Il a toujours existé dans le mouvement anarchiste un courant essentiellement culturel qui a revêtu, au cours de l’Histoire des formes allant d’un anti marxisme primaire à un individualisme forcené, d’un culte du moi à une méfiance viscérale des grands mouvements sociaux que nous prisons tant ! Actuellement ce courant prend des formes multiples et souvent contradictoires mais qui ont un point en commun, le rejet de l’idée de révolution sociale. C’est ainsi qu’on peut lire la montée d’Onfray au firmament de la pensée libertaire, puis sa chute brutale. Dans Siné hebdo du 19 novembre 2008 Michel Onfray abordait en ces termes les arrestations qui avaient eu lieu à Tarnac le 11 : “Anarchistes, les saboteurs de TGV à la petite semaine ? Curieux qualificatif pour des rigolos qui servent surtout le dogme sécuritaire.” Un peu plus loin : “la poignée de crétins qui, semble-t-il, jouissaient d’immobiliser les TGV en sabotant les caténaires…” ; enfin, il réutilisait de nouveau le terme “rigolo” mais en laissait tomber le “semble-t-il” : “la bande de rigolos qui croit contribuer à l’avènement du grand soir en stoppant cent soixante TGV…”. Il recommandait à ces “demeurés” de relire Pouget et de s’en inspirer pour faire un “bon usage du sabotage” (le titre de son article). L’affaire est à présent connue et, comme l’a écrit, je ne sais où, un blogueur, nous avons été des milliers à croire que Philippe Val (voir Courant alternatif, décembre 2007, “Charlie hebdo, De Val en pis”) avait été embauché à Siné Hebdo ! Non seulement Onfray se moquait de la présomption d’innocence mais encore il le faisait dans des termes et sur un ton professoral et stalinien où le mépris le disputait à la haine. Et qui plus est, au nom de l’Anarchisme, le vrai !, celui dont il se targue d’être adepte, tandis que les inculpés de Tarnac, qui par ailleurs n’ont jamais prétendu s’y référer, ne seraient que d’innocents adolescents attardés et, sans doute, incultes. Mais n’insistons pas davantage, Claude Guillon a réglé son compte au philosophe libertaire de la plus belle manière qui soit dans le texte “Pourquoi Onfray-t-il mieux de se taire”. Après avoir passé en revue trois épisodes de l’offensive hivernale du chevalier Onfray, Claude Guillon nous prévient qu’il “n’écarte pas l’hypothèse d’un quatrième à venir”. Eh bien il est venu pas plus tard que le 17 décembre dans le numéro 15 de Siné hebdo, sous le titre “Passez Noël avec Camus” où il s’emploie à encenser l’auteur de l’Etranger par contrepoint à celui des Chemins de la liberté. Bien entendu les arguments contre Sartre ne manquent pas ! A commencer par la cécité et les égarements politiques d’un indécrottable compagnon de route qui, après avoir rompu avec le très stalinien PC français, ne trouve rien de mieux que, après 68, s’acoquiner avec des staliniens plus “tendance”, les maoïstes de la Gauche prolétarienne. Mais après tout, Camus aussi fut, lui aussi, membre du PC, même s’il en fut exclu. Ce qui nous laisse pantois ce sont certains arguments d’Onfray : à ses yeux Camus est sain (mens sana in corpore sano), il joue au football, il aime le grand air et le soleil, Sartre est un parisien qui aime sortir le soir jusqu’à pas d‘heure, qui se détruit – il fume, il boit ! -, il fait même de la boxe. Onfray nous dit : Camus veut s’engager en 39, Sartre découvre la résistance et l’engagement après la guerre. Or, en 1939, Camus écrit “Qu’est-ce que la guerre ? Rien. Il est profondément indifférent d’être civil ou militaire, de la faire ou de la combattre”. Comme personnage “engagé”, il y a mieux. Finalement, au prix d’un choix qu’on pourrait qualifier de “sartrien” il s’engage tout de même… dans l’armée, (pas mal pour un libertaire !), mais il est refusé car il est tubar. Sartre, lui aussi, s’engage ; mais il n’est pas tubar et est fait prisonnier. Libéré en 1941 il opte tout de même pour la résistance (très pantouflarde selon Jankélévitch, mais résistance quand même !). En 1943 Camus prend la tête du journal clandestin Combat, créé en 1941 et il y fait écrire… Sartre et Henri Jeanson. A la libération Camus et Sartre travaillent ensemble dans le même journal et si des questions philosophiques les opposent, ce n’est qu’en 1952, huit ans seulement avant la mort de Camus, qu’il y aura réelle rupture. Jusque-là Camus n’avait pas vu, à l’inverse d’Onfray, autant de motifs de séparation. Onfray, en psy de salon suggère la vilenie sartrienne par un compte mal réglé avec son beau père qui lui aurait volé sa mère ! Que dire alors des rapports de Camus avec sa mère !!! Enfin, il termine en disant que Sartre est devenu un philosophe pour classe terminale et Camus un philosophe intempestif. Mais c’est Camus qui accepte le prix Nobel en 1957 et Sartre qui le refuse en 1964 de manière quelque peu… intempestive, c’est vrai ! Les positions politiques de Camus. Ce sont celles d’un pied noir libéral qui renvoie dos à dos le colonisateur et le colonisé (1). Devinez donc quelle serait sa position aujourd’hui sur le massacre de Gaza ? Il refuse, en 1958, de signer une pétition contre la saisie du livre d’Alleg, la Question qui dénonce la torture pratiquée par l’armée française. En 1960, dans la même ligne, il refuse de