, en ce qu’il pourra permettre de solidarités, de partages, de soutiens aux plus démantelés, de revitalisations écologiques de notre environnement… Il s’envisagera en « tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Il y aura du travail et des revenus de citoyenneté dans ce qui stimule, qui aide à rêver, qui mène à méditer ou qui ouvre aux délices de l’ennui, qui installe en musique, qui oriente en randonnée dans le pays des livres, des arts, du chant, de la philosophie, de l’étude ou de la consommation de haute nécessité qui ouvre à création – créaconsommation. En valeur poétique, il n’existe ni chômage ni plein emploi ni assistanat, mais autorégénération et autoréorganisation, mais du possible à l’infini pour tous les talents, toutes les aspirations. En valeur poétique, le PIB des sociétés économiques révèle sa brutalité.
Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l’imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l’esprit. Que ce principe balise les chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l’artisanat, la culture et l’agriculture… Qu’il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées et collèges, des universités et de tous les lieux connaissance et de formation… Qu’il ouvre à des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace. Qu’il favorise tout ce qui permet d’entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde… C’est le gratuit en son principe qui permettra aux politiques sociales et culturelles publiques de déterminer l’ampleur des exceptions. C’est à partir de ce principe que nous devrons imaginer des échelles non marchandes allant du totalement gratuit à la participation réduite ou symbolique, du financement public au financement individuel et volontaire… C’est le gratuit en son principe qui devrait s’installer aux fondements de nos sociétés neuves et de nos solidarités imaginantes…
Projetons nos imaginaires dans ces hautes nécessités jusqu’à ce que la force du Lyannaj ou bien du vivre-ensemble, ne soit plus un « panier de ménagère », mais le souci démultiplié d’une plénitude de l’idée de l’humain.
Imaginons ensemble un cadre politique de responsabilité pleine, dans des sociétés martiniquaise guadeloupéenne guyanaise réunionnaise nouvelles, prenant leur part souveraine aux luttes planétaires contre le capitalisme et pour un monde écologiquement nouveau.
Profitons de cette conscience ouverte, à vif, pour que les négociations se nourrissent, prolongent et s’ouvrent comme une floraison dans une audience totale, sur ces nations qui sont les nôtres.
An gwan lodyans qui ne craint ni ne déserte les grands frissons de l’utopie.
Nous appelons donc à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du « Marché », mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l’instrumentalisant de la manière la plus étroite.
Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l’individu, sa relation à l’Autre, au centre d’un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.
Ainsi, chers compatriotes, en nous débarrassant des archaïsmes coloniaux, de la dépendance et de l’assistanat, en nous inscrivant résolument dans l’épanouissement écologique de nos pays et du monde à venir, en contestant la violence économique et le système marchand, nous naîtrons au monde avec une visibilité levée du post-capitalisme et d’un rapport écologique global aux équilibres de la planète…
Alors voici notre vision : Petits pays, soudain au cœur nouveau du monde, soudain immenses d’être les premiers exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s’inscrit dans l’horizontale plénitude du vivant…
Ernest Breleur / Patrick Chamoiseau / Serge Domi / Gérard Delver / Edouard Glissant / Guillaume Pigeard de Gurbert / Olivier Portecop / Olivier Pulvar / Jean-Claude William
16 février 2009

Manifestation à Paris samedi 21 février

Place de la République à l’appel de Continuité LKP

(Liyannaj Kont Pwofitasyon)

