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Archive journalière du 27 fév 2009

Théorie du Bloom / Tiqqun

« M. Bloom observait curieux et bonhomme, la souple silhouette noire. C’est si net : le lustre de son fourreau lisse, le bouton blanc sous la queue, le phosphore des prunelles vertes. Les mains aux genoux, il se pencha vers elle.
- Du lait pour la minouche!
- Mrkrgnaô!
On prétend qu’ils ne sont pas intelligents. Ils nous comprennent mieux que nous ne les comprenons. »

James Joyce / Ulysse / 1914-1921

A cette heure de la nuit – Les grands Veilleurs sont morts. Sans doute on les a tués. C’est du moins ce que nous croyons deviner, nous qui venons si tard, à l’embarras que leur nom suscite encore à de certains moments. La faible lueur de leur entêtement solitaire incommodait par trop les ténèbres. Toute trace vivante de ce qu’ils firent et furent a été effacée, semble-t-il, par l’obstination maniaque du ressentiment. Finalement, ce monde n’a conservé d’eux qu’une poignée d’images mortes qu’auréole sa crapuleuse satisfaction d’avoir vaincu ceux qui étaient pourtant meilleurs que lui. Nous voici donc, orphelins de toute grandeur, livrés à un monde de glace dont nul feu ne signale l’horizon. Nos questions doivent demeurer sans réponse, assurent les anciens, puis ils avouent tout de même: « jamais nuit ne fut plus noire pour l’intelligence ».
Hic et nunc – Les hommes de ce temps vivent au coeur du désert, dans un exil infini en même temps qu’intérieur. Pourtant, chaque point du désert s’ouvre à la croisée de chemins sans nombre, pour qui sait voir. Voir est un acte complexe; il réclame de l’homme qu’il se tienne éveillé, qu’il rentre en lui-même et parte du néant qu’il y trouve. Par là, les Veilleurs de l’aube prochaine se rendront familiers de cela même que l’armée en déroute de nos contemporains n’a d’autre affaire que de fuir. Comme tant d’autres avant eux, ils devront soutenir le venin et la rancœur de tous les dormeurs dont ils viendront troubler, par leur simple regard, le sommeil de masse. Ils connaîtront le despotisme des philistins et l’on tournera sur leur souffrance un aveuglement volontaire. Car en ces jours plus que jamais, « ceux qui ne comprennent pas quand ils ont entendu, ceux qui ressemblent à des sourds et dont témoigne la sentence: présents, ils sont absents » (Héraclite) ont pour eux le nombre et la puissance. Et ces hommes-là crucifient plus volontiers ceux qui viennent dissiper l’illusion de leur sécurité, que ceux qui la menacent véritablement. Il ne leur suffit pas d’être indifférents à la vérité. Ils la veulent morte. Jour après jour, ils exposent son cadavre, mais celui-ci ne se corrompt point.
Kairos – En dépit de l’extrême confusion qui règne à sa surface, et peut-être en vertu de cela précisément, notre temps est de nature messianique. A mesure que la métaphysique se réalise, nous voyons l’ontologique affleurer dans l’histoire, à l’état pur, et à tous les niveaux. En étroite relation avec cela, nous voyons apparaître un type d’homme dont la radicalité dans l’aliénation précise l’intensité de l’attente eschatologique. Et cependant que ce terme d’homme acquiert un sens qu’il ne pouvait jusqu’à présent avoir que sous l’aspect de l’idée dans les plus détestables systèmes, de très anciennes distinctions s’effacent. La solitude, la précarité, l’indifférence, l’angoisse, l’exclusion, la misère, le statut d’étranger, toutes les catégories que le Spectacle déploie pour rendre illisible le monde sous l’angle social, le rendent simultanément limpide au plan métaphysique. Elles rappellent toutes, quoique de façon différenciée, la complète déréliction de l’homme quand l’illusion des « temps modernes » achève de devenir inhabitable, c’est-à-dire, au fond, quand vient le Tiqqun. Alors, l’Exil du monde est plus objectif que la constante de gravitation universelle fixée à 6,67259.10-11 N.m2.kg2.
