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Archive mensuelle de février 2009

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la Pêche à la truite en Amérique / Richard Brautigan

La mer, la mer.
La librairie appartenait à un type qui n’avait rien de magique. Il n’avait rien du corbeau à trois pattes, et il ne ressemblait pas à cet oiseau perché dans les pissenlits sur le flanc d’une montagne.
Naturellement, c’était un juif, un retraité de la marine marchande. Il avait été torpillé dans l’Atlantique Nord, et il avait flotté là pendant des jours, mais la mort n’avait pas voulu de lui. Il avait une femme jeune, le coeur malade, une Volkswagen et un foyer à Marin County. Il aimait les oeuvres de George Orwell, de Richard Aldington et d’Edmund Wilson.
A seize ans, il avait appris les choses de la vie, grâce à Dostoïevsky et aux putains de la Nouvelle-Orléans.
Sa librairie, c’était un parking pour tombes d’occasion. Il y en avait des milliers, garées en files comme des voitures. La plupart des livres étaient épuisés, personne ne voulait les lire, et les gens qui les avaient lus étaient morts ou bien ils les avaient oubliés, mais grâce à une transformation organique par la musique, ces livres avaient retrouvé leur virginité. Ils portaient leurs antiques copyrights comme autant de virginités neuves.
J’allais à la librairie l’après-midi après le boulot, pendant cette terrible année 1959.
Derrière le magasin, il y avait une cuisine, où il préparait un café turc dans un pot de cuivre. Je buvais le café, je lisais les vieux livres, j’attendais que l’année finisse. Au-dessus de la cuisine, il avait une petite chambre. Elle donnait sur la librairie, et elle était décorée de paravents chinois. Elle était meublée d’un divan, d’une armoire vitrée pleine de trucs chinois, d’une table et de trois chaises. Il y avait une minuscule salle de bains, comme la chambre à cartes d’une passerelle. Un après-midi, j’étais assis sur un tabouret dans la boutique, je lisais un livre en forme de calice. Ses pages étaient claires comme du gin, et voici ce qu’il y avait d’écrit sur la première page :

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Le propriétaire du magasin s’est approché de moi, il a mis son bras autour de mes épaules et il m’a demandé, « Veux-tu faire l’amour ? » Il disait ça d’une voix très gentille.
« Non », ai-je répondu.
« Tu as tort. » Puis sans rien ajouter, il est allé près de la devanture, et il s’est arrêté devant deux inconnus, un homme et une femme. Il leur a parlé quelques instants. Je ne pouvais pas entendre ce qu’il leur disait. Il a tendu le doigt vers moi. La femme puis l’homme ont fait oui de la tête.
Ils se sont approchés.
J’étais très gêné. Je ne pouvais pas sortir de la librairie, puisqu’ils étaient devant la porte, alors j’ai décidé d’aller aux cabinets, en haut. Je me suis levé brusquement, et je suis monté à la salle de bains. Ils m’ont suivi.
Je les entendais dans l’escalier.
Je suis resté longtemps dans la salle de bains, et eux ont également attendu longtemps dans la chambre. Ils ne disaient rien. Quand je suis finalement sorti de la salle de bains, la femme était étendue sur le divan, toute nue, et l’homme était assis sur une chaise, le chapeau sur les genoux.
« Ne t’occupe pas de lui, a dit la fille. Ça ne l’intéresse pas. Il est riche. Il possède 3859 Rolls Royce. »
La fille était jolie. Son corps était comme un torrent de montagne fait de peau et de muscles, coulant sur un lit d’os et de nerfs.
Elle m’a dit : « Viens et pénètre-moi. Nous sommes tous les deux des Poissons et je t’aime. »
J’ai regardé l’homme sur sa chaise. Il n’avait l’air ni gai ni triste.
J’ai ôté mes chaussures et tous mes vêtements. L’homme n’a rien dit.
Le corps de la fille bougeait légèrement de droite à gauche. Je ne pouvais rien faire d’autre. Mon corps était comme des oiseaux sur un fil téléphonique tendu autour du monde, doucement caressé par les nuages.
Je me suis tapé la fille.
Ce fut comme cette interminable cinquante-neuvième seconde qui va devenir une minute, et alors on reste tout penaud.
« Très bien », m’a-t-elle dit, et elle m’a embrassé.
L’homme était resté là immobile, sans rien dire et sans manifester aucune émotion. Il devait vraiment être riche et posséder 3859 Rolls Royce.
Puis la fille s’est rhabillée et ils sont partis. Comme ils sortaient, j’ai entendu l’homme prononcer ses premières paroles.
« Veux-tu aller dîner chez Ernie ?
- Je ne sais pas, a répondu la fille. Ça fait tôt pour penser au dîner. »
Puis j’ai entendu la porte se refermer. Je me suis rhabillé. Je me sentais doux et détendu, comme si j’avais flotté dans la musique concrète.
Lelibraire était assis à son bureau. « Je vais te raconter ce qui est arrivé là-haut », dit-il. Il avait la voix du corbeau à trois pattes dans le champ de pissenlit à flanc de montagne.
« Quoi ?
- Tu as combattu pendant la Guerre civile espagnole. Tu étais un jeune communiste de Cleveland, dans l’Ohio. Elle faisait de la peinture. Il y avait un juif new-yorkais qui regardait la Guerre civile espagnole en touriste, comme si ç’avait été le Mardi Gras à la Nouvelle-Orléans, interprété par des statues grecques.
« Elle dessinait un anarchiste mort quand tu l’as rencontrée. Elle t’a demandé de poser à côté du cadavre de l’anarchiste comme si c’était toi qui l’avait tué. Alors tu l’as giflée et tu lui as dit quelque chose que je serais très gêné de répéter.
« Vous êtes tombés amoureux l’un de l’autre.
« Pendant que vous étiez au front, elle a lu l’Anatomie de la mélancolie, de Robert Burton (1577-1640), et fait 349 dessins d’un citron.
« Votre amour était surtout spirituel. Au lit, vous n’aviez rien de millionnaires.
« Après la chute de Barcelone, vous avez fui en Angleterre, d’où vous avez pris le bateau pour New York. Votre amour restait en Espagne. Ce n’était qu’un amour de guerre. Vous n’aviez aimé que vous-même, en vous aimant pendant la guerre d’Espagne. En traversant l’Atlantique, vous êtes devenus indifférents. Chaque jour, vous vous perdiez un peu plus.
« Chaque vague de l’Atlantique, c’était comme une mouette morte, un morceau de bois mort qui flotte.
« Quand le bateau finit par venir buter contre l’Amérique, vous vous êtes quittés sans rien dire, et vous ne vous êtes jamais revus. La dernière fois que j’ai entendu parler de vous, vous habitiez toujours Philadelphie.
- Et c’est ça qui est arrivé en haut ?
- En partie. Oui, en partie. »
Il a pris sa pipe, il l’a bourrée puis il l’a allumée.
« Veux-tu que je te dise ce qui est arrivé d’autre ?
- Oui.
- Tu as franchi la frontière mexicaine. Tu es arrivé à cheval dans une petite ville. Les gens te connaissaient et tu leur faisais peur. Ils savaient que tu avais tué de nombreux hommes avec ce revolver que tu portais à la ceinture. quant à cette ville, elle était si petite qu’il n’y avait même pas de curé.
« Quand les rurales t’ont vu, ils ont quitté la ville. C’étaient des durs, mais ils préféraient ne pas voir à faire à toi. Alors c’est pour ça que les rurales sont partis.
« Tu es devenu l’homme le plus puissant de la ville.
- Tu as séduit une gamine de treize ans. Vous habitiez une case de briques, et pratiquement la seule chose que vous faisiez, c’était l’amour.
« Elle était mince avec de longs cheveux noirs. Vous faisiez l’amour debout, assis, sur le sol de terre battue entre les poules et les cochons. Les murs, le sol, et même le toit de la cabane étaient éclaboussés de sperme.
« La nuit, vous couchiez par terre et ce foutre vous servait de couverture et d’oreiller.
« Les gens de la ville avaient si peur de toi qu’ils ne disaient rien.
« Au bout d’un certain temps, elle a commencé à se promener à poil dans la ville, et les gens de la ville dirent que ce n’était pas bien, et quand vous avez commencé à vous promener à poil, et à faire l’amour à cheval au milieu du zucalo, les gens ont eu si peur qu’ils ont fui la ville. Et elle est abandonnée depuis.
« Personne ne veut y habiter.
« Vous ne deviez pas atteindre l’âge de vingt et un ans. A quoi bon ?
« Tu vois, je ne sais pas ce qui s’est passé là-haut », ajouta-t-il avec un bon sourire. Il faisait des yeux en cordes de clavecin.
J’ai réfléchi à ce qui s’était passé là-haut.
« Tu sais que je dis la vérité,dit-il. Tu l’as vu de tes propres yeux, et c’est avec ton corps que tu as parcouru ce chemin. Finis le livre que tu lisais avant d’être interrompu. Je suis bien content que tu aies fait l’amour. »
Je repris ma lecture, les pages se mirent à accélérer, et finirent par tourner comme les aubes d’un bateau à roues dans la mer.
Richard Brautigan
la Pêche à la truite en Amérique / 1967
« Nous avons tous une place dans l’histoire. La mienne, c’est les nuages. »
Lire également Un Privé à Babylone 1 et 2 et 3 et 4
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Aux origines était la bulle : la mécanique des fluides des Subprimes / Martha Poon