greveantilles.jpg

Comment fut inventé le peuple juif / Shlomo Sand

Tout Israélien sait, sans l’ombre d’un doute, que le peuple juif existe depuis qu’il a reçu la Torah (1) dans le Sinaï, et qu’il en est le descendant direct et exclusif. Chacun se persuade que ce peuple, sorti d’Egypte, s’est fixé sur la « terre promise », où fut édifié le glorieux royaume de David et de Salomon, partagé ensuite en royaumes de Juda et d’Israël. De même, nul n’ignore qu’il a connu l’exil à deux reprises : après la destruction du premier temple, au VIe siècle avant J.-C., puis à la suite de celle du second temple, en l’an 70 après J.C.
S’ensuivit pour lui une errance de près de deux mille ans : ses tribulations le menèrent au Yémen, au Maroc, en Espagne, en Allemagne, en Pologne et jusqu’au fin fond de la Russie, mais il parvint toujours à préserver les liens du sang entre ses communautés éloignées. Ainsi, son unicité ne fut pas altérée. A la fin du XIXe siècle, les conditions mûrirent pour son retour dans l’antique patrie. Sans le génocide nazi, des millions de Juifs auraient naturellement repeuplé Eretz Israël (« la terre d’Israël ») puisqu’ils en rêvaient depuis vingt siècles.
Vierge, la Palestine attendait que son peuple originel vienne la faire refleurir. Car elle lui appartenait, et non à cette minorité arabe, dépourvue d’histoire, arrivée là par hasard. Justes étaient donc les guerres menées par le peuple errant pour reprendre possession de sa terre ; et criminelle l’opposition violente de la population locale.
D’où vient cette interprétation de l’histoire juive ? Elle est l’œuvre, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, de talentueux reconstructeurs du passé, dont l’imagination fertile a inventé, sur la base de morceaux de mémoire religieuse, juive et chrétienne, un enchaînement généalogique continu pour le peuple juif. L’abondante historiographie du judaïsme comporte, certes, une pluralité d’approches. Mais les polémiques en son sein n’ont jamais remis en cause les conceptions essentialistes élaborées principalement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Lorsque apparaissaient des découvertes susceptibles de contredire l’image du passé linéaire, elles ne bénéficiaient quasiment d’aucun écho. L’impératif national, telle une mâchoire solidement refermée, bloquait toute espèce de contradiction et de déviation par rapport au récit dominant. Les instances spécifiques de production de la connaissance sur le passé juif — les départements exclusivement consacrés à l’ »histoire du peuple juif », séparés des départements d’histoire (appelée en Israël « histoire générale ») — ont largement contribué à cette curieuse hémiplégie. Même le débat, de caractère juridique, sur « qui est juif ? » n’a pas préoccupé ces historiens : pour eux, est juif tout descendant du peuple contraint à l’exil il y a deux mille ans.
Ces chercheurs « autorisés » du passé ne participèrent pas non plus à la controverse des « nouveaux historiens », engagée à la fin des années 1980. La plupart des acteurs de ce débat public, en nombre limité, venaient d’autres disciplines ou bien d’horizons extra-universitaires : sociologues, orientalistes, linguistes, géographes, spécialistes en science politique, chercheurs en littérature, archéologues formulèrent des réflexions nouvelles sur le passé juif et sioniste. On comptait également dans leurs rangs des diplômés venus de l’étranger. Des « départements d’histoire juive » ne parvinrent, en revanche, que des échos craintifs et conservateurs, enrobés d’une rhétorique apologétique à base d’idées reçues.
Bref, en soixante ans, l’histoire nationale a très peu mûri, et elle n’évoluera vraisemblablement pas à brève échéance. Pourtant, les faits mis au jour par les recherches posent à tout historien honnête des questions surprenantes au premier abord, mais néanmoins fondamentales.
La Bible peut-elle être considérée comme un livre d’histoire ? Les premiers historiens juifs modernes, comme Isaak Markus Jost ou Leopold Zunz, dans la première moitié du XIXe siècle, ne la percevaient pas ainsi : à leurs yeux, l’Ancien Testament se présentait comme un livre de théologie constitutif des communautés religieuses juives après la destruction du premier temple. Il a fallu attendre la seconde moitié du même siècle pour trouver des historiens, en premier lieu Heinrich Graetz, porteurs d’une vision « nationale » de la Bible : ils ont transformé le départ d’Abraham pour Canaan, la sortie d’Egypte ou encore le royaume unifié de David et Salomon en récits d’un passé authentiquement national. Les historiens sionistes n’ont cessé, depuis, de réitérer ces « vérités bibliques », devenues nourriture quotidienne de l’éducation nationale.
Mais voilà qu’au cours des années 1980 la terre tremble, ébranlant ces mythes fondateurs. Les découvertes de la « nouvelle archéologie » contredisent la possibilité d’un grand exode au XIIIe siècle avant notre ère. De même, Moïse n’a pas pu faire sortir les Hébreux d’Egypte et les conduire vers la « terre promise » pour la bonne raison qu’à l’époque celle-ci… était aux mains des Egyptiens. On ne trouve d’ailleurs aucune trace d’une révolte d’esclaves dans l’empire des pharaons, ni d’une conquête rapide du pays de Canaan par un élément étranger.
Il n’existe pas non plus de signe ou de souvenir du somptueux royaume de David et de Salomon. Les découvertes de la décennie écoulée montrent l’existence, à l’époque, de deux petits royaumes : Israël, le plus puissant, et Juda, la future Judée. Les habitants de cette dernière ne subirent pas non plus d’exil au VIe siècle avant notre ère : seules ses élites politiques et intellectuelles durent s’installer à Babylone. De cette rencontre décisive avec les cultes perses naîtra le monothéisme juif.
L’exil de l’an 70 de notre ère a-t-il, lui, effectivement eu lieu ? Paradoxalement, cet « événement fondateur » dans l’histoire des Juifs, d’où la diaspora tire son origine, n’a pas donné lieu au moindre ouvrage de recherche. Et pour une raison bien prosaïque : les Romains n’ont jamais exilé de peuple sur tout le flanc oriental de la Méditerranée. A l’exception des prisonniers réduits en esclavage, les habitants de Judée continuèrent de vivre sur leurs terres, même après la destruction du second temple.