signer le Manifeste des 121. Mais n’en rajoutons pas, Siné lui-même, dans le même numéro de Siné hebdo a dressé une liste des raisons que l’on peut avoir de ne pas apprécier Camus, malgré l’auréole de libertaire que lui accolent certains anars, comme ils le faisaient il y a peu encore, avec Onfray. Car si il y a un parallèle à faire dans ces histoires entre Camus et Onfray, ce n’est pas l’inclinaison du second pour le premier, mais que les deux ont construit leur légende de libertaires grâce à l’adoubement d’une partie du mouvement anarchiste. Onfray a écrit dans le Monde Libertaire et cela lui sert même de passeport de compétence, il y est abonné depuis l’âge de 17 ans et prétend n’avoir dit, dans cette histoire de Tarnac, que ce que la Fédération anarchiste avait proclamé dans son communiqué. Il est vrai, qu’à mes yeux en tout cas, le communiqué de la FA n’était pas “clean” : “désaccord sur ces actes de sabotage qui contribuent d’une part à développer l’incompréhension et la condamnation des opinions sur l’éventuel sens politique de ses actions, et d’autre part au renforcement des mesures répressives du Capital et de l’Etat”, on prend ses précautions, au cas où… ; “Les anarchistes reconnaissent le droit inaliénable, individuel et collectif, à l’insubordination, à la révolte et à l’insurrection”… mais à condition d’être dans la bonne ligne, “L’action directe doit trouver son apogée dans la grève générale expropriatrice et autogestionnaire, prélude à la société libertaire à laquelle nous aspirons.” Rien de bien extraordinaire dans ces déclarations, la dose d’idéologie et les généralités habituelles, mais justement, dites ce jour-là ça fait quand même “on ouvre le parapluie” au cas où. Imaginez ! S’ils étaient coupables, faudrait pas qu’on nous confonde avec eux ! Or précisément, ce jour-là, le 11 novembre, n’est pas le jour à faire dans la nuance jésuitique. Notre solidarité ne porte pas sur ce qu’il auraient fait ou non mais sur ce qu’ils sont et sur ce qu’on leur fait. La bonne ligne d’un militant anarchiste patentée, il y a d’autres occasions pour la défendre, s’il faut le faire. Mais, tout de même, la Fédération anarchiste réclamait la libération des personnes arrêtées, Onfray non ! Espérons que plus personne, dans le mouvement libertaire ne continuera à faire les yeux doux à ce futur Gluksmann.Les positions politiques d’Onfray. Elles sont nettement moins originales que ses redécouvertes philosophiques. On les trouve exprimées globalement dans le Nouvel observateur, en janvier 2007. Il est “anti-libéral et défenseur du capitalisme”. Il se dit gaullien, défend la Constitution de 1958 et l’élection d’un président au suffrage universel : il faut une rencontre entre un homme charismatique et le peuple et c’est ce que fut Mitterrand qui, de ce fait, a pu unifier la gauche. Unifier la gauche, le rêve d’Onfray, qui pense que le problème c’est le manque d’un fédérateur.
En fait, être antilibéral et défenseur du capitalisme en même temps, c’est dissocier le mode de production basée sur la propriété privée (incontestablement “capitaliste” !) du mode de répartition des richesses par le marché libre (le libéralisme). Evidemment, selon nous, le mode de répartition est indissociablement lié au mode de production, mais enfin il n’est pas le seul à raisonner de cette manière que nous estimons être une erreur : c’est le cas de la très grande majorité du mouvement altermondialiste, des taxeurs tobiniens (qui, d’ailleurs, ne défendent plus guère leur revendication), des réformistes keynésiens…
Cette opinion, pas plus qu’une autre, ne mérite ni insulte ni mépris vis-à-vis de ceux qui y croient vraiment (c’est une tout autre chose de la part de qui l’utilise à des fins démagogiques), mais ce qui est certain c’est que ce n’est, en aucun cas, une optique anarchiste ! Tour à tour défenseur d’une union d’extrême gauche à l’initiative du PC qui “concentre le meilleur du PS et de l’extrême gauche”, après avoir soutenu Besancenot puis se retournant vers Bové qu’il rejetait juste avant, de nouveau tenté par le NPA, rassurez-vous, braves gens, il finira par voter Royal… Bref, le personnage navigue à vue dès qu’il met le bout du doigt de pied dans la “concrétude”, il fait comme de nombreux intellectuels de gauche (pensez à Morin ou Lefort), qui s’emberlificotent dans des méandres qu’ils ne maîtrisent ni ne connaissent). Onfray manque de temps pour bien analyser, il le dit lui même. Le gaillard court à droite et à gauche de conférence en conférence, de radio en radio, il écrit à la vitesse d’un Bourseiller (2), c’est dire ! Bref c’est un philosophe TVG qui sillonne la France en des temps record, un croisé de l’athéisme (ce qui explique peut-être son besoin d’être rassuré quant à la fiabilité des caténaires).
Piqué au vif par les critiques émises suite à ses positions dans Siné hebdo, notre professeur s’énerve et continue à administrer des leçons aux anarchistes : abolition des classes, disparition du salariat, suppression du capitalisme, voilà ce qu’Onfray déclare anachronique et illusoire. Il faut refonder la République, expulser la violence révolutionnaire, remplacer les partis par le pouvoir individuel, voilà son programme.