« Pendant le laps de temps où la bulle a vécu, le souffleur a été hors de lui, comme si l’existence de la bulle avait dépendu du fait qu’elle demeurât enveloppée dans une attention qui accompagnait son vol. Tout manque d’accompagnement, toute négligence dans l’espoir et le tremblement qui escortent cette bulle dans son vol aurait condamné cette chose scintillante à un échec prématuré. » Peter Sloterdijk, Bulles, 2002 (1).

Les bulles sont des objets de fascination enfantine : elles surgissent de nulle part et semblent défier les lois de la gravité lorsqu’elles s’élèvent et dérivent au loin. L’idée d’une bulle en finance joue sur ces qualités aériformes et éphémères. Si fantastiques que soient les bulles, elles n’en sont pas moins substantielles. Elles sont aussi l’expression de faits physiques et mécaniques. Nous vivons dans une époque de bouleversements mondiaux qui sont tout sauf fantasmatiques. Ils découlent d’un phénomène financier que The Economist a fameusement appelé « the biggest bubble in history ». Par un enchaînement d’événements encore difficile à saisir, l’augmentation rapide du prix de l’immobilier résidentiel aux États-Unis a conduit à un gel de l’offre de crédit, ce qui a déclenché une baisse de la productivité et une récession généralisée. Vue d’Amérique, la crise a désormais fait un tour complet sur son orbite. Elle s’est propagée de la frénésie de l’immobilier résidentiel américain jusqu’à une cascade de foreclosures (2), glissant sur les titres et les portefeuilles des investisseurs internationaux, déchirant les institutions géantes de l’industrie financière, des hedge funds aux banques d’investissement ; étouffant le marché des prêts commerciaux et des prêts à la consommation. Et maintenant, dans son dernier développement elle revient au cœur même des dépenses de consommation.Vue de France, il semble que l’endettement insatiable des américains découle d’un mépris pour les principes de base, d’une sorte de témérité financière. Cette lecture a été renforcée par la découverte des « subprimes », une forme spécifique de prêts hypothécaires inconcevable en France. Les subprimes permettent aux Français de prendre la pleine mesure des assises contemporaines des pratiques de crédit américaines.
Le moteur qui a alimenté l’explosion financière récente tout autour de la planète est l’extraordinaire facilité d’accès des consommateurs américains au crédit institutionnel. Cet essai vise à ouvrir une fenêtre sur les rouages de la machine américaine de fabrication des crédits à la consommation. Il décrit un système d’octroi du crédit américain, momentanément cohérent et coordinateur, qui a soutenu, ne serait-ce que pour une brève période, à la fois le mode de vie économique d’une nation et le régime mondial de la finance.
Le souffle. Tout a commencé en 2001 quand le marché immobilier des États-Unis a connu une accélération prodigieuse qui a provoqué une explosion du marché.
Au début de cette période la valeur totale des biens immobiliers détenus par les ménages avoisinait les 14 milliards de dollars. Les taux d’intérêts étaient bas (pour stimuler la croissance après l’effondrement de la nouvelle économie et le 11 septembre) et les prix des maisons déjà relativement élevés au moment du retournement économique : on voyait mal comment le marché immobilier pourrait être le support d’une nouvelle croissance. L’économiste Paul Krugman annonçait en 2002 aux lecteurs de sa chronique du New York Times : “Il est difficile de penser que les prix vont encore augmenter. L’immobilier est, s’il en est, au coeur d’une bulle ” (Paul Krugman, Where’s the Boom, New York Times, 28 mai 2002).
Pourtant, contre toutes les prévisions économiques, l’immobilier qui entre 1997 et 2002 avait augmenté comme jamais en 5 ans depuis 1945, a poursuivi sa course. Depuis la guerre, les prix de l’immobilier avaient crû « approximativement à la même vitesse que les prix des autres biens et services comme les cartes de crédit, l’essence et la santé (3) » mais entre 1996 et 2005 ils ont gagné 45 % de plus que l’inflation. Le prix médian d’une maison est passé de 177 000 dollars en février 2001 à 276 000 en juin 2006 (4). On a calculé que 5 milliards de dollars ont été créés pendant cette période de 5 ans, ce qui représente 70 000 dollars pour une famille de 4 personnes. On a estimé que « chaque dollar en plus de richesse immobilière a ajouté 3 cents de consommation annuelle car les familles ont réduit leur épargne et emprunté en s’appuyant sur la nouvelle valeur hypothécaire de leur maison » (5). Pour profiter du boom, les propriétaires ont transformé l’élévation de la valeur de leur maison en liquidités, dégageant ainsi 700 milliards de dollars de leurs maisons en 5 ans (à peu près 5 % du PNB pour la seule année 2004). Ils ont obtenu du cash par de nombreux programmes de refinancement et la multiplication des produits financiers adossés à leurs logements. Les consommateurs américains ont ainsi appris à utiliser leurs maisons comme des distributeurs d’argent automatique, ainsi que le dit aujourd’hui l’expression. Supplément à des salaires stagnants et à un marché du travail peu dynamique, une bonne part de ces liquidités ont été utilisées pour rembourser des engagements précédents, notamment des dettes contractées sur des cartes de crédit. Le reste a servi à améliorer les habitats, à l’éducation et à acheter des biens de consommation. Les dépenses des ménages Américains ont été substantiellement reconfigurées par ces flux dégagés de l’immobilier et par un niveau d’épargne individuelle négatif pour la première fois depuis les années 1930.