Une partie d’entre eux se convertit au christianisme au IVe siècle, tandis que la grande majorité se rallia à l’islam lors de la conquête arabe au VIIe siècle. La plupart des penseurs sionistes n’en ignoraient rien : ainsi, Yitzhak Ben Zvi, futur président de l’Etat d’Israël, tout comme David Ben Gourion, fondateur de l’Etat, l’ont-ils écrit jusqu’en 1929, année de la grande révolte palestinienne. Tous deux mentionnent à plusieurs reprises le fait que les paysans de Palestine sont les descendants des habitants de l’antique Judée (2).
A défaut d’un exil depuis la Palestine romanisée, d’où viennent les nombreux Juifs qui peuplent le pourtour de la Méditerranée dès l’Antiquité ? Derrière le rideau de l’historiographie nationale se cache une étonnante réalité historique. De la révolte des Maccabées, au IIe siècle avant notre ère, à la révolte de Bar-Kokhba, au IIe siècle après J.-C, le judaïsme fut la première religion prosélyte. Les Asmonéens avaient déjà converti de force les Iduméens du sud de la Judée et les Ituréens de Galilée, annexés au « peuple d’Israël ». Partant de ce royaume judéo-hellénique, le judaïsme essaima dans tout le Proche-Orient et sur le pourtour méditerranéen. Au premier siècle de notre ère apparut, dans l’actuel Kurdistan, le royaume juif d’Adiabène, qui ne sera pas le dernier royaume à se « judaïser » : d’autres en feront autant par la suite.
Les écrits de Flavius Josèphe ne constituent pas le seul témoignage de l’ardeur prosélyte des Juifs. D’Horace à Sénèque, de Juvénal à Tacite, bien des écrivains latins en expriment la crainte. La Mishna et le Talmud (3) autorisent cette pratique de la conversion — même si, face à la pression montante du christianisme, les sages de la tradition talmudique exprimeront des réserves à son sujet.
La victoire de la religion de Jésus, au début du IVe siècle, ne met pas fin à l’expansion du judaïsme, mais elle repousse le prosélytisme juif aux marges du monde culturel chrétien. Au Ve siècle apparaît ainsi, à l’emplacement de l’actuel Yémen, un royaume juif vigoureux du nom de Himyar, dont les descendants conserveront leur foi après la victoire de l’islam et jusqu’aux temps modernes. De même, les chroniqueurs arabes nous apprennent l’existence, au VIIe siècle, de tribus berbères judaïsées : face à la poussée arabe, qui atteint l’Afrique du Nord à la fin de ce même siècle, apparaît la figure légendaire de la reine juive Dihya el-Kahina, qui tenta de l’enrayer. Des Berbères judaïsés vont prendre part à la conquête de la péninsule Ibérique, et y poser les fondements de la symbiose particulière entre juifs et musulmans, caractéristique de la culture hispano-arabe.
La conversion de masse la plus significative survient entre la mer Noire et la mer Caspienne : elle concerne l’immense royaume khazar, au VIIIe siècle. L’expansion du judaïsme, du Caucase à l’Ukraine actuelle, engendre de multiples communautés, que les invasions mongoles du XIIIe siècle refoulent en nombre vers l’est de l’Europe. Là, avec les Juifs venus des régions slaves du Sud et des actuels territoires allemands, elles poseront les bases de la grande culture yiddish (4).
Ces récits des origines plurielles des Juifs figurent, de façon plus ou moins hésitante, dans l’historiographie sioniste jusque vers les années 1960 ; ils sont ensuite progressivement marginalisés avant de disparaître de la mémoire publique en Israël. Les conquérants de la cité de David, en 1967, se devaient d’être les descendants directs de son royaume mythique et non — à Dieu ne plaise ! — les héritiers de guerriers berbères ou de cavaliers khazars. Les Juifs font alors figure d’ »ethnos » spécifique qui, après deux mille ans d’exil et d’errance, a fini par revenir à Jérusalem, sa capitale.
Les tenants de ce récit linéaire et indivisible ne mobilisent pas uniquement l’enseignement de l’histoire : ils convoquent également la biologie. Depuis les années 1970, en Israël, une succession de recherches « scientifiques » s’efforce de démontrer, par tous les moyens, la proximité génétique des Juifs du monde entier. La « recherche sur les origines des populations » représente désormais un champ légitimé et populaire de la biologie moléculaire, tandis que le chromosome Y mâle s’est offert une place d’honneur aux côtés d’une Clio juive (5) dans une quête effrénée de l’unicité d’origine du « peuple élu ».
Cette conception historique constitue la base de la politique identitaire de l’Etat d’Israël, et c’est bien là que le bât blesse ! Elle donne en effet lieu à une définition essentialiste et ethnocentriste du judaïsme, alimentant une ségrégation qui maintient à l’écart les Juifs des non-Juifs — Arabes comme immigrants russes ou travailleurs immigrés.
Israël, soixante ans après sa fondation, refuse de se concevoir comme une république existant pour ses citoyens. Près d’un quart d’entre eux ne sont pas considérés comme des Juifs et, selon l’esprit de ses lois, cet Etat n’est pas le leur. En revanche, Israël se présente toujours comme l’Etat des Juifs du monde entier, même s’il ne s’agit plus de réfugiés persécutés, mais de citoyens de plein droit vivant en pleine égalité dans les pays où ils résident. Autrement dit, une ethnocratie sans frontières justifie la sévère discrimination qu’elle pratique à l’encontre d’une partie de ses citoyens en invoquant le mythe de la nation éternelle, reconstituée pour se rassembler sur la « terre de ses ancêtres ».
Ecrire une histoire juive nouvelle, par-delà le prisme sioniste, n’est donc pas chose aisée. La lumière qui s’y brise se transforme en couleurs ethnocentristes appuyées. Or les Juifs ont toujours formé des communautés religieuses constituées, le plus souvent par conversion, dans diverses régions du monde : elles ne représentent donc pas un « ethnos » porteur d’une même origine unique et qui se serait déplacé au fil d’une errance de vingt siècles.
Le développement de toute historiographie comme, plus généralement, le processus de la modernité passent un temps, on le sait, par l’invention de la nation. Celle-ci occupa des millions d’êtres humains au XIXe siècle et durant une partie du XXe. La fin de ce dernier a vu ces rêves commencer à se briser. Des chercheurs, en nombre croissant, analysent, dissèquent et déconstruisent les grands récits nationaux, et notamment les mythes de l’origine commune chers aux chroniques du passé. Les cauchemars identitaires d’hier feront place, demain, à d’autres rêves d’identité. A l’instar de toute personnalité faite d’identités fluides et variées, l’histoire est, elle aussi, une identité en mouvement.
Shlomo Sand
Article publié dans le Monde diplomatique / août 2008