Alors libertaire Onfray, comme Camus ? Oui sans doute, dans le sens libéral et humaniste du terme. Mais pas révolutionnaire. Anarchiste ? Pourquoi pas, il ne nous appartient pas de décider qui l’est ou ne l’est pas, il nous suffit de dire qu’il y a des courants qui s’en réclament et avec lesquels nous n’avons pas grand chose en commun. Depuis très longtemps existe un mouvement anarchiste “culturel” qui se place en dehors de tout possibilisme révolutionnaire et rupturiste et pour qui la lutte des classes est une maladie. Depuis quelques années cette tendance renaît sous différentes formes et souvent après un passage outre-atlantique : individualisme, antispécisme, primitivistes, pour le pire, citoyennistes ou municipalistes pour les plus “sociaux” mais toujours culturels et très souvent universitaires. On assiste à une remise au premier plan de l’“individu” — l’Unique ! — au détriment du social et du collectif, archéologie du savoir puisé à la fois chez Nietzsche, chez les individualistes et les post-anarchistes américains (Zerzan et Hakim Bey, p. e.), récupération et réduction du “changeons la vie ici et maintenant » à un “savoir vivre anarchiste dans nos niches” emprunt de moralisme et de politiquement correct et volontairement déconnecté de toute analyse de classe de la société et du capitalisme. Toute pensée est libre d’exister, mais libre à nous de ne pas la fréquenter même si nous portons la même étiquette. Quoique… N’ayant pas eu la possibilité de donner un coup de pied au cul de Camus, je serais volontiers volontaire pour botter celui d’Onfray, en tout cordialité bien sûr !
Jean-Pierre Duteuil
Article publié dans Courant Alternatif / 6 février 2009
1 Ce qui, rappelons-le, fut le cas d’une partie des anarchistes pendant la guerre d’Algérie, comme à présent dans le conflit sur les territoire palestinien.
2 L’ignoble fouille-merde, auteur d’une Histoire (falsifiée) de l’Ultra-gauche, auquel il faudra bien un jour tirer fermement les oreilles ou, même, pourquoi pas, entartrer avec dignité.
Nanni Moretti
Palombella rossa / 1989
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Archive mensuelle de février 2009
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On croit que l’humanisme est une notion très ancienne qui remonte à Montaigne et au-delà. Or le mot « humanisme » n’existe pas dans le Littré. En fait, avec cette tentation de l’illusion rétrospective à laquelle on ne succombe que trop souvent, on s’imagine volontiers que l’humanisme a toujours été la grande constante de la culture occidentale. Ainsi, ce qui distinguerait cette culture des autres, des cultures orientales ou islamiques par exemple, ce serait l’humanisme. On s’émeut quand on reconnaît des traces de cet humanisme ailleurs, chez un auteur chinois ou arabe, et on a l’impression alors de communiquer avec l’universalité du genre humain.
Or non seulement l’humanisme n’existe pas dans les autres cultures, mais il est probablement dans la nôtre de l’ordre du mirage.
Dans l’enseignement secondaire, on apprend que le XVI° siècle a été l’âge de l’humanisme, que le classicisme a développé les grands thèmes de la nature humaine, que le XVIII° siècle a créé les sciences positives et que nous en sommes arrivés enfin à connaître l’homme de façon positive, scientifique et rationnelle avec la biologie, la psychologie et la sociologie. Nous imaginons à la fois que l’humanisme a été la grande force qui animait notre développement historique et qu’il est finalement la récompense de ce développement, bref, qu’il en est le principe et la fin. Ce qui nous émerveille dans notre culture actuelle, c’est qu’elle puisse avoir le souci de l’humain. Et si l’on parle de la barbarie contemporaine, c’est dans la mesure où les machines, ou certaines institutions, nous apparaissent comme non humaines.
Tout cela est de l’ordre de l’illusion. Premièrement, le mouvement humaniste date de la fin du XIX° siècle. Deuxièmement, quand on regarde d’un peu près les cultures du XVI°, XVII° et XVIII° siècles, on s’aperçoit que l’homme n’y tient littéralement aucune place. La culture est alors occupée par Dieu, par le monde, par la ressemblance des choses, par les lois de l’espace, certainement aussi par le corps, par les passions, par l’imagination. Mais l’homme lui-même en est tout à fait absent.
Dans les Mots et les choses, j’ai voulu montrer de quelles pièces et de quels morceaux l’homme a été composé à la fin du XVIII° siècle et au début du XIX°. J’ai essayé de caractériser la modernité de cette figure, et ce qui m’a paru important, c’était de montrer ceci : ce n’est pas tellement parce qu’on a eu un souci moral de l’être humain qu’on a eu l’idée de le connaître spécifiquement, mais c’est au contraire parce qu’on a construit l’être humain comme objet d’un savoir possible que se sont ensuite développés tous les thèmes moraux de l’humanisme contemporain, thèmes qu’on retrouve dans les marxismes mous, chez Saint-Exupéry et Camus, chez Teilhard de Chardin, bref, chez toutes ces figures pâles de notre culture.
Vous parlez ici des humanismes mous. Mais comment situez-vous certaines formes plus sérieuses d’humanisme, l’humanisme de Sartre, par exemple ?
Si on écart les formes faciles de l’humanisme que représentent Teilhard et Camus, le problème de Sartre apparaît comme tout à fait différent. En gros, on peut dire ceci : l’humanisme, l’anthropologie et la pensée dialectique ont partie liée. Ce qui ignore l’homme, c’est la raison analytique contemporaine qu’on a vue naître avec Russell, qui apparaît chez Lévi-Strauss et les linguistes. Cette raison analytique est incompatible avec l’humanisme, alors que la dialectique, elle, appelle accessoirement l’humanisme.