L’espoir. Au moment de l’explosion de la crise financière, je menais une existence modeste d’étudiante de troisième cycle à San Diego, un paradis balnéaire où il ne pleut jamais ainsi qu’un site prolifique en innovations biomédicales, connu pour sa frontière commune avec la ville mexicaine de Tijuana et pour le conservatisme que lui confère son rôle d’importante plate-forme militaire (C’est sur un porte-avion mouillant au large de la côte que le président Bush a annoncé que les Etats-Unis avaient “remporté” la guerre en Irak). San Diego a été l’un des points chauds des excès immobiliers du tournant du siècle, avec des prix qui se sont envolés de 115% pendant le boom. Au début des années deux mille, la ville entière se résumait à qui achetait quoi, où, et à quel prix. On pouvait apercevoir partout des hommes-sandwich, payés 12 dollars de l’heure pour rester plantés aux carrefours et orienter les passants vers les nouveaux logements en construction.
Au-delà d’un flux de transactions extrêmement dense, l’immobilier a alimenté une frénésie consumériste en aval. Durant les week-ends, les nouveaux accédants à la propriété abattaient des cloisons, posaient des carrelages design, et installaient de la robinetterie rutilante, tout en faisant leur choix dans des échantillons interminables de peintures mates satinées. Les bières Corona avec leur tranche de citron vert, les barbecues et les burritos abondamment farcis de viande rôtie agrémentaient un flot ininterrompu de conversations qui portaient sur l’immobilier et la rénovation.
L’argent généré par les transactions liées à l’immobilier – en empruntant plus que la valeur d’une propriété, en empochant des gains sur une vente, ou en monétisant des avoirs immobiliers à mesure que les prix s’élevaient – était utilisé pour acquérir des biens de consommation qui allaient des somptueux canapés en cuir à des Porsches, des yachts de plaisance, et d’imposants 4×4 familiaux. Pour les plus entreprenants, la valeur foncière de la propriété était convertie en apport hypothécaire afin d’acquérir d’autres propriétés à des fins d’investissement ou pour rénover.À l’automne 2003, alors que les prix allaient encore continuer à monter pendant deux ans, il était déjà trop tard pour prendre le train en marche. Ne sachant ce que l’avenir tenait en réserve, j’ai accompagné un ami dans sa quête empressée d’une habitation qu’il pourrait faire sienne. Un électricien auparavant enrôlé dans la marine et pouvant compter sur un revenu annuel de quarante mille dollars, il sentait que le marché était en train de l’écarter.Nous avons commencé à chercher des trois pièces dans l’idée qu’il pourrait prendre un co-locataire afin de couvrir une partie des mensualités de remboursement. Un vendredi après-midi du mois de septembre, après quelques semaines de recherches préliminaires, nous avons visité le dernier trois pièces de la ville offert pour moins de deux cent mille dollars. Tandis que mon ami passait le week-end à hésiter, l’appartement fut vendu. Nous cherchions à nous agripper à un marché qui se dérobait sous nos pieds.
Si les courtiers en prêts immobiliers ont eu droit à leur part d’attention lorsque l’on a cherché par la suite à désigner les coupables de la crise, les personnages les plus agressifs de notre histoire furent les agents immobiliers, une horde de jeunes femmes bien habillées qui n’avaient pas trente ans, et dont l’une nous a avoué avoir obtenu de justesse l’examen requis pour obtenir la licence.
En Californie, les professions de l’immobilier ont connu un tel essor qu’en 2006 on comptait une licence pour cinquante adultes dans tout l’état. Avec une commission standard de 6% partagée en deux s’il y avait un agent pour la vente et un pour l’achat, les agents situés au bas de l’échelle pouvaient se contenter de faire moins d’une vente par mois pour gagner correctement leur vie.
Affichant une ignorance stupéfiante des principes fondamentaux du calcul financier et sans aucune considération pour les dépenses quotidiennes, les apports personnels ou l’intérêt global des prêts, ils nous emmenaient avec assurance visiter des appartements qui, après un apport de 20%, un prêt sur trente ans et les frais d’entretien, auraient facilement englouti plus de 80% du revenu mensuel de mon ami.
Malgré l’excellent crédit (6) dont jouissait ce dernier, les agents lui conseillèrent d’acheter un point de pourcentage (c’est-à-dire de payer une somme fixe afin d’abaisser le taux d’intérêt d’un point) ou de contracter un « prêt in fine » (7). Ils l’encouragèrent à recourir à n’importe quel instrument financier susceptible de réduire les paiements mensuels au prix d’un gonflement de la dette globale, de façon à pouvoir « suivre le rythme » des prix immobiliers en pleine explosion.
Fonçant tel un lapin pris dans la lumière des phares, mon ami fit une offre impulsive sur un deux-pièces de 46m2 disposant d’un plafond voûté, dans un immeuble de 1983. Le prix affiché était de 190 000 dollars, soit à peine quelques milliers de moins que le trois pièces qui nous était passé sous le nez à peine quelques semaines auparavant.
Alors que nous entrions dans l’espace vitré d’une agence du centre ville pour signer les documents relatifs à l’acquisition de l’appartement sis au 4129 de la 33ème rue (j’avais naïvement insisté sur le choix d’une agence située dans le centre, pensant que c’était là un indice de respectabilité), le directeur, une petite cinquantaine et sûr de lui, vint nous féliciter alors qu’il était en chemin vers son club de golf : « Alors, vous prenez quoi ? » demanda-t-il tout bonhomme, sa voix regorgeant d’assurance. « C’est votre premier appartement ? J’ai acheté le mien en 1972 pour vingt-quatre mille dollars. Le jour où je l’ai vendu… »
Il émit un ricanement grave, puis se laissa aller à une feinte nostalgie en nous racontant l’histoire édifiante du voyage d’un jeune homme vers le succès dans l’immobilier. Véritable prélude aux conditions qui régnaient alors, le conte était une fable morale, une flèche en néon qui pointait vers la réussite financière.
L’instant d’après, alors qu’il jetait un coup d’œil sur la déclaration de revenus qui figurait au côté du prix de vente du bien, une ride dubitative vint lui strier le front. « Hmm hmm (pause)… hmm.. » marmonna-t-il nerveusement, tandis que son regard expert sillonnait le document. Sa voix était moins assurée lorsqu’il réitéra ses assurances avant de disparaître dans l’encadrement de la porte.
Gagnée par le malaise, je me lançai alors frénétiquement dans une dernière tentative de recherche. Comme j’allais le découvrir, l’essentiel des informations concernant les transactions financières sont disponibles publiquement en ligne. Les données montraient que l’appartement précis pour lequel mon ami faisait une offre s’était vendu 115 000 dollars en 2001, et 160 000 en 2002, ce qui, en tenant compte du prix auquel il était offert, équivalait à une augmentation fulgurante de 65% en deux ans. Par ailleurs, un appartement identique s’était vendu pour moins de 40 000 dollars en 1998 !
Face à des chiffres aussi incroyables (générés, s’il vous plaît, par l’exercice de mes talents universitaires), la conclusion s’imposait : une telle croissance était insoutenable. « Ah. Quel est le problème ? » insistaient nos amis lorsque j’exprimais des doutes au sujet de la transaction. « Les prix de l’immobilier ne baissent jamais » (aphorisme), « et dans deux ans, s’il se sent trop juste, il pourra toujours le revendre » (pragmatisme).
Me rangeant du côté des données, je luttais contre l’intense pression atmosphérique en amadouant mon ami et en l’implorant de s’arrêter. Il se retira de la transaction à contrecoeur, en y laissant mille dollars en frais de dossiers perçus par l’organisme prêteur, tandis que le Rêve Américain s’éloignait, le laissant psychologiquement dévasté. Ce n’est pas lui, mais quelqu’un d’autre, qui finit par acquérir l’appartement.
Je viens de vérifier les cotations sur www.realtor.com. Un appartement au 4192 de la 33ème rue est aujourd’hui offert pour 90,000 dollars seulement.