1 Texte fondateur du judaïsme, la Torah — la racine hébraïque yara signifie enseigner — se compose des cinq premiers livres de la Bible, ou Pentateuque : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome.
2 Cf. David Ben Gourion et Yitzhak Ben Zvi, « Eretz Israël » dans le passé et dans le présent (1918, en yiddish), Jérusalem, 1980 (en hébreu) et Ben Zvi, Notre population dans le pays (en hébreu), Varsovie, Comité exécutif de l’Union de la jeunesse et Fonds national juif, 1929.
3 La Mishna, considérée comme le premier ouvrage de littérature rabbinique, a été achevée au IIe siècle de notre ère. Le Talmud synthétise l’ensemble des débats rabbiniques concernant la loi, les coutumes et l’histoire des Juifs. Il y a deux Talmud : celui de Palestine, écrit entre le IIIe et le Ve siècle, et celui de Babylone, achevé à la fin du Ve siècle.
4 Parlé par les Juifs d’Europe orientale, le yiddish est une langue slavo-allemande comprenant des mots issus de l’hébreu.
5 Dans la mythologie grecque, Clio était la muse de l’Histoire.

juifsalgerie.jpg

Homo sacer : les droits de l’homme et la biopolitique / Giorgio Agamben

Hannah Arendt a intitulé le cinquième chapitre de son livre sur l’impérialisme, consacré au problème des réfugiés, le Déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme. Cette singulière formulation, qui rattache le sort des droits de l’homme à celui de l’Etat-nation, semble impliquer l’idée d’un lien intime et nécessaire entre eux,que l’auteur laisse inexpliqué. Le paradoxe dont part Arendt, c’est que le réfugié, figure qui aurait dû incarner par excellence l’homme des droits, marque au contraire la crise radicale de ce concept. « La conception des droits de l’homme, écrit-elle, fondée sur le présupposé de l’existence d’un être humain comme tel, fut battue en brèche aussitôt que ses promoteurs se trouvèrent confrontés pour la première fois à des hommes qui avaient perdu toute qualité et relation spécifique – hormis le simple fait d’être humains » (Arendt 3, p.299). Dans le système de l’Etat-nation, les prétendus droits sacrés et inviolables de l’homme s’avèrent privés de toute tutelle et de toute réalité dès lors qu’il n’est pas possible de les représenter comme droits des citoyens d’un Etat. Cela est déjà implicite, à bien y réfléchir, dans l’ambiguïté du titre même de la déclaration de 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. On ne comprend pas si ces deux termes désignent deux réalités autonomes ou s’ils forment au contraire un système unitaire dans lequel le premier est toujours déjà contenu et occulté par le second – et, dans ce cas, quelle relation ils entretiennent. La boutade de Burke, qui déclarait préférer aux droits inaliénables de l’homme ses « droits d’Anglais » (Rights of an Englishman), acquiert dans cette perspective une profondeur inattendue.Arendt ne développe pas au-delà de quelques allusions essentielles le rapport entre les droits de l’homme et l’Etat national ; aussi ses suggestions sont-elles restées sans suite. Après la Seconde Guerre mondiale, l’emphase instrumentale à propos des droits de l’homme et la multiplication des déclarations et des conventions émanant d’organisations supranationales ont fini par empêcher de comprendre la signification historique de ce phénomène. Mais il est temps, désormais, de cesser de lire les déclarations des droits de l’homme comme des proclamations gratuites de valeurs éternelles et méta-juridiques, visant (à vrai dire sans grand succès) à imposer au législateur le respect de certains principes moraux éternels. Il faudra au contraire les considérer selon leur fonction historique réelle dans la formation de l’Etat-nation moderne. Les déclarations des droits de l’homme représentent la figure originelle de l’inscription de la vie naturelle qui était dans l’ordre juridico-politique de l’Etat-nation. Cette vie nue naturelle qui était dans l’Ancien Régime politiquement insignifiante et appartenait à Dieu comme vie de la créature, et qui, dans le monde classique, se distinguait clairement (du moins en apparence), en tant que zōē, de la vie politique (bios), émerge désormais au premier plan dans la structure de l’Etat, et devient le fondement terrestre de sa légitimité et de sa souveraineté.Un simple examen du texte de la Déclaration de 1789 montre en effet que c’est précisément la vie nue naturelle, c’est-à-dire le simple fait de la naissance, qui se présente ici comme source et porteur du droit. « Les hommes, dit l’article 1, naissent et demeurent libres et égaux en droits »; la formulation la plus pointue reste, de ce point de vue, celle du projet présenté par La Fayette en juillet 1789 : « Tout homme naît avec des droits inaliénables et imprescriptibles. » Toutefois, la vie naturelle – qui, en inaugurant la biopolitique de la modernité, est placée ainsi au fondement de l’organisation politique – s’efface immédiatement au profit de la figure du citoyen, en qui les droits sont « conservés » (article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme »). C’est justement parce que la déclaration des droits de l’homme a inscrit la naissance au coeur même de la communauté politique qu’elle peut attribuer la souveraineté à la « nation » (article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation »). La nation, qui dérive étymologiquement de naître, ferme ainsi le cercle ouvert par la naissance de l’homme.