Elle l’appelle pour plusieurs raisons : parce qu’elle est une philosophie de l’histoire, parce qu’elle est une philosophie de la pratique humaine, parce qu’elle est une philosophie de l’aliénation et de la réconciliation. Pour toutes ces raisons et parce qu’elle est toujours, au fond, une philosophie du retour à soi-même, la dialectique promet en quelque sorte à l’être humain qu’il deviendra un homme authentique et vrai. Elle promet l’homme à l’homme et, dans cette mesure, elle n’est pas dissociable d’une morale humaniste. En ce sens, les grands responsables de l’humanisme contemporain, ce sont évidemment Hegel et Marx.
Or il me semble qu’en écrivant la Critique de la raison dialectique, Sartre a en quelque sorte mis un point final, il a refermé la parenthèse sur tout cet épisode de notre culture qui commence avec Hegel. Il a fait tout ce qu’il a pu pour intégrer la culture contemporaine, c’est-à-dire les acquisitions de la psychanalyse, de l’économie politique, de l’histoire, de la sociologie, à la dialectique. Mais il est caractéristique qu’il ne pouvait pas ne pas laisser tomber tout ce qui relève de la raison analytique et qui fait profondément partie de la culture contemporaine : logique, théorie de l’information, linguistique, formalisme. La Critique de la raison dialectique, c’est le magnifique et pathétique effort d’un homme du XIX° siècle pour penser le XX° siècle. En ce sens, Sartre est le dernier hégélien, et je dirai même le dernier marxiste.
A l’humanisme va donc succéder une culture non-dialectique. Comment concevez-vous celle-ci et que peut-on en dire dès maintenant ?
Cette culture non dialectique qui est en train de se former est encore très balbutiante pour un certain nombre de raisons. D’abord, parce qu’elle est apparue spontanément dans des régions fort différentes. Elle n’a pas de lieu privilégié. Elle ne s’est pas présentée, non plus, d’entrée, comme un renversement total. Elle a commencé avec Nietzsche lorsque celui-ci a montré que la mort de Dieu n’était pas l’apparition, mais la disparition de l’homme, que l’homme et Dieu avaient d’étranges rapports de parents, qu’ils étaient à la fois jumeaux et père et fils l’un de l’autre, que Dieu étant mort, l’homme n’a pas pu ne pas disparaître, en même temps, laissant derrière lui le gnome affreux.
Elle est apparue également chez Heiddeger, lorsqu’il a essayé de ressaisir le rapport fondamental à l’être dans un retour à l’origine grecque. Elle est aussi bien apparue chez Russell, lorsqu’il a fait la critique logique de la philosophe, chez Wittgenstein, lorsqu’il a posé les rapports entre logique et langage, chez les linguistes, chez les sociologues comme Lévi-Strauss.
Bref, pour nous-mêmes actuellement, les manifestations de la raison analytique sont encore dispersés. C’est ici que se présente à nous une tentation dangereuse, le retour pur et simple au XVIII° siècle. Mais il ne peut y avoir un tel retour. On ne refera pas l’Encyclopédie ou le Traité des sensations de Condillac.
Comment éviter cette tentation ?
Il faut tâcher de découvrir la forme propre et absolument contemporaine de cette pensée non dialectique. La raison analytique du XVII° siècle se caractérisait essentiellement par sa référence à la nature, la raison dialectique du XIX° siècle s’est développée surtout en référence à l’existence, c’est-à-dire au problème des rapports de l’individu à la société, de la conscience à l’histoire, de la praxis à la vie, du sens au non-sens, du vivant à l’inerte.
Il me semble que la pensée non dialectique qui se constitue maintenant ne met pas en jeu la nature ou l’existence, mais ce que c’est que savoir. Son objet propre sera le savoir, de telle sorte que cette pensée sera en position seconde par rapport à l’ensemble, au réseau général de nos connaissances. Elle aura à s’interroger sur le rapport qu’il peut y avoir, d’une part, entre les différents domaines du savoir, et, d’autre part, entre savoir et non-savoir.
Il ne s’agit pas là d’une entreprise encyclopédique. Premièrement, l’Encyclopédie accumulait des connaissances et les juxtaposait. La pensée actuelle doit définir des isomorphismes entre les connaissances. Deuxièmement, l’Encyclopédie avait pour tâche de chasser le non-savoir au profit du savoir, de la lumière. Nous, nous avons à comprendre positivement le rapport constant qui existe entre le non-savoir et le savoir, car l’un ne supprime pas l’autre ; ils sont rapport constant, ils s’adossent l’un à l’autre et ne peuvent se comprendre que l’un par l’autre. C’est pourquoi la philosophie passe actuellement par une sorte de crise d’austérité.
Il est moins séduisant de parler du savoir et de ses isomorphismes que de l’existence et de son destin, moins consolant de parler des rapports entre savoir et non-savoir que de parler de la réconciliation de l’homme avec lui-même dans une illumination totale. Mais, après tout, le rôle de la philosophie n’est pas forcément d’adoucir l’existence des hommes et de leur promettre quelque chose comme un bonheur.
Vous parlez de littérature. Dans les Mots et les choses, en marge de l’archéologie des sciences humaines, mais dans le même mouvement de pensée, vous esquissez, à propos de Don Quichotte et de Sade notamment, ce que pourrait être une approche nouvelle de l’histoire littéraire. Que devrait être cette approche ?