Les accompagnateurs. Pendant sa période d’expansion économique, l’Amérique a connu une indiscutable prospérité matérielle. L’année 2005 était déjà bien entamée que le marché continuait de se développer, accompagné par des créations massives d’emplois dans le bâtiment ainsi qu’une flambée des dépenses de consommation.
La transmutation de l’activité dans le secteur de la construction en richesse économique s’est traduite par une augmentation de 150 milliards de dollars de dépenses de consommation et par la création de près d’un million et demi d’emplois supplémentaires.
Fort d’une telle performance économique, George W. Bush pouvait claironner que « le nombre d’Américains propriétaires de leur logement est le plus important jamais connu ». Le taux de possession de logement pour les minorités atteint effectivement des sommets. La confiance des ménages est à son apogée comparée aux quarante dernières années, la productivité est à un bon niveau, l’inflation est contenue, l’activité industrielle croît et le secteur des petites et moyennes entreprises (PME) a le vent en poupe.
La plupart des économistes, qu’ils soient partisans d’une analyse baissière ou haussière (la fameuse opposition “bulls and bears”) du marché, s’accordaient sur l’importance de l’immobilier dans la réussite économique nationale. David Lereah, sans doute le principal représentant de l’analyse haussière et économiste en chef à l’association nationale des marchands de biens, s’est fait remarquer suite à l’écriture d’un livre intitulé Êtes-vous en train de manquer l’explosion du marché de l’immobilier ? paru en février 2000. Un an plus tard, quelques mois seulement après le début de la contraction du marché immobilier, il a ré-intitulé son livre, non sans insolence, Pourquoi le boom immobilier ne retombera pas – et comment vous pouvez en tirer profit. En pleine débandade, Lereah affirmera bravement que “l’immobilier est le seul secteur qui soutient l’économie et le tient à l’abri d’un effondrement en chute libre”. Tenant de l’analyse baissière de l’explosion immobilière et largement pessimiste quant à l’état de santé de l’économe américaine, l’économiste Paul Krugman a acquiescé, en remarquant ironiquement que “les consommateurs sont restés résolument optimistes, comme s’ils croyaient vraiment au slogan facile : « quand la vie devient dure, ce sont les durs qui vont faire les courses au magasin ». Lorsque certains commencèrent à suggérer à Greenspan de faire quelque chose pour ralentir le mouvement, il répondit que les taux d’intérêt étaient un instrument trop brutal pour dompter les prix des actifs. En mai 2005, n’admettant que l’existence de bulles locales, il donna une réponse tristement célèbre : « au minimum, il y a un peu d’écume » dans le marché immobilier. Alerté par le Comité de Conseil des Consommateurs du FRB, Greenspan exprima néanmoins son inquiétude concernant certains produits hypothécaires « exotiques » et suggéra qu’il fallait garder un œil sur leur très forte croissance. Il souligna le fait que des produits non conventionnels pouvaient être en train « de pousser les prix encore plus haut et d’inciter certains acheteurs de biens immobiliers à prendre trop de risques ». Sans remarquer la tautologie apparente, il continua en affirmant que « la grande majorité des propriétaires de biens immobiliers disposent d’un matelas de capital confortable pour absorber la baisse potentielle du prix des maisons » (8). De manière rétrospective, le pic de la tendance est survenu au milieu de l’année 2005, même si les commentaires publics se voulaient rassurants, et cela jusqu’à la fin de l’année. En seulement quelques mois, les volumes des transactions dans l’immobilier avaient commencé à ralentir, stagner et ensuite baisser. En janvier 2006, le mot à la mode était « atterrissage en douceur », ce qui indiquait une acceptation générale du fait que le marché certes se refroidissait, mais ce qui reflétait l’espoir largement répandu que les affaires pouvaient ralentir sans que les prix des maisons s’effondrent vraiment. Craignant que les acheteurs perdent confiance et ne cessent d’acheter, on redoubla d’efforts pour soutenir la confiance des consommateurs. Cependant, pendant l’année 2006, les ventes de logements déjà construits baissèrent de 14% et le prix médian des immeubles neuf baissa de 10%. Ce moment reçu le nom de « bulle de Bernanke » en octobre, lorsque, peu après son élection, le président de la Fed déclara dans des termes choisis que le marché immobilier était en train de subir une « correction substantielle » (9).
Depuis cette annonce, le monde a été submergé par le sifflement caractéristique que fait un pneu qui se dégonfle infiniment.
La crevaison. Si le ralentissement de l’immobilier s’était soldé par un simple marasme (réduction du volume des ventes, accroissement des stocks et baisse du rythme des transactions), il n’y aurait pas eu de quoi crier à la « bulle ». Mais par la suite, les problèmes se sont propagés sur le marché du crédit immobilier, déclenchant de façon dédoublée une amplification complexe qui a fait peser une menace sur la valeur des logements.
À la toute fin de 2006, les taux de remboursement ont explosé sur le segment du marché du crédit immobilier appelé « subprime », auquel les principaux observateurs n’avaient guère prêté attention jusqu’alors. Début 2007, l’incapacité inattendue des prêteurs à récupérer suffisamment de fonds auprès des emprunteurs les a empêchés de verser leurs propres traites aux investisseurs internationaux en possession de titres adossés à des créances hypothécaires résidentielles (« RMBS »).
D’importants prêteurs du secteur des subprimes ont déposé le bilan et plusieurs hedge funds de premier plan ont implosé. C’est ainsi qu’a soudainement été mis en lumière le fait que l’action économique des petits propriétaires américains était étroitement liée, par le biais d’une chaîne complexe d’intermédiaires financiers, à celle des investisseurs internationaux.
Dans les principaux journaux, on a dit que le secteur des subprimes avait été “exposé à des produits immobiliers protéiformes, exotiques, explosifs, originaux – quel que soit le nom qu’on leur donne” (10). Les produits alternatifs de ce type étaient caractérisés par l’option “taux variable” (« adjustable rate mortgages » – ARM) qui fixait le taux d’intérêt et les mensualités uniquement pour les toutes premières années du crédit mais laissait ouverte la possibilité d’un « ajustement » une fois cette période révolue.
Le prêt à taux variable 2/28, par exemple, correspond à un échéancier planifié pour deux ans avec un taux d’intérêt faible, après quoi les montants et les taux peuvent fluctuer en fonction du marché pour les vingt-huit années restantes. Ces produits faisaient sens, financièrement parlant, lorsque la valeur résiduelle des logements augmentait très rapidement, parce que les emprunteurs pouvaient au moins mettre le pied dans la porte, avec l’espoir de vendre leur maison et de rembourser l’emprunt avant de sentir l’impact différé du coût du crédit.
Pendant le boom, les ARM se sont multipliés. Ils représentaient plus de 20% des emprunts réalisés en 2005 et en 2006 (11). En jouant sur les termes du contrat, ces formes alternatives de crédit ont permis à des acheteurs qui avaient à la fois des revenus mensuels faibles et des problèmes de crédit d’acheter au moment du boom, en compensant les risques plus élevés par l’accumulation de différentes augmentations différées du prix du crédit.
De manière paradoxale, ces prêts sont, parmi d’autres, tout à la fois plus coûteux que les emprunts traditionnels d’une durée fixe de 15 ou 30 ans (prime), mais aussi beaucoup plus attrayants du fait de paiements initiaux bien plus faibles (taux d’appel). Par définition, les subprimes, en raison de la structure non-conventionnelle de ces produits, allaient se révéler beaucoup plus sensible aux hausses de taux d’intérêt qui étaient progressivement imposées, comme au ralentissement du marché qui s’ensuivit.