Les déclarations des droits de l’homme doivent être considérées comme le lieu où se réalise le passage de la souveraineté royale, d’origine divine, à la souveraineté nationale. Elles assurent l’exceptio de la vie dans le nouvel ordre étatique qui succède à l’écroulement de l’Ancien Régime. Le fait que le « sujet » se transforme à travers elles en « citoyen » signifie que la naissance – c’est-à-dire la vie naturelle en tant que telle – devient ici pour la première fois (par une transformation dont nous commençons à peine à mesurer les conséquences biopolitiques) le porteur immédiat de la souveraineté. Le principe de naissance et le principe de la souveraineté qui, dans l’Ancien Régime (où la naissance donnait lieu seulement au sujet), étaient séparés, s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du « sujet souverain », pour constituer le fondement du nouvel Etat-nation. Il est impossible de comprendre le développement et la vocation « nationale » et biopolitique de l’Etat moderne au XIX° et XX° siècles, si l’on oublie que son fondement n’est pas l’homme, en tant que sujet politique libre et conscient, mais avant tout sa vie nue, sa simple naissance qui, dans le passage du sujet au citoyen, est investie en tant que telle du principe de souveraineté. La fiction impliquée ici est que la naissance devienne immédiatement nation sans qu’il puisse y avoir aucun écart entre les deux termes. Les droits ne sont attribués à l’homme (ou ne découlent de lui) que dans la mesure où il constitue le fondement, qui disparaît immédiatement (ou plutôt qui ne doit jamais émerger à la lumière en tant que tel) du citoyen.
C’est seulement si l’on comprend cette fonction historique essentielle des déclarations des droits de l’homme que l’on peut comprendre, du même coup, leur développement et leur métamorphose au cours de notre siècle. Après les bouleversements de l’assise géopolitique en Europe à la suite de la Première Guerre mondiale, et lorsque l’écart refoulé entre la naissance et la nation apparaît comme tel à la lumière, et que l’Etat-nation entre ainsi dans une période de crise durable, on voit surgir le fascisme et le nazisme, c’est-à-dire deux mouvements biopolitiques au sens propre du terme, qui font de la vie naturelle le lieu par excellence de la décision souveraine. On est habitué à résumer l’essence de l’idéologie nationale-socialiste dans le syntagme « sol et sang » (Blut und Boden). Quand Rosenberg tente d’exprimer par une formule la vision du monde de son parti, c’est bien à cette expression qu’il a recours. « La vision du monde nationale-socialiste, écrit-il, naît de la conviction que le sol et le sang constitue l’essentiel de la Germanité, et que, par conséquent, c’est par rapport à ces deux données qu’une politique culturelle et étatique doit être orientée » (Rosenberg, p.242). Mais on trop souvent oublié que cette formule politiquement si déterminée a, en vérité, une origine juridique tout à fait anodine. Elle n’est que l’expression qui résume les deux critères qui, à partir du droit romain déjà, servent à définir la citoyenneté (c’est-à-dire l’inscription première de la vie dans l’ordre étatique) : le ius soli (la naissance sur un certain territoire) et le ius sanguinis (la naissance de parents citoyens). Ces deux critères juridiques traditionnels qui, dans l’Ancien Régime, n’avaient pas de signification politique essentielle et exprimaient un simple rapport de sujétion, acquièrent une importance nouvelle et décisive dès la Révolution française. La citoyenneté, désormais, ne définit plus simplement un assujettissement générique à l’autorité royale ou à un système de lois déterminé. Elle n’incarne pas non plus le nouveau principe égalitaire (comme le pense Charlier quand, le 23 septembre 1792, il demande à la Convention que dans chaque acte public le titre de citoyen remplace le traditionnel monsieur ou sieur); elle nomme plutôt le nouveau statut de la vie comme origine et fondement de la souveraineté, désignant donc littéralement, suivant l’expression de Lanjuinais à la Convention, les membres du souverain. D’où la centralité (et l’ambiguïté) de la notion de « citoyenneté » dans la pensée politique moderne, ce qui fait dire à Rousseau qu’ « aucun auteur en France… n’a compris le véritable sens du terme citoyen«  ; mais c’est de là aussi que découle, dès la Révolution, la multiplication des dispositions normatives destinées à préciser quel homme était ou non citoyen et à articuler ou à restreindre graduellement les cercles du ius soli et du ius sanguinis. Ce qui jusqu’alors n’avait jamais constitué un problème politique (les questions : « Qu’est-ce qui est français ? Qu’est-ce qui est allemand ? »), mais seulement un sujet de discussion parmi d’autres dans l’anthropologie philosophique, devient désormais une question politique essentielle, soumise à une élaboration incessante. Jusqu’à ce que, avec le national-socialisme, la réponse à la question « Qu’est-ce qui est allemand ? (et donc, aussi : « Qu’est-ce qui ne l’est pas ») coïncide immédiatement avec la tâche politique suprême. Le fascisme et le nazisme sont, avant tout, une redéfinition du rapport entre l’homme et le citoyen ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, ils ne deviennent pleinement intelligibles qu’une fois replacés sur l’arrière-fond biopolitique inauguré par la souveraineté nationale et les déclarations des droits de l’homme.
