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Archive journalière du 24 fév 2009

L’homme est-il mort ? / Michel Foucault

On croit que l’humanisme est une notion très ancienne qui remonte à Montaigne et au-delà. Or le mot « humanisme » n’existe pas dans le Littré. En fait, avec cette tentation de l’illusion rétrospective à laquelle on ne succombe que trop souvent, on s’imagine volontiers que l’humanisme a toujours été la grande constante de la culture occidentale. Ainsi, ce qui distinguerait cette culture des autres, des cultures orientales ou islamiques par exemple, ce serait l’humanisme. On s’émeut quand on reconnaît des traces de cet humanisme ailleurs, chez un auteur chinois ou arabe, et on a l’impression alors de communiquer avec l’universalité du genre humain.
Or non seulement l’humanisme n’existe pas dans les autres cultures, mais il est probablement dans la nôtre de l’ordre du mirage.
Dans l’enseignement secondaire, on apprend que le XVI° siècle a été l’âge de l’humanisme, que le classicisme a développé les grands thèmes de la nature humaine, que le XVIII° siècle a créé les sciences positives et que nous en sommes arrivés enfin à connaître l’homme de façon positive, scientifique et rationnelle avec la biologie, la psychologie et la sociologie. Nous imaginons à la fois que l’humanisme a été la grande force qui animait notre développement historique et qu’il est finalement la récompense de ce développement, bref, qu’il en est le principe et la fin. Ce qui nous émerveille dans notre culture actuelle, c’est qu’elle puisse avoir le souci de l’humain. Et si l’on parle de la barbarie contemporaine, c’est dans la mesure où les machines, ou certaines institutions, nous apparaissent comme non humaines.
Tout cela est de l’ordre de l’illusion. Premièrement, le mouvement humaniste date de la fin du XIX° siècle. Deuxièmement, quand on regarde d’un peu près les cultures du XVI°, XVII° et XVIII° siècles, on s’aperçoit que l’homme n’y tient littéralement aucune place. La culture est alors occupée par Dieu, par le monde, par la ressemblance des choses, par les lois de l’espace, certainement aussi par le corps, par les passions, par l’imagination. Mais l’homme lui-même en est tout à fait absent.
Dans les Mots et les choses, j’ai voulu montrer de quelles pièces et de quels morceaux l’homme a été composé à la fin du XVIII° siècle et au début du XIX°. J’ai essayé de caractériser la modernité de cette figure, et ce qui m’a paru important, c’était de montrer ceci : ce n’est pas tellement parce qu’on a eu un souci moral de l’être humain qu’on a eu l’idée de le connaître spécifiquement, mais c’est au contraire parce qu’on a construit l’être humain comme objet d’un savoir possible que se sont ensuite développés tous les thèmes moraux de l’humanisme contemporain, thèmes qu’on retrouve dans les marxismes mous, chez Saint-Exupéry et Camus, chez Teilhard de Chardin, bref, chez toutes ces figures pâles de notre culture.

Vous parlez ici des humanismes mous. Mais comment situez-vous certaines formes plus sérieuses d’humanisme, l’humanisme de Sartre, par exemple ?

Si on écart les formes faciles de l’humanisme que représentent Teilhard et Camus, le problème de Sartre apparaît comme tout à fait différent. En gros, on peut dire ceci : l’humanisme, l’anthropologie et la pensée dialectique ont partie liée. Ce qui ignore l’homme, c’est la raison analytique contemporaine qu’on a vue naître avec Russell, qui apparaît chez Lévi-Strauss et les linguistes. Cette raison analytique est incompatible avec l’humanisme, alors que la dialectique, elle, appelle accessoirement l’humanisme.
Elle l’appelle pour plusieurs raisons : parce qu’elle est une philosophie de l’histoire, parce qu’elle est une philosophie de la pratique humaine, parce qu’elle est une philosophie de l’aliénation et de la réconciliation. Pour toutes ces raisons et parce qu’elle est toujours, au fond, une philosophie du retour à soi-même, la dialectique promet en quelque sorte à l’être humain qu’il deviendra un homme authentique et vrai. Elle promet l’homme à l’homme et, dans cette mesure, elle n’est pas dissociable d’une morale humaniste. En ce sens, les grands responsables de l’humanisme contemporain, ce sont évidemment Hegel et Marx.
Or il me semble qu’en écrivant la Critique de la raison dialectique, Sartre a en quelque sorte mis un point final, il a refermé la parenthèse sur tout cet épisode de notre culture qui commence avec Hegel. Il a fait tout ce qu’il a pu pour intégrer la culture contemporaine, c’est-à-dire les acquisitions de la psychanalyse, de l’économie politique, de l’histoire, de la sociologie, à la dialectique. Mais il est caractéristique qu’il ne pouvait pas ne pas laisser tomber tout ce qui relève de la raison analytique et qui fait profondément partie de la culture contemporaine : logique, théorie de l’information, linguistique, formalisme. La Critique de la raison dialectique, c’est le magnifique et pathétique effort d’un homme du XIX° siècle pour penser le XX° siècle. En ce sens, Sartre est le dernier hégélien, et je dirai même le dernier marxiste.