Après le dégonflement de la bulle, ces emprunts immobiliers ont été ouvertement dénoncés comme étant « les prêts les plus compliqués et les plus risqués jamais créés ». Il a été dit que près de deux millions d’ARM devaient voir leur taux augmenter avant la fin de 2008, un déclencheur certain d’une vague de saisies au moment où les ménages se retrouveraient confrontés à ce qu’on a élégamment appelé un « choc de paiement ». C’est quand ils ont appris la nouvelle que les commentateurs ont commencé à invoquer le spectre de la Grande Dépression.
En 2006, vingt-cinq organismes de crédit proposant des subprimes avaient fait faillite, annoncé des pertes, où se mettaient en vente du fait de leur incapacité à générer de nouvelles ressources pour leurs actionnaires suite au défaut de paiement de leurs clients (un site internet permet de suivre leur déclin : http://ml-implode.com). C’est ce qui a déclenché la dimension internationale de la chute, qui s’est ensuite rapidement propagée sur le marché des capitaux.
Au moment où ‘‘le segment du marché qui était autrefois l’enfant chéri de Wall Street” se retrouvait mis à l’index, les agences d’évaluation menées par Standard and Poor’s ont revu à la baisse leurs évaluations de ces produits financiers adossés à des emprunts immobiliers, signe officiel d’une qualité dégradée. Un frisson a traversé Wall Street, qui prit immédiatement ses distances avec ces types d’emprunts qui avaient perdu la faveur des investisseurs. La demande de crédit s’est alors immédiatement contractée.
Les engrenages de la machine à faire des bulles s’étaient arrêtés, et certains de ses éléments faisaient marche arrière dans un grincement sinistre.
La machine. Le terme subprime est entré dans le vocabulaire international parce qu’il est devenu emblématique de la plongée dans la crise du monde de l’investissement. Comprendre la façon dont s’articulent les prêts subprimes, c’est comprendre les mécanismes techniques par lesquels se sont trouvées constituées en un réseau fluide et viable d’opérations financières à haut rendement des créances définies, statistiquement, comme porteuses d’une probabilité élevée de défaillance.
Le déplacement massif des capitaux d’investissement vers le secteur immobilier a pu être associé, à première vue, à un repli prudent des frontières de la finance vers le sol plus solide de la tradition économique. Pourtant, nous le savons aujourd’hui, ce mouvement a été le résultat de profondes transformations du monde de la finance hypothécaire américaine industrie à la source des prêts immobiliers, et lieu d’articulation du marché de l’immobilier et de celui des produits d’investissement adossés à des actifs (asset backed securities).
Le système d’échange des créances immobilières n’est pas une nouveauté aux Etats-Unis, puisqu’il remonte au New Deal. Mais il s’est opéré, dans la période récente, un glissement de cette pratique traditionnellement circonscrite à un marché dont la liquidité était soutenue par des organismes disposant de garanties de l’État les government-sponsored enterprises ou GSE, familièrement appelées Freddie Mac et Fannie Mae et par des prêteurs spécialisés dont les activités de prêt étaient financées par des dépôts, en direction d’une industrie largement tirée par les investissements en capital-risque
Ce n’est que récemment que l’Amérique a pris la mesure de l’entrée en masse et sans entraves du capital privé dans le marché hypothécaire. Selon les mots d’un collaborateur du New York Times Magazine, qui tentait d’exprimer le choc ressenti en apprenant par courrier le transfert de sa créance hypothécaire à un groupe financier, « j’ai eu la soudaine révélation, comme un coup de tonnerre, que mes dettes étaient devenues les actifs de quelqu’un d’autre » (12). On utilise, pour décrire ce mécanisme, l’expression originate-to-distribute. Comme dans une chaîne de production, diverses firmes spécialisées coordonnent leur action pour fabriquer, assembler, synthétiser des produits d’investissement à partir d’agrégats de créances immobilières. Les acteurs de cette chaîne sont les courtiers en prêts immobiliers, en contact direct avec les consommateurs, les intermédiaires qui achètent en gros et réunissent des agrégats de créances selon les spécifications des institutions financières et des fonds spéculatifs (hedge funds) qui, en fin de chaîne, fournissent les capitaux, et enfin les agences de notation (rating agencies) qui déterminent si la composition de ces portefeuilles d’actifs remplit leurs critères de qualité.
L’une des raisons abondamment invoquées pour expliquer l’implosion de la bulle est le recours, par de nombreux prêteurs, à des pratiques de crédit laxistes, manifestement du fait que, en tant qu’émetteurs et gestionnaires des prêts concernés, ils avaient pour une bonne partie un intérêt dans les titres issus de ces prêts. La désinvolture, les faux-semblants, les infractions aux règles, la naïveté dans les calculs de simulation, et la fraude ont connu une augmentation dramatique et ont contribué à maintenir les volumes au plus haut niveau et à faire gonfler les marges de profit dans les dernières années du boom.
A trop mettre l’accent sur les erreurs, cependant, on risquerait d’oublier le nœud central, philosophique, du mécanisme en jeu. S’il y a eu crise des subprimes, ce n’est pas simplement parce que les Américains ont contracté trop de dettes, ou parce qu’on a accordé des prêts à des personnes qui, en soi, ne les « méritaient » pas. L’explication se trouve plutôt, en réalité, dans un mécanisme financier, novateur et unique, dont la raison d’être – y compris dans la stricte application de ses propres règles – est la production en masse de créances calculées pour comporter un risque élevé.
Il est intéressant d’observer que c’est dans l’existence des GSE, ces institutions mandatées par l’état, que réside précisément l’origine du mécanisme en cause. Les GSE Freddie et Fannie étaient à l’origine les seuls acteurs du marché secondaire des créances immobilières, car celles-ci ne présentaient pas d’intérêt pour les investisseurs. Mandatées pour créer un marché, les GSE en contrôlaient les termes en définissant les conditions du transfert des créances aux investisseurs. Les types de prêts éligibles à la titrisation étaient par définition de première qualité (prime) tandis qu’en étaient écartés en vertu des règles fondamentales appliquées par les GSE les prêts dits non conformes ou de moindre qualité (subprime).
Il faut bien comprendre que la classification en subprime, à l’origine, n’était pas tant le reflet de la solvabilité de l’emprunteur que le constat de la non conformité des termes du prêt aux règles sécuritaires établies par les GSE. Il existait, simplement, des types de prêts comportant une part de variabilité que les GSE n’étaient pas disposées à garantir vis-à-vis des investisseurs.
(Il vaut ici d’être noté que l’accusation portée récemment contre les GSE d’avoir garanti la masse des prêts subprimes qui sont à la racine de la crise, et le reproche adressé aux Démocrates de s’être opposés à une surveillance plus poussée de ces institutions, ne sont que rideaux de fumée électoraux. Les GSE, par définition, n’accordaient pas de prêts subprimes. Si elles ont été encouragées à s’impliquer directement dans ce type d’opérations, ce fut dans l’objectif d’apporter un soutien – mal placé – à l’accession des plus modestes à la propriété, et seulement lorsque le jeu prit fin, en 2006, dans un effort désespéré pour enrayer l’érosion de leurs parts de marché au profit des acteurs privés.)
Techniques innovantes de gestion du risque, les subprimes défient les règles conservatrices instaurées par les GSE et poussent jusqu’à leurs limites les stratégies d’émission fondées sur le risque. Les subprimes sont aujourd’hui capitalisées par un ensemble d’institutions financières, qui ont prospéré sur la base de l’organisation du marché secondaire institué par les GSE mais qui sont techniquement équipées pour en modifier les règles dans l’objectif d’émettre les prêts traditionnellement refusés par ces organismes.
Les nouveaux produits d’investissement adossés aux subprimes ont joui d’une attractivité immédiate car, par le jeu de la hausse des taux d’intérêt et des frais de gestion, ils représentaient la promesse d’un meilleur retour sur investissement. Pendant la période faste, ces créances titrisées générées par des banques d’investissement privées, sont devenues extrêmement populaires aux yeux des investisseurs, et notamment des hedge funds avides de risque. L’argent a afflué vers ces produits, doublant leur montant, depuis 2001, jusqu’au niveau record de 476 milliards de dollars.
Cet afflux d’argent vers le marché des prêts immobiliers en a radicalement modifié les termes. La multiplication des prêts et la complexification des contrats ont dans le même temps constitué une puissante dynamique du marché et contribué à en transformer le climat. Les excès réalisés en matière de prêts ont créé les conditions mêmes qui ont conduit à des taux de défaut dépassant les valeurs anticipées par les modèles de gestion du risque utilisés pour prédire la performance des portefeuilles de prêts titrisés et leur assigner une juste valeur de marché.
C’est certainement sur les groupes défavorisés que l’impact immédiat de ces bouleversements, et de la perte de la valeur des biens immobiliers qui s’est ensuivie, a été le plus dévastateur. Les investisseurs, redécouvrant les vertus de la qualité, ont fuit le marché des subprimes, et l’on s’attend à ce que ces retombées soient « le plus durement ressenties par les acheteurs et propriétaires issus des minorités ou des milieux les plus pauvres, qui rencontreront des difficultés à renégocier des prêts à taux variable qu’ils ne peuvent plus assumer » (13).
Cependant, ces observations sur les retombées inégales de l’effondrement du marché immobilier risquent de donner une idée trompeuse de la façon dont la bulle, dans sa globalité, a été générée. Comme l’illustre l’expérience relatée plus haut, les populations exclues du crédit n’ont pas été les seules à être entraînées vers des emprunts exotiques. La force ascendante du marché a servi à justifier la généralisation de ces prêts à une masse indiscriminée d’acheteurs, indépendamment de leur niveau de revenu ou de leur histoire bancaire.
Le phénomène des subprimes est plus complexe que ne l’ont dépeint les media, qui ont largement recouru à ce terme pour se référer à une classe de consommateurs peu solvables, auxquels s’offraient des choix limités sur le marché des prêts immobiliers. Il renvoie aussi, indépendamment, à une industrie financière qui pratique la vente de produits hypothécaires et de titres « exotiques » sur un marché ouvert où se sont également trouvés piégés d’autres catégories d’acteurs, tant emprunteurs qu’investisseurs.
Les subprimes représentent une catégorie financière inédite dont la composition est remarquablement tendue. Il est étonnant de constater à quel point ce type de crédits à haut risque s’oppose au simple bon sens. Inspiré par la logique du « risque », il fait entrer dans une même sphère d’action des populations auparavant exclues de l’accès au crédit et des activités d’investissement à effet de levier.
Figurant un retournement paradigmatique fondamental, qui restera profondément inscrit dans la machine de fabrication du crédit, l’avènement des subprimes nous dit que le défaut de remboursement n’est plus, pour un prêt, un attribut intrinsèquement indésirable. Il est, au contraire, reformulé comme une probabilité conçue statistiquement, en vertu d’un retournement conceptuel qui le transforme en un « risque » gérable à l’échelle d’une population.
L’appétit à jouer avec le risque – et pas seulement pour les « mauvais » prêts et les emprunteurs les plus fragiles – est le moteur universel des marchés financiers et l’inspiration de leurs modèles. Les institutions financières françaises ont elles aussi, à l’évidence, souscrit à cette logique puisqu’elles ont pleinement participé à la production de ce système, même si la réalité en reste encore éloignée du vécu quotidien des citoyens français.