La littérature appartient à la même trame que toutes les autre formes culturelles, toutes les autres manifestations de la pensée d’une époque. Cela, on le sait, mais on le traduit d’ordinaire en termes d’influences, de mentalité collective, etc. Or je crois que la manière même d’utiliser le langage dans une culture donnée à un moment donné est liée intimement à toutes les autres formes de pensée.
On peut parfaitement comprendre d’un seul tenant la littérature classique et la philosophie de Leibniz, l’histoire naturelle de Linné, la grammaire de Port-Royal. Il me semble de la même façon que la littérature actuelle fait partie de cette même pensée non dialectique qui caractérise la philosophie.
Comment cela ?
A partir d’Igitur, l’expérience de Mallarmé (qui était contemporain de Nietzsche) montre bien comment le jeu propre, autonome du langage vient se loger là précisément où l’homme vient de disparaître. Depuis, on peut dire que la littérature est le lieu où l’homme ne cesse de disparaître au profit du langage. Où « ça parle », l’homme n’existe plus.
De cette disparition de l’homme au profit du langage, des oeuvres aussi différentes que celles de Robbe-Grillet et de Malcolm Lowry, de Borges et de Blanchot en témoignent. Toute la littérature est dans un rapport au langage qui est fond celui que la pensée entretient avec le savoir. Le langage dit le savoir non su de la littérature.
Les Mots et les choses s’ouvrent par une description des Ménines de Velasquez, qui apparaissent comme l’exemple parfait de l’idée de représentation dans la pensée classique. Si vous deviez choisir un tableau contemporain pour illustrer de la même manière la pensée non dialectique d’aujourd’hui, lequel choisiriez-vous ?
Il me semble que c’est la peinture de Klee qui représente le mieux, par rapport à notre siècle, ce qu’a pu être Velasquez par rapport au sien. Dans la mesure où Klee fait apparaître dans la forme visible tous les gestes, actes, graphismes, traces, linéaments, surfaces qui peuvent constituer la peinture, il fait de l’acte même de peindre le savoir déployé et scintillant de la peinture elle-même.
Sa peinture n’est pas l’art brut, mais une peinture ressaisie par le savoir de ses éléments les plus fondamentaux. Et ces éléments, apparemment les plus simples et les plus spontanés, ceux-là mêmes qui n’apparaissent pas et qui semblaient ne devoir jamais apparaître, c’est eux que Klee répand sur la surface du tableau. Les Ménines représentaient tous les éléments de la représentation, le peintre, les modèles, le pinceau, la toile, l’image dans le miroir, elles décomposaient la peinture elle-même dans les éléments qui en faisaient une représentation.
La peinture de Klee, elle, compose et décompose la peinture dans ses éléments qui, pour être simples, n’en sont pas moins supportés, hantés, habités par le savoir de la peinture.
Michel Foucault
Dits et Ecrits, 1, 1954-1975 / Entretien, juin 1966
Il arrive qu’on critique des contenus de pensée jugés trop conformistes. Mais la question, c’est d’abord celle de la forme elle-même. La pensée serait par elle-même déjà conforme à un modèle qu’elle emprunterait à l’appareil d’Etat, et qui lui fixerait des buts et des chemins, des conduits, des canaux, des organes, tout un organon. Il y aurait donc une image de la pensée qui recouvrirait toute la pensée, qui ferait l’objet spécial d’une « noologie », et qui serait comme la forme-Etat développée dans la pensée. Voilà que cette image possède deux têtes qui renvoient précisément aux deux pôles de la souveraineté : un imperium du penser-vrai, opérant par capture magique, saisie ou lien, constituant l’efficacité d’une fondation (muthos) ; une république des esprits libres, procédant par pacte ou contrat, constituant une organisation législative et juridique, apportant la sanction d’un fondement (logos). Ces deux têtes ne cessent d’interférer, dans l’image classique de la pensée : une « république des esprits dont le prince serait l’idée d’un Etre suprême ». Et si les deux têtes interfèrent, ce n’est pas seulement parce qu’il y a beaucoup d’intermédiaires ou de transitions entre les deux, et parce que l’une prépare l’autre, et l’autre se sert de l’une et la conserve, mais aussi parce que, antithétiques et complémentaires, elles sont nécessaires l’une à l’autre. Il n’est pas exclu cependant que, pour passer de l’une à l’autre, il faille un événement d’une tout autre nature, « entre » les deux, et qui se cache hors de l’image, qui se passe en dehors (1). Mais, à s’en tenir à l’image, il apparaît que ce n’est pas une simple métaphore, chaque fois qu’on nous parle d’un imperium du vrai et d’une république des esprits. C’est la condition de constitution de la pensée comme principe ou forme d’intériorité, comme strate. On voit bien ce que la pensée y gagne : une gravité qu’elle n’aurait jamais par elle-même, un centre qui fait que toutes le choses ont l’air, y compris l’Etat, d’exister par sa propre efficace ou par sa propre sanction. Mais l’Etat n’y gagne pas moins. La forme-Etat gagne en effet quelque chose d’essentiel à se développer ainsi dans la pensée : tout un consensus. Seule la pensée peut inventer la fiction d’un Etat universel en droit, élever l’Etat à l’universel de droit. C’est comme si le souverain devenait seul au monde, couvrait tout l’oecumène, et n’avait plus affaire qu’avec des sujets, actuels ou potentiels. Il n’est plus question des puissantes