Seul ce lien entre les droits de l’homme et la nouvelle détermination biopolitique de la souveraineté permet de comprendre correctement un phénomène singulier, souligné plusieurs fois par les historiens de la Révolution française : en coïncidence immédiate avec la déclaration des droits inaliénables et imprescriptibles de la naissance, les droits de l’homme furent en général distingués en droits actifs et passifs. Sieyès affirmait déjà très clairement dans ses Préliminaires de la constitution que « les droits naturels et civils sont ceux pour le maintien desquels la société est formée ; et les droits politiques, ceux par lesquels la société se forme. Il vaut mieux, pour la clarté du langage, appeler les premiers droits passifs et les deuxièmes droits actifs… Tous les habitants d’un pays doivent jouir des droits de citoyen passif… tous ne sont pas des citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l’état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à fournir l’établissement public, ne doivent point influencer activement sur la chose publique » (Sieyès 2, p.189-206). De même, le passage de Lanjuinais cité plus haut, après avoir défini les membres du souverain, continue en ces termes : « Ainsi les enfants, les insensés, les mineurs, les femmes, les condamnés à peine afflictive ou infamante (…) ne seraient pas des citoyens » Sewell, p.105).
Plutôt que de voir dans ces distinctions une simple restriction du principe démocratique et égalitaire, en contradiction flagrante avec l’esprit et la lettre des déclarations, il convient de comprendre avant tout la cohérence de leur signification biopolitique. Un des caractères essentiels de la biopolitique moderne (qui connaîtra son paroxysme au XX° siècle) est qu’il lui faut redéfinir sans cesse dans la vie le seuil qui articule et sépare ce qui est dedans et ce qui est dehors. Une fois que la vie naturelle impolitique, devenue le fondement de la souveraineté, franchit les murs de l’oikos, et pénètre de plus en plus au coeur de la cité, elle se transforme en une ligne mouvante qu’il faut sans cesse redessiner. Dans la zōē, que les déclarations des droits de l’homme ont politisée, il faut redéfinir les dispositifs et les seuils qui permettront d’isoler une vie sacrée. Et lorsque, comme c’est le cas aujourd’hui, la vie naturelle est intégralement incluse dans la polis, ces seuils se déplaceront au-delà des frontières obscures qui séparent la vie et la mort, pour y repérer un nouveau mort vivant, un nouvel homme sacré.
Si les réfugiés (dont le nombre n’a cessé d’augmenter au cours de ce siècle, au point de comprendre aujourd’hui une partie non négligeable de l’humanité) représentent un élément si inquiétant dans l’organisation de l’Etat-nation moderne, c’est avant tout parce qu’en brisant la continuité entre l’homme et le citoyen, entre naissance et nationalité, ils remettent en cause la fiction originaire de la souveraineté moderne. En exposant en pleine lumière l’écart entre la naissance et la nation, le réfugié fait apparaître un court instant, sur la scène politique, cette vie nue qui en constitue le présupposé secret. En ce sens, comme le suggère Arendt, il est vraiment « l’homme des droits », sa première et unique apparition réelle sans masque du citoyen qui le recouvre constamment. Mais c’est précisément pour cela que sa figure est si difficile à définir politiquement. A partir de la Première Guerre mondiale, en effet, le lien naissance-nation n’est plus capable d’assumer sa fonction légitimante à l’intérieur de l’Etat-nation, et les deux termes commencent à afficher leur scission irrémédiable. Avec le déferlement sur la scène européenne des réfugiés et des apatrides (en peu de temps 1 500 000 Russes blancs, 700 000 Arméniens, 500 000 Bulgares, 1 000 000 de Grecs et des centaines de milliers d’Allemands, de Hongrois et de Roumains quittent leur pays d’origine), le phénomène le plus significatif à cet égard est l’introduction simultanée, dans l’ordre juridique de nombreux Etats européens, de lois qui permettent la dénaturalisation massive et la déchéance nationale des citoyens. La France donna l’exemple, en 1915, avec les citoyens naturalisés d’origine « ennemie » ; elle fut suivie en 1922 par la Belgique, qui révoqua la naturalisation des citoyens qui avaient commis des « actes antinationaux » pendant la guerre ; en 1926, le régime fasciste promulgua une loi analogue à l’encontre des citoyens qui s’étaient montrés « indignes