L’ échec. L’éclatement de la bulle renvoie à la perte d’un véritable mode de vie. En témoigne de façon saisissante l’érosion des revenus des administrations locales que va entraîner la chute des valeurs immobilières, et ce juste au moment où la demande de services sociaux est sur le point d’augmenter. L’impôt foncier local finance 28% des écoles publiques, sans parler de la collecte des déchets et des transports publics. A elle seule, la Californie risque de perdre 6,6 milliards de dollars, soit plus que tout autre État.
Avec l’effondrement du mode de vie très dispendieux des Américains, les problèmes nationaux reviennent au centre de l’attention politique aux États-Unis. Dans la foulée des « sauvetages » et des « relances, » le nouveau slogan qui pèse 800 milliards de dollars à Washington est : « rétablissement économique ». Cela pose la question du type d’économie que le nouveau gouvernement souhaite rétablir. Il est peu probable que la planche à billets du Trésor puisse se substituer à une expansion qui n’a pu être réalisée qu’au moyen d’un effet de levier extrême.
Dans un enchaînement d’événements fulgurants, le gonflement puis l’éclatement de la bulle immobilière américaine ont été à l’origine d’une crise financière qui a entraîné un véritable cataclysme économique. La crise économique actuelle, qui résulte de la contraction rapide de la consommation des ménages est la preuve qu’aux Etats-Unis il n’existe plus de séparation entre l’économie financière et ce qu’on a appelé l’économie réelle.
Simple outil pour la commercialisation des biens durables au tournant du siècle, le crédit à la consommation est devenu le pain quotidien de l’industrie américaine. Les problèmes de General Motors touchent tout autant à la production de voitures qu’à la faiblesse de GMAC, sa filiale spécialisée dans le crédit à la consommation, sans laquelle le constructeur ne saurait vendre ses produits aux consommateurs. Les fabricants chinois sont tout aussi gênés dans la mesure où les plafonds des encours autorisés sur les cartes de crédits s’effondrent à la suite de la baisse de la qualité du crédit.
Le crédit à la consommation est devenu la loi fondamentale de l’économie américaine, et le véritable générateur de sa richesse. Quiconque considère ce système comme un château de cartes oublie cette vérité anthropologique qui veut que les systèmes symboliques complexes capables d’assigner aux individus des qualités abstraites, comme le « risque », peuvent devenir, ne serait-ce que temporairement, aussi robustes que des systèmes matériels, par le truchement de dispositifs technico-pratiques.

Conclusion. C’est à double titre que l’on peut considérer une bulle financière comme le produit d’une intense spéculation. En un premier sens, elle renvoie à un écart mesurable entre la valeur « réelle » d’un actif et le prix « artificiel » qu’on considère souvent comme le produit de comportements offensifs des investisseurs. A supposer que la valeur repose sur des fondamentaux, la notion de bulle est profondément réaliste : elle ne voit dans l’accroissement des prix qu’une falsification de la valeur et affirme qu’une « correction » à la baisse est inévitable.Mais les bulles sont de nature spéculative en un second sens, peut-être plus intéressant : elles sont translucides par nature et leurs contours sont difficiles à discerner. Si bien que même lorsque tous les observateurs s’accordent sur le fait que les prix augmentent – autrement dit lorsqu’il y a consensus sur le cours auquel s’échange un titre – une bulle se forme si le bien fondé de cette hausse et la nature de ses fondamentaux deviennent sujets à controverse. Paradoxe ontologique et fiction perpétuelle, l’existence des bulles reste hypothétique jusqu’au moment où, ultimes arbitres de leur propre existence, elles se dissipent et éclatent. Une fois constituée, une bulle peut sembler temporairement échapper aux lois de la physique. Elle entre dans l’ordre de l’intangible à mesure qu’elle dérive dans l’espace, pour finalement devenir un objet de préoccupation une fois qu’elle a disparu.
Les réflexions philosophiques de Peter Sloterdijk sur la nature des bulles éclairent ces contradictions. Pour lui, les bulles sont des objets matériels dilatés par l’action humaine, et dont la durée de vie dépend non seulement de la tension mécanique en surface, mais également de la fascination et des espoirs que leurs créateurs y ont insufflés.
Dans cette perspective, on peut voir dans la bulle immobilière américaine un espace tangible quoique imaginaire, habité et pourtant illusoire. Cette bulle a représenté une forme d’action collective portée par de nombreux acteurs globaux, qui l’ont soutenue par leurs actions et leurs pensées. Dans les termes de Sloterdijk, une bulle prend forme lorsque des individus finissent pas habiter un espace de sens et d’action intrinsèquement cohérent.
En voyant uniquement dans la crise des subprimes un produit de l’irrationalité, de la fraude et de l’erreur, on perd de vue l’imposante coordination requise pour qu’une bulle se forme. La tâche des chercheurs en sciences sociales est en fait purement positive – identifier la présence d’éléments pouvant rendre compte du développement d’une action collective étendue. Cette bulle a été le prolongement d’une forme de lien et de sociabilité.
De ce point de vue, le système financier ne s’est pas effondré parce qu’il était fondamentalement vicié, mais parce qu’il n’a fonctionné que trop bien en créant un vaste collectif global centré autour du crédit immobilier résidentiel aux Etats-Unis. Le système s’est saisi d’agents auparavant dispersés pour les réunir dans un même circuit fondé sur la transmission du risque en contrepartie de flux financiers.
De même qu’une bulle de savon explose lorsqu’elle a gonflé jusqu’au point où sa capacité à gagner encore en volume est épuisée – car telle est sa nature physique – le secteur des subprimes obéit à une dynamique dont rend compte la mécanique des fluides. Il s’agit d’une forme d’économie et de société globalisée qui était réelle, quoi qu’insoutenable, et destinée à laisser libre cours au chaos après qu’elle eut finalement explosé.
Peut-être est-ce ce à quoi Sloterdijk fait allusion quand il écrit que « les sphères intactes portent leur destruction en elles » (14).
Martha Spoon
Article publié dans Mouvements / 15 février 2008

1 Peter Sloterdijk. Bulles, Sphères I. Paris : Librairie Fayard (p 19-20). Nous recourrons à cette citation tout en étant consciente que Sloterdijk définit le terme de « bulle » comme une relation intime.
2 Les foreclosures désignent aux États-Unis la saisie par les banques, selon une procédure judiciaire spécifique, des habitations de leurs clients (NDT).