d’organisations extrinsèques, ni des bandes étranges : l’Etat devient le seul principe qui fait le partage entre des sujets rebelles, renvoyés à l’Etat de nature, et des sujets consentants, renvoyant d’eux-mêmes à sa forme. S’il est intéressant pour la pensée de s’appuyer sur l’Etat, il est non moins intéressant pour l’Etat de s’étendre dans la pensée, et d’en recevoir la sanction de forme unique, universelle. La particularité des Etats n’est plus qu’un fait ; de même leur perversité éventuelle, ou leur imperfection. Car, en droit, l’Etat moderne va se définir comme « l’organisation rationnelle et raisonnable d’une communauté » : la communauté n’a plus de particularité qu’intérieure ou morale (esprit d’un peuple), en même temps que son organisation la fait concourir à l’harmonie d’un universel (esprit absolu). L’Etat donne à la pensée une forme d’intériorité, mais la pensée donne à cette intériorité une forme d’universalité : le but de l’organisation mondiale est la satisfaction des individus raisonnables à l’intérieur d’Etats particuliers libres ». C’est un curieux échange qui se produit entre l’Etat et la raison, mais cet échange est aussi bien une proposition analytique, puisque la raison réalisée se confond avec l’Etat de droit, tout comme l’Etat de fait est le devenir de la raison (2). Dans la philosophie dite moderne et dans l’Etat dit moderne ou rationnel, tout tourne autour du législateur et du sujet. Il faut que l’Etat réalise la distinction du législateur et du sujet dans des conditions formelles telles que la pensée, de son côté, puisse penser son identité. Obéissez toujours, car, plus vous obéirez, plus vous serez maître, puisque vous n’obéirez qu’à la raison pure, c’est-à-dire à vous-même… Depuis que la philosophie s’est assignée le rôle de fondement, elle n’a cessé de bénir les pouvoirs établis, et de décalquer sa doctrine des facultés sur les organes de pouvoir d’Etat. Le sens commun, l’unité de toutes les facultés comme centre du Cogito, c’est le consensus d’Etat porté à l’absolu. Ce fut notamment la grande opération de la « critique » kantienne, reprise et développée par l’hégélianisme. Kant n’a pas cessé de critiquer les mauvais usages pour mieux bénir la fonction. Il n’y a pas à s’étonner que le philosophe soit devenu professeur public ou fonctionnaire d’Etat. Tout est réglé dès que la forme-Etat inspire une image de la pensée. A charge de revanche. Et sans doute, suivant les variations de cette forme, l’image elle-même prend des contours différents : elle n’a pas toujours dessiné ou désigné le philosophe, et elle ne le dessinera pas toujours.. On peut aller d’une fonction magique à une fonction rationnelle. Le poète a pu tenir par rapport à l’Etat impérial archaïque le rôle de dresseur d’image (3). Dans les Etats modernes, le sociologue a pu remplacer le philosophe (par exemple quand Durkheim et ses disciples ont voulu donner à la république un modèle laïc de la pensée). Aujourd’hui même, la psychanalyse prétend au rôle de Cogitatio universalis comme pensée de la Loi, dans un retour magique. Et il y a bien d’autres concurrents et prétendants. La noologie, qui ne se confond pas avec l’idéologie, est précisément l’étude des images de la pensée, et leur historicité. D’une certaine manière, on pourrait dire que cela n’a guère d’importance, et que la pensée n’a jamais eu qu’une gravité pour rire. Mais elle ne demande que ça : qu’on ne la prenne pas au sérieux, puisqu’elle peut d’autant mieux penser pour nous, et toujours engendre ses nouveaux fonctionnaires, et que, moins les gens prennent la pensée au sérieux, plus ils pensent conformément à ce qu’un Etat veut. En effet, quel homme d’Etat n’a pas rêvé de cette toute petite chose impossible, être un penseur ? Or la noologie se heurte à des contre-pensées, dont les actes sont violents, les apparitions discontinues, l’existence mobile à travers l’histoire. Ce sont les actes d’un « penseur privé », par opposition au professeur public : Kierkegaard, Nietzsche, ou même Chestov… Partout où ils habitent, c’est la steppe ou le désert. Ils détruisent les images. Peut-être le Schopenhauer éducateur de Nietzsche est-il la plus grande critique qu’on ait mené contre l’image de la pensée, et son rapport avec l’Etat. Toutefois, « penseur privé » n’est pas une expression satisfaisante, puisqu’elle enchérit sur une intériorité, tandis qu’il s’agit d’une pensée du dehors (4). Mettre la pensée en rapport immédiat avec le dehors, avec les forces du dehors, bref faire de la pensée une machine de guerre, c’est une entreprise étrange dont on peut étudier les procédés précis chez Nietzsche (l’aphorisme, par exemple, est très différent de la maxime, car une maxime, dans la république des lettres, est comme un acte organique d’Etat ou un jugement souverain, mais un aphorisme attend toujours son sens d’une nouvelle force extérieure, d’une dernière force qui doit le conquérir ou le subjuguer, l’utiliser). C’est aussi pour une autre raison que « penseur privé » n’est pas une bonne expression : car, s’il est vrai que cette contre-pensée témoigne d’une solitude absolue, c’est une solitude extrêmement peuplée, comme le désert lui-même, une solitude qui noue déjà son fil avec un peuple à venir, qui invoque et attend ce peuple, n’existe que par lui, même sil manque encore… « Il nous manque cette dernière force, faute d’un peuple qui nous porte. Nous cherchons ce soutien populaire… » Toute pensée est déjà une tribu, le contraire d’un Etat. Et une telle forme d’extériorité pour la pensée n’est pas du tout le symétrique de la forme d’intériorité. A la rigueur, il n’y aurait de symétrie qu’entre des pôles ou des foyers différents d’intériorité. Mais la forme d’extériorité de la pensée – la force toujours extérieure à soi ou la dernière force, la nième puissance – n’est pas du tout une autre image qui s’opposerait à l’image inspirée de l’appareil d’Etat. C’est au contraire la force qui détruit l’image et ses copies, le modèle et ses reproductions, toute la possibilité de subordonner la pensée à un modèle du Vrai, du Juste ou du Droit (le vrai cartésien, le juste kantien, le doit hégélien, etc.). Une « méthode » est l’espace strié de la cogitatio universalis, et trace un chemin qui doit être suivi d’un point à un autre. Mais la forme d’extériorité met la pensée dans un espace lisse qu’elle doit occuper sans pouvoir le compter, et pour lequel il n’y a pas de méthode possible, pas de reproduction concevable, mais seulement des relais, des intermezzi, des relances. La pensée est comme le Vampire, elle n’a pas d’image, ni pour constituer modèle, ni pour faire copie. Dans l’espace lisse du Zen, la flèche ne va plus d’un point à un autre, mais sera ramassée en un point quelconque, pour être renvoyée en un point quelconque, et tend à permuter avec le tireur et la cible. Le problème de la machine de guerre est celui du relais, même avec de pauvres moyens, et non pas le problème architectonique du modèle ou du monument. Un peuple ambulant de relayeurs, au lieu d’une cité modèle. « La nature envoie le philosophe dans l’humanité comme une flèche ; elle ne vise pas, mais elle espère que la flèche restera accrochée quelque part. Ce faisant, elle se trompe une infinité de fois et elle en a du dépit. (…) Les artistes et les philosophes sont un argument contre la finalité de la nature dans ses moyens, bien qu’ils constituent une excellente preuve pour la sagesse de ses fins. Ils ne touchent jamais qu’un petit nombre, alors qu’ils devraient toucher tout le monde, et la façon dont le petit nombre est touché ne répond pas à la force que mettent les philosophes et les artistes à tirer leur artillerie… » (5) Nous pensons surtout à deux textes pathétiques, au sens où la pensée y est vraiment un pathos (un antilogos et un antimuthos). C’est le texte d’Artaud dans ses lettres à Jacques Rivière, expliquant que la pensée s’exerce à partir d’un effondrement central, qu’elle ne peu vivre que de sa propre impossibilité de faire forme, relevant seulement des traits d’expression dans un matériau, se développant périphériquement, dans un pur milieu d’extériorité, en fonction de singularités non universalisables, de circonstances non intériorisables. Et c’est aussi le texte de Kleist, A propos de l’élaboration des pensées en parlant : Kleist y dénonce l’intériorité centrale du concept comme moyen de contrôle, contrôle de la parole, de la langue, mais aussi contrôle des affects, des circonstances et même du hasard. Il y oppose une pensée comme procès et processus, un bizarre dialogue anti-platonicien, un anti-dialogue du frère et de la soeur, où l’un parle avant de savoir, et l’autre a déjà relayé, avant d’voir compris : c’est la pensée du Gemüt, dit Kleist, qui procède comme un général devrait le faire dans une machine de guerre, ou comme un corps qui se charge d’électricité, d’intensité pure. « Je mélange des sons inarticulés, rallonge les termes de transition, utilise également les appositions là où elles ne seraient pas nécessaires. » Gagner du temps, et puis peut-être renoncer, ou attendre. Nécessité de ne pas avoir le contrôle de la langue, d’être un étranger dans sa propre langue, pour tirer la parole à soi et « mettre au monde quelque chose d’incompréhensible ». Telle serait la forme d’extériorité, la relation du frère et de la soeur, le devenir-femme du penseur, le devenir-pensée de la femme : le Gemüt, qui ne se laisse plus contrôler, qui forme une machine de guerre ? Une pensée aux prises avec des forces extérieures au lieu d’être recueillie dans une forme intérieure, opérant par relais au lieu de former une image, une pensée-événement, heccéité, au lieu d’une pensée-sujet, une pensée-problème au lieu d’une pensée-essence ou téorème, une pensée qui fait appel à un peuple au lieu de se prendre pour un ministère. Est-ce un hasard si, chaque fois q’un « penseur » lance ainsi une flèche, il y a un homme d’Etat, une ombre ou une image d’homme d’Etat qui lui donne conseil et admonestation, et veut fixer un « but ? Jacques Rivière n’hésite pas à répondre à Artaud : travaillez, travaillez, ça s’arrangera, vous arriverez à une méthode, et à bien exprimer ce que vous pensez en droit (Cogitatio universalis). Rivière n’est pas un chef d’Etat, mais ce n’est pas le dernier dans la NRF qui s’est pris pour le prince secret dans une république des lettres ou pour l’éminence grise dans un Etat de droit. Lenz et Kleist affrontaient Goethe, génie grandiose, véritable homme d’Etat parmi tous les hommes de lettres. Mais le pire n’est pas encore là : le pire est dans la façon dont les textes mêmes de Kleist, d’Artaud, finissent eux-mêmes par faire monument, et inspirer unmodèle à recopier beaucoup plus insidieux que l’autre, pour tous les bégaiements artificiels et les innombrables décalques qui prétendent les valoir. L’image classique de la pensée, et le striage de l’espace mental qu’elle opère, prétend à l’universalité. En effet, elle opère avec deux « universaux », le Tout comme dernier fondement de l’être ou horizon qui englobe, le Sujet comme principe qui convertit l’être en être pour-nous (6). Imperium et république. De l’un à l’autre, ce sont tous les genres du réel et du vrai qui trouvent leur place dans un espace mental strié, du double point de vue de l’Etre et du Sujet, sous la direction d’une « méthode universelle ». Dès lors, il est facile de caractériser la pensée nomade qui récuse une telle image et procède autrement. C’est qu’elle ne se réclame pas d’un sujet pensant universel, mais au contraire d’une race singulière ; et elle ne se fonde sur une totalité englobante, mais au contraire se déploie dans un milieu sans horizon comme espace lisse, steppe, désert ou mer. C’est un tout autre type d’adéquation qui s’établit ici entre la race définie comme « tribu » et l’espace lisse défini comme « milieu ». Une tribu dans le désert, au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de l’Etre englobant. Kenneth White a récemment insisté sur cette complémentarité dissymétrique d’une tribu-race (les Celtes, ceux qui se sentent Celtes) et d’une espace-milieu (l’Orient, l’Orient, le désert de Gobi…) : White montre comment cet étrange composé, les noces du Celte et de l’Orient, inspire une pensée proprement nomade, qui entraîne la littérature anglaise et constituera la littérature américaine (7). Du coup, l’on voit bien les dansgers, les ambiguïtés profondes qui coexistent avec cette entreprise, comme si chaque effort et chaque création se confrontaient à une infamie possible. Car : comment faire pour que le thème d’une race ne tourne pas en racisme, en fascisme dominant et englobant, ou plus simplement en artistocratisme, ou bien en secte et folklore, en micro-fascismes ? Et comment faire pour que le pôle Orient ne soit pas un fantasme, qui réacive autrement tous les fascismes, tous les folklores aussi, yoga, zen et karaté ? Il ne suffit certes pas de voyager pour échapper au fantasme ; et ce n’est certes pas en invoquant un passé, réel ou mythique, qu’on échappe au racisme. Mais, là encore, les critères de distinction sont faciles, quels que soient les mélanges de fait qui les obscurcissent à tel ou tel niveau, à tel ou tel moment. La tribu-race n’existe qu’au niveau d’une race opprimée, et au nom d’une oppression qu’elle subit : il n’y a de race qu’inférieure, minoritaire, il n’y a pas de race dominante,, une race ne se définit pas par sa pureté, mais au contraire par l’impureté qu’un système de domination lui confère. Bâtard et sang-mêlé sont les vrais noms de la race. Rimbaud a tout dit sur ce point : seul peut s’autoriser de la race celui qui dit : « J’ai toujours été de race inférieure, (…) je suis de race inférieure de toute éternité, (…) me voici sur une plage armoricaine, (…) je suis une bête, un nègre, (…) je suis de race lointaine, mes pères étaient Scandinaves. » Et de même que la race n’est pas à retrouver, l’Orient n’est pas à imiter : il n’existe que par la construction d’un espace lisse, tout comme la race n’existe que par la constitution d’une tribu qui le peuple et le parcourt. C’est toute la pensée qui est un devenir, un double devenir, au lieu d’être l’attribut d’un Sujet et la représentation d’un Tout.
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2 / 1980
1 Marcel Detienne (les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Maspéro) a bien dégagé ces deux pôles de la pensée, qui correspondent aux deux aspects de la souveraineté selon Dumézil : la parole magico-religieuse du despote ou du « vieux de la mer », la parole-dialogue de la cité. Non seulement les personnages principaux de la pensée grecque (le Poète, le Sage, le Physicien, le Philosophe, le Sophiste…) se situent par rapport à ces pôles ; mais Detienne fait intervenir entre les deux le groupe spécifique des Guerriers, qui assure le passage ou l’évolution.
2 Il y a un hégélianisme de droite qui reste vivant dans la philosophie politique officielle, et qui soude le destin de la pensée et de l’Etat. Kojève (Tyrannie et sagesse, Gallimard) et Eric Weil (Hegel et l’Etat ; Philosophie politique, Vrin) en sont les représentants récents. De Hegel à Max Weber s’est développée toute une réflexion sur les rapports de l’Etat moderne avec la Raison, à la fois comme rationnel-technique et comme raisonnable-humain. Si l’on objecte que cette rationalité, déjà présente dans l’Etat impérial archaïque, est l’optimum des gouvernants eux-mêmes, les hégéliens répondent que le rationnel-raisonnable ne peut pas exister sans un minimum de participation de tous. Mais la question est plutôt de savoir si la forme même du rationnel-raisonnable n’est pas extraite de l’Etat, de manière à lui donner nécessairement « raison ».
3 Sur le rôle du poète antique comme « fonctionnaire de la souveraineté » cf. Dumézil, Servius et la Fortune, pp. 64 sq., et Detienne, pp. 17 sq.
4 Cf. l’analyse de Foucault, à propos de Maurice Blanchot et d’une forme d’extériorité de la pensée : la Pensée du dehors in Critique juin 1966.
5 Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 7.
6 Un curieux texte de Jaspers, intitulé Descartes (Alcan), développe ce point de vue et en accepte les conséquences.
7 Kenneth White, le Nomadisme intellectuel. Le deuxième tome de cet ouvrage inédit s’intitule précisément Poetry and Tribe.