« Chacun, est à soi-même le plus étranger ». On a disposé entre nous et nous-mêmes un voile qui nous écarte de la vie et la rend impossible. Il en va identiquement du monde dont quelque chose nous sépare et nous barre l’accès. Quoique nous fassions, nous sommes projetés en marge de tout. Voilà l’essentiel. Il n’est plus temps de faire de la littérature avec les diverses combinaisons du désastre.
Jusqu’ici, on a trop écrit et pas assez pensé au sujet du Bloom.
Approche du Bloom – Pour l’entendement, le Bloom peut être défini comme ce qui en chaque homme demeure en dehors de la Publicité, et qui constitue donc aussi bien la forme d’existence commune des hommes singuliers dans le Spectacle, qui est le retrait accompli de la Publicité. En ce sens, le Bloom n’est d’abord qu’une hypothèse, mais c’est une hypothèse qui est devenue vraie: la « modernité » l’a réalisée; une inversion du rapport générique s’y est effectivement produite. L’être communautaire qui, dans les sociétés traditionnelles, s’affirmait en outre comme homme privé, comme homme singulier est devenu pour lui-même un homme privé qui s’affirme en outre comme être communautaire, comme être social. La république bourgeoise peut se flatter d’avoir donné la première traduction historique d’envergure, et tout compte fait le modèle, de cette aberration remarquable. En elle, de manière inédite, l’existence de l’homme en tant qu’individu vivant se trouve formellement séparée de son existence en tant que membre de la communauté. Tandis que d’un côté, celui-ci n’est admis à participer aux affaires publiques qu’abstrait de toute qualité et de tout contenu propres, en tant que « citoyen », de l’autre, et comme une conséquence nécessaire du premier mouvement, « c’est justement la où, à ses propres yeux comme aux yeux des autres, il passe pour un individu réel, qu’il est une figure sans vérité » (Marx, la Question juive), car privée de Publicité. L’ère bourgeoise classique a ainsi posé les principes dont l’application a fait de l’homme ce que nous savons : l’agrégation d’un néant double, celui du « consommateur », cet intouchable, et celui du « Citoyen » – quoi de plus ridicule, en effet, que cette abstraction statistique de l’impuissance que l’on persiste a nommer « citoyen »? -. Mais celle-ci ne correspond qu’à la phase finale de la longue gestation du Bloom, où il n’est pas encore connu comme tel. Et pour cause, il fallut rien moins que l’effondrement, selon le concept, de la totalité des institutions bourgeoises et une première guerre mondiale pour l’accoucher. C’est donc seulement avec l’avènement du Spectacle, et la rentrée dans l’effectivité de la métaphysique marchande qui lui correspond, que l’inversion du rapport générique prend une signification concrète, en s’étendant à l’ensemble de l’existence. Le Bloom désigne alors le mouvement également double par lequel, à mesure que se perfectionne l’aliénation de la Publicité et que l’apparence s’autonomise de tout monde vécu, chaque homme voit l’ensemble de ses déterminations sociales, c’est-à-dire son identité, lui devenir étrangères, lors même que ce qui en lui excède toute objectivation sociale, sa pure singularité nue et irréductible, se détache comme le centre vide d’où désormais procède son être tout entier. D’autant plus la socialisation de la société projette l’intimité sous toutes ses formes dans la Publicité, d’autant plus ce qui reste en dehors d’elle, la part maudite de l’innommable, s’affirme comme le tout de l’humain. La figure du Bloom révèle cette condition d’exil des hommes et de leur monde commun dans l’irreprésentable comme la situation de marginalité existentielle qui leur échoit dans le Spectacle. Mais par-dessus tout, elle manifeste l’absolue singularité de chaque atome social comme l’absolument quelconque, et sa pure différence comme un pur néant. Assurément. Le Bloom n’est, ainsi que le répète inlassablement le Spectacle, positivement rien. Seulement, sur le sens de ce « rien », les interprétations divergent.

Tiqqun / 1999
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