3 Dean Baker. The Housing Bubble Fact Sheet, Issue Brief. Center for Economic and Policy Research. July 2005.

4 Bob Ivry. Foreclosures May Hit 1.5 Million in U.S. Housing Bust (Update 3). Bloomberg’s. March 12, 2007.

5 Paul Krugman. Safe as Houses. New York Times. August 12, 2005.

6 Aux Etats-Unis, les informations relatives au rapports qu’un consommateur entretient avec le crédit constituent une fonction commerciale régulée, fournie par des agences appelées « credit bureaus ». « Avoir un bon crédit » signifie qu’un rapport émis par un de ces bureaux, dans lequel sont rassemblés des informations provenant de différents organismes prêteurs et de bases de données publiques, ainsi qu’un indice statistique attaché à ce rapport sont considérés comme solides.

7 Interest-only loan : prêt dont on rembourse d’abord les intérêts avant d’entamer le remboursement du capital (NDT).

8 Remarques du Chairman Alan Geenspan, Mortgage Banking, devant la American Bankers Association Annual Convention à Palm Desert, California, le 26 septembre 2005.

9 Remarques du Chairman Ben S. Bernanke, devant la National Italian American Foundation, à New York, New York, le 28 novembre 2006.

10 Intervention du Président Directeur Général de Fannie Mae, Daniel Mudd, à l’édition 2007 de la conférence Citigroup sur les services financiers (Citigroup 2007 Financial Services Conference), le 31 janvier 2007.

11 Victoria Wagner. A Primer for the Subprime Problem. Business Week. March 13, 2007.

12 Walter Kirn. My Debt, Their Asset. New York Times Magazine. June 11, 2006.

13 Vikas Bajaj. Freddie Mac Tightens Standards. New York Times. February 28, 2007.

14 Peter Sloterdijk. Bulles, Sphères I. Paris : Librarie Fayard (p 55).

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Israël et Gaza : la perte des repères moraux / Michel Warschawski / lettre de l’UJFP au CRIF / Z 32 / Avi Mograbi