A l’humanisme va donc succéder une culture non-dialectique. Comment concevez-vous celle-ci et que peut-on en dire dès maintenant ?

Cette culture non dialectique qui est en train de se former est encore très balbutiante pour un certain nombre de raisons. D’abord, parce qu’elle est apparue spontanément dans des régions fort différentes. Elle n’a pas de lieu privilégié. Elle ne s’est pas présentée, non plus, d’entrée, comme un renversement total. Elle a commencé avec Nietzsche lorsque celui-ci a montré que la mort de Dieu n’était pas l’apparition, mais la disparition de l’homme, que l’homme et Dieu avaient d’étranges rapports de parents, qu’ils étaient à la fois jumeaux et père et fils l’un de l’autre, que Dieu étant mort, l’homme n’a pas pu ne pas disparaître, en même temps, laissant derrière lui le gnome affreux.
Elle est apparue également chez Heiddeger, lorsqu’il a essayé de ressaisir le rapport fondamental à l’être dans un retour à l’origine grecque. Elle est aussi bien apparue chez Russell, lorsqu’il a fait la critique logique de la philosophe, chez Wittgenstein, lorsqu’il a posé les rapports entre logique et langage, chez les linguistes, chez les sociologues comme Lévi-Strauss.
Bref, pour nous-mêmes actuellement, les manifestations de la raison analytique sont encore dispersés. C’est ici que se présente à nous une tentation dangereuse, le retour pur et simple au XVIII° siècle. Mais il ne peut y avoir un tel retour. On ne refera pas l’Encyclopédie ou le Traité des sensations de Condillac.

Comment éviter cette tentation ?

Il faut tâcher de découvrir la forme propre et absolument contemporaine de cette pensée non dialectique. La raison analytique du XVII° siècle se caractérisait essentiellement par sa référence à la nature, la raison dialectique du XIX° siècle s’est développée surtout en référence à l’existence, c’est-à-dire au problème des rapports de l’individu à la société, de la conscience à l’histoire, de la praxis à la vie, du sens au non-sens, du vivant à l’inerte.
Il me semble que la pensée non dialectique qui se constitue maintenant ne met pas en jeu la nature ou l’existence, mais ce que c’est que savoir. Son objet propre sera le savoir, de telle sorte que cette pensée sera en position seconde par rapport à l’ensemble, au réseau général de nos connaissances. Elle aura à s’interroger sur le rapport qu’il peut y avoir, d’une part, entre les différents domaines du savoir, et, d’autre part, entre savoir et non-savoir.
Il ne s’agit pas là d’une entreprise encyclopédique. Premièrement, l’Encyclopédie accumulait des connaissances et les juxtaposait. La pensée actuelle doit définir des isomorphismes entre les connaissances. Deuxièmement, l’Encyclopédie avait pour tâche de chasser le non-savoir au profit du savoir, de la lumière. Nous, nous avons à comprendre positivement le rapport constant qui existe entre le non-savoir et le savoir, car l’un ne supprime pas l’autre ; ils sont rapport constant, ils s’adossent l’un à l’autre et ne peuvent se comprendre que l’un par l’autre. C’est pourquoi la philosophie passe actuellement par une sorte de crise d’austérité.
Il est moins séduisant de parler du savoir et de ses isomorphismes que de l’existence et de son destin, moins consolant de parler des rapports entre savoir et non-savoir que de parler de la réconciliation de l’homme avec lui-même dans une illumination totale. Mais, après tout, le rôle de la philosophie n’est pas forcément d’adoucir l’existence des hommes et de leur promettre quelque chose comme un bonheur.

Vous parlez de littérature. Dans les Mots et les choses, en marge de l’archéologie des sciences humaines, mais dans le même mouvement de pensée, vous esquissez, à propos de Don Quichotte et de Sade notamment, ce que pourrait être une approche nouvelle de l’histoire littéraire. Que devrait être cette approche ?

La littérature appartient à la même trame que toutes les autre formes culturelles, toutes les autres manifestations de la pensée d’une époque. Cela, on le sait, mais on le traduit d’ordinaire en termes d’influences, de mentalité collective, etc. Or je crois que la manière même d’utiliser le langage dans une culture donnée à un moment donné est liée intimement à toutes les autres formes de pensée.
On peut parfaitement comprendre d’un seul tenant la littérature classique et la philosophie de Leibniz, l’histoire naturelle de Linné, la grammaire de Port-Royal. Il me semble de la même façon que la littérature actuelle fait partie de cette même pensée non dialectique qui caractérise la philosophie.

Comment cela ?

A partir d’Igitur, l’expérience de Mallarmé (qui était contemporain de Nietzsche) montre bien comment le jeu propre, autonome du langage vient se loger là précisément où l’homme vient de disparaître. Depuis, on peut dire que la littérature est le lieu où l’homme ne cesse de disparaître au profit du langage. Où « ça parle », l’homme n’existe plus.
De cette disparition de l’homme au profit du langage, des oeuvres aussi différentes