de la citoyenneté italienne »; en 1933, ce fut le tour de l’Autriche, et ainsi de suite. Jusqu’à ce que les lois de Nuremberg sur la « citoyenneté du Reich » et sur la « protection du sang et de l’honneur allemands » poussent ce processus à l’extrême, divisant les citoyens allemands en « citoyens de plein droit » et citoyens de second rang, et introduisant le principe que la citoyenneté était quelque chose dont il fallait se montrer digne et qui dès lors pouvait sans cesse être remis en question. L’une des rares règles auxquelles les nazis se sont constamment référés pendant la « solution finale », était qu’on ne pouvait envoyer les juifs dans les camps d’extermination qu’après les avoir entièrement déchus de leur nationalité (et même de la citoyenneté résiduelle qui leur avait été laissée après les lois de Nuremberg).Ces deux phénomènes, du reste intimement apparentés, montrent que le lien naissance-nation, sur lequel la déclaration de 1789 avait fondé la nouvelle souveraineté nationale, a perdu désormais tout automatisme et tout pouvoir d’autorégulation. D’une part, les Etats-nations opèrent un réinvestissement massif de la vie naturelle, discriminant ainsi en elle une vie pour ainsi dire authentique et une vie nue privée de toute valeur politique (on ne peut comprendre le racisme et l’eugénique nazis qu’après les avoir replacés dans ce contexte); d’autre part, les droits de l’homme qui n’avaient de sens qu’en tant que présupposé des droits du citoyen, se séparent d’eux progressivement et on se met à les invoquer en dehors du contexte de la citoyenneté, aux fins supposées de représenter et protéger une vie nue de plus en plus rejetée aux marges des Etats-nations avant d’être ensuite recodifiée dans une nouvelle identité nationale. Le caractère contradictoire de ces processus est sans doute l’une des raisons de l’échec des différents comités et organisation par le biais desquels les Etats, la Société des nations et plus tard l’ONU ont essayé de faire face aux problèmes des réfugiés et de la défense des droits de l’homme, depuis le bureau Nansen (1922) jusqu’à l’actuel Haut commissariat pour les réfugiés (1951), dont l’activité n’a pas statutairement un caractère politique, mais seulement « humanitaire et social ». L’essentiel est que, lorsque les réfugiés ne représentent plus des cas individuels mais un phénomène de masse (cas de plus en plus fréquent), malgré l’invocation solennelle des droits « sacrés et inaliénables » de l’homme, ces organismes aussi bien que les Etats se sont révélés parfaitement incapables non seulement de résoudre le problème mais aussi tout simplement de l’affronter de manière adéquate.La séparation entre l’humanitaire et e politique à laquelle nous assistons aujourd’hui représente la phase extrême de la séparation entre les droits de l’homme et les droits du citoyen. Les organisations humanitaires, qui à notre époque concurrencent de plus en plus l’activité des organismes supranationaux, ne peuvent en dernière analyse que comprendre la vie humaine à l’intérieur de la figure de la vie nue ou de la vie sacrée. Elles entretiennent ainsi, malgré elles, une solidarité secrète avec les forces qu’elles devraient combattre. Il suffit de penser aux récentes campagnes publicitaires destinées à recueillir des fonds pour les réfugiés du Rwanda pour se rendre compte que la vie humaine est considérée ici (et il y a certainement de bonnes raisons à cela) exclusivement comme vie sacrée, autrement dit comme vie exposée au meurtre et insacrifiable. C’est seulement comme telle qu’elle devient un objet d’aide et de protection. Les « yeux implorants » de l’enfant rwandais, dont on voudrait exhiber la photographie pour recueillir de l’argent, mais qu’il « est difficile désormais de trouver encore en vie », constituent peut-être le signe le plus prégnant de la « vie nue » à notre époque, dont les organisation humanitaires ont besoin d’une façon parfaitement symétrique au pouvoir étatique. Séparé du politique, l’humanitaire ne peut que reproduire l’isolement de la vie sacrée sur lequel se fonde la souveraineté ; et le camp – l’espace pur de l’exception – est le paradigme biopolitique dont il ne parvient pas à venir à bout.Il convient de séparer définitivement le concept de réfugié (et la figure de la vie qu’il représente) du concept des droits de l’homme, et de prendre au sérieux la thèse d’Arendt qui lie le sort des droits de l’homme à celui de l’Etat-nation moderne, de sorte que le déclin et la crise de celui-ci impliquent nécessairement l’obsolescence de ceux-là. Le réfugié doit être considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire rien de moins qu’un concept-limite qui met radicalement en cause les catégories fondamentales de l’Etat-nation, depuis le lien de la naissance-nation jusqu’au rapport homme-citoyen, permettant ainsi de déblayer le terrain pour un renouvellement des catégories qu’il est désormais devenu urgent de penser en vue d’une politique où la vie nue ne serait plus séparée et exceptée au sein de l’ordre étatique, même à travers la figure des droits de l’homme.

Giorgio Agamben
Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue / 1995

bacon1.jpg

(Le pamphlet Français, encore un effort si vous voulez être républicains, que Sade fait lire au libertin Dolmancé dans la Philosophie dans le boudoir, est le premier manifeste biopolitique de la modernité, et sans doute le plus radical. Au moment même où la Révolution fait de la naissance – c’est-à-dire de la vie nue – le fondement de la souveraineté et des droits de l’homme, Sade met en scène (dans toute son oeuvre et en particulier dans les 120 Journées de Sodome le theatrum politicum comme théâtre de la vie nue, où, à travers la sexualité, la vie physiologique même des corps se présente comme l’élément politique pur. Mais aucune oeuvre ne présente aussi explicitement la revendication du sens politique de son projet que ce pamphlet, dans lequel les maisons où chaque citoyen peut convoquer publiquement autrui pour l’obliger à satisfaire ses propres désirs, deviennent le lieu politique par excellence. La philosophie, mais aussi et surtout la politique sont passées ici au crible du boudoir ; ou mieux, dans le projet de Dolmancé, le boudoir a entièrement remplacé la cité, dans une dimension où public et privé, vie nue et existence politique échangent leurs rôles.
L’importance croissante du sadomasochisme dans la modernité s’enracine dans cet échange de rôles ; car le sadomasochisme est précisément cette technique sexuelle qui consiste à faire émerger la vie nue chez le partenaire. Non seulement l’analogie avec le pouvoir souverain est explicitement évoquée par Sade (
« Il n’est point d’homme, écrit-il, qui ne veuille être despote quand il bande ») mais la symétrie entre l’homo sacer et le souverain se retrouve ici dans la complicité qui lie le masochiste au sadique, la victime au bourreau.
L’actualité de Sade ne consiste pas à avoir annoncé le primat impolitique de la sexualité dans notre époque impolitique ; sa modernité tient au contraire au fait qu’il a exposé de façon incomparable la signification absolument politique (c’est-à-dire biopolitique) de la sexualité et de la vie physiologique elle-même. Comme dans les camps de nos jours, l’organisation totalitaire de la vie dans le château de Silling, avec ses minutieux règlements quine négligent aucun des aspects de la vie physiologique (pas même la fonction digestive, codifiée et rendue publique de façon obsessionnelle), s’enracine dans le fait que pour la première fois une organisation normale et collective (donc politique) de la vie humaine, fondée exclusivement sur la vie nue, est ici pensée. / G.A.)

1234567



boumboumjames |
femmeavenirhomme |
Toute une vie... |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Warhol l'avait dit...un qua...
| juliette66
| les bonnes "occaz" de Murielle