Le consensus national en Israël face au carnage de Gaza nous interpelle. Depuis 1982, toutes les guerres et autres formes de conflits dans lesquelles Israël a été impliqué ont engendré un débat public, voire de véritables cassures dans la société israélienne. Pourtant, ces conflits étaient bilatéraux et les Israéliens pouvaient, malgré les rapports de forces gravement inégaux, se sentir victimes d’une violence provenant de l’adversaire, que ce soient les attentats palestiniens en 1996-1997 ou les roquettes tirées par le Hezbollah en 2006. Aujourd’hui la violence est unilatérale, car seuls des gens travaillés par la mauvaise foi mentionneront comme violence symétrique ces Qassams qui, ne l’oublions pas, ont laissé pendant deux ans l’opinion publique et le gouvernement israéliens indifférents au sort d’une population qu’ils appellent « l’Autre Israël » (Il s’agit majoritairement de populations déshéritées d’origine séfarade – NdR) et dont ils ignorent et la misère et l’insécurité dans laquelle ils survivent. Et pourtant, le peuple israélien est aujourd’hui unanime dans le soutien à l’opération punitive menée contre Gaza. Même la gauche – le Parti Meretz et ce qui reste de la Paix Maintenant – s’est inconditionnellement ralliée au gouvernement, et ses grandes figures intellectuelles mettent, depuis un mois, tout leur talent au service de la défense de l’indéfendable. Les images insupportables retransmises par les chaînes satellitaires sont pourtant plus fortes que les belles phrases d’Amos Oz et de David Grossman, et l’opinion publique internationale est unanime dans sa dénonciation du comportement israélien. Comment donc expliquer cette opposition entre un consensus international qui exprime l’horreur et la colère face au carnage de Gaza, et le consensus israélien qui le soutient ? La désinformation joue évidemment un rôle dans ce mauvais positionnement : qui, en Israël, se souvient que la trêve a été rompue par la décision d’Ehoud Barak d’attaquer Gaza, en septembre, soi-disant pour contrecarrer un attentat palestinien imminent… dont on n’a jamais eu de preuve ? Qui sait que Gaza est soumis, depuis un an et demi, à un embargo total, un véritable siège qui a transformé une population d’un million et demi de personnes, en assistés des programmes humanitaires ? Dans le droit international, un siège est un acte de guerre et les Qassams qui lui ont succédé, des représailles légitimes. Qui, à Tel Aviv, se souvient que le Hamas a gagné haut-la-main et très démocratiquement les élections générales (y compris en Cisjordanie) et que le gouvernement d’Union Nationale qu’il a accepté de former sur l’insistance de la communauté internationale n’a jamais été reconnu par cette même communauté internationale suite a un veto israélo-américain ?
Mais ceci n’est qu’une explication subsidiaire, car la désinformation ne peut marcher que dans un contexte favorable beaucoup plus large. Ce contexte est celui de la guerre globale, préventive et permanente, tel qu’elle a été pensée des 1985 et mis en œuvre des 2000 par les stratèges néo-conservateurs israéliens puis états-uniens. Selon cette stratégie, il est impératif de mener une guerre préventive contre ce qui menacerait LA civilisation, celle qu’on ose appeler civilisation judéo-chrétienne : le terrorisme international, devenu terrorisme islamiste pour être finalement réduit, par l’idéologie du Choc des Civilisations, à l’Islam en tant que tel. Après une décennie, le gouvernement britannique vient de prendre la décision d’en finir avec ce qu’il appelle lui-même une lecture réductrice et manipulatrice du monde et qui a guidé la peu sainte alliance entre Londres et Washington dans leur croisade contre le terrorisme islamiste.
La stratégie de la guerre globale et son idéologie du Choc des Civilisations ont été a l’origine de la reconquête/recolonisation menée par Barak-Sharon dans les territoires occupés à partir d’octobre 2000. Elle s’est présentée comme une attaque préventive contre un supposé plan secret et machiavélique de Yasser Arafat visant à jeter les Juifs a la mer tout en faisant semblant de négocier avec Israël un grand compromis historique. Robert Malley, conseiller de Clinton dans les négociations de Camp David, et Charles Enderlin ont amplement démonté la campagne cynique de mensonges qui a accompagné le choix des néo-conservateurs israéliens de mettre fin au processus négocié, depuis les « offres généreuses » jusqu’au « Juifs à la mer ». Mais pour l’opinion publique israélienne, ce discours a été d’une efficacité diabolique et a cassé, en quelques semaines et pour longtemps encore, a la fois la crédibilité de l’option négociée et le mouvement de la paix lui-même. Un an plus tard, l’attentat du 11 septembre a encore renforcé, au sein de l’opinion publique israélienne, la pertinence du Choc des Civilisations et de la stratégie de la guerre préventive : ce qu’on a appelle, à tort, la Deuxième Intifada serait bien plus que l’expression d’un conflit territorial, mais la ligne de front d’une guerre globale contre la civilisation judéo-chrétienne, nouvelle appellation de ce qu’on appelait dans les années cinquante et soixante, « le monde libre », quand l’ennemi global n’était pas encore l’Islam mais le communisme. L’invasion de Gaza marque un nouveau palier dans cette légitimation de la guerre totale, légitimation qui est d’abord liée a ce que signifie « Gaza » pour les Israéliens. Depuis de très nombreuses années, Gaza n’est pas un lieu, encore moins une réalité humaine où vivent, ou plutôt survivent, un million et demi de personnes. Gaza est une « entité », une menace. « Va à Gaza » a longtemps été, dans le langage populaire israélien, synonyme de « va au diable ». De fait, il y a cinq ans, cette région de la Palestine a été officiellement définie par les autorités israéliennes comme « entité terroriste ». Un territoire on peut le bombarder, une population on peut la réprimer, une entité terroriste on l’éradique. C’est bien cela qui explique que pour les stratèges israéliens il n’y avait ni enfants, ni civils, ni hôpitaux, ni ambulances ni même de bâtiments de l’ONU, car Gaza est une entité, une et indivisible, terroriste dans son être même. C’est ce « Gaza = entité terroriste » qui est a la source de la déshumanisation de la population gazaouite et de cette perte de tous les repères moraux qui a tant choqué les opinions publiques, à l’exception de l’israélienne. Si l’idéologie du Choc des Civilisations a renforcé le processus de « déréalisation » des Palestiniens, il est cependant indéniable que ses origines sont bien plus anciennes et remontent aux sources même du sionisme. Comme dans toute idéologie coloniale, l’indigène était foncièrement invisible : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », disait le slogan sioniste, et « le pays était vide » a été longtemps au cœur des programmes scolaires israéliens appelés « Histoire du pays ». Dans le meilleur des cas, l’Arabe de Palestine a été un décor, à coté des chameaux et des palmiers, au pire une menace, ou, dans le langage du XXIe siècle, une entité terroriste. Le grand acquis de l’OLP a certainement été de mettre fin à cette invisibilité de l’existence palestinienne, et d’obtenir sa reconnaissance, d’abord de la part de la communauté internationale puis de l’Etat d’Israël (la « reconnaissance mutuelle » d’Oslo). Or, reconnaissance implique légitimité et droits, et c’est le refus d’aller jusqu’au bout de cette logique qui explique le redoublement de la violence après Oslo, d’abord au cours de la Seconde Intifada, puis maintenant à Gaza.Cette disparition des repères éthiques s’accompagne d’un aveuglement politique proprement suicidaire. Rares sont les Israéliens qui sont conscients de l’impact des images du carnage de Gaza sur les consciences de centaines de millions d’Arabes, voire de plus d’un milliard de musulmans à travers le monde. En martyrisant sans pitié aucune la population de Gaza, l’Etat d’Israël est perçu comme une entité sauvage avec laquelle aucune co-existence, présente ou future, n’est envisageable. Si, au cours des deux décennies passées le monde arabe a été amené à accepter le fait israélien, voire dans certains cas, à nouer avec lui des relations formelles, économiques et diplomatiques, et à laisser entendre la possibilité d’une réconciliation future, pour des dizaines de millions d’Arabes, l’Etat Juif est redevenu infréquentable, une entité hostile et dangereuse au cœur de leur espace. La politique d’éradication de Gaza par Israël a remis à l’ordre du jour des opinions publiques arabes la perspective de son éradication. Seule l’arrogance coloniale sans limites des dirigeants israéliens les laisse sourds à cette vieille-nouvelle menace qui hypothèque l’avenir des générations à venir dans cette région. Un jour peut-être les livres d’histoire diront que c’est à Gaza, en décembre 2008, qu’a commencé le compte à rebours de la fin de l’Etat d’Israël. Est-ce irréversible ? Nul ne peut répondre à cette question qui, en tant que père et grand-père, hante littéralement mes nuits. Quoi qu’il en soit, notre tâche, en tant qu’Israéliens conscients du prix que nos enfants risquent de payer pour la politique criminelle de nos dirigeants et le silence complice de notre peuple, est évidemment de tout faire pour que ce soit réversible. Comment ? Sans faire de comparaisons déplacées et fausses, l’exemple de l’Allemagne post-nazi peut nous aider. Celle-ci a gagné sa place dans la communauté des nations dites civilisées en acceptant à la fois de demander pardon pour les crimes commis et de réparer, autant que faire se peut, les effets de sa barbarie.
Les réparations matérielles sont indispensables, les compensations financières sont incontournables, et elles sont relativement faciles a réaliser, puisque ce n’est qu’une question d’argent. Indissociable des réparations matérielles, la nécessité aussi de traduire en justice les criminels de guerre, et de les punir. La question du pardon, elle, est beaucoup plus compliquée, car elle ne peut se limiter à des déclarations de la part des autorités israéliennes. Comme pour l’Allemagne ou le Japon, ou – pas encore d’une façon suffisante et satisfaisante – pour la France post-Vichy et post-coloniale, il s’agit de faire un véritable examen de conscience national. Les politiques, mais aussi les intellectuels, les éducateurs, les hommes et les femmes de culture, devront initier un plan d’action général visant à répondre à la double question : comment en sommes-nous arrivés là et que faire pour que plus jamais cela ne se reproduise ? Ce n’est qu’à cette double condition que le peuple israélien pourra espérer trouver sa légitimité et garantir la pérennité d’une existence juive dans le monde arabe qui l’entoure.
Michel Warschawski
Article publié dans Mouvements / 7 février 2009

Voir aussi : Alternative Information Center / Anarchists againsts the Wall

LETTRE OUVERTE A MESDAMES ET MESSIEURS LES DIRIGEANTS DU CRIF

Les masques sont tombés et maintenant, ça suffit ! Vous n’avez absolument aucun droit de parler, ni en notre nom ni au nom de tous les nôtres qui ont été parqués dans les ghettos, assassinés dans les pogroms, anéantis dans les camps de la mort, mais qui aussi ont été de toutes les luttes, de celles de l’Internationale pour un monde meilleur à celles de la Résistance à l’envahisseur nazi, contre le colonialisme et pour la liberté, la justice, la dignité et l’égalité des droits. Vous avez applaudi, encouragé les crimes de l’armée israélienne écrasant sous les bombes la population dans ce que vous appelez « entité hostile », réduisant en tas de gravats ses maisons, dévastant ses cultures, prenant pour cible les écoles, les mosquées, les hôpitaux les ambulances et même un cimetière…. Dès lors vous vous êtes placés dans le camp des tenants de l’apartheid, des oppresseurs et des nouveaux barbares , et le sang de leurs victimes rejaillit sur vous. Ce faisant, vous avez perdu tout sentiment humain, toute compassion devant cette détresse, vous nous avez outragés et salis en assimilant tous les Juifs à des supporters d’une bande de criminels de guerre comme vous avez déshonoré la mémoire de Rachi, d’Edmond Fleg, d’Emmanuel Lévinas et de tant d’autres, enfin de tout ce que le judaïsme français comportait de richesse humaine, d’intelligence et de lumières. Vous avez voulu faire d’un conflit colonial et géopolitique un conflit communautaire et en prétendant que « 95 % des Juifs français approuvent l’intervention israélienne », vous attisez l’antisémitisme dont vous prétendez vous inquiéter de la résurgence, en pompiers pyromanes. Non Mesdames et Messieurs les dirigeants du Conseil soi-disant « Représentatif » des Institutions juives de France, vous ne représentez rien pour nous, sinon les zélateurs d’une abjecte boucherie.

Bureau National de l’Union Juive Française pour la Paix / 7 février 2009
Image de prévisualisation YouTube

Avi Mograbi / Z 32 / 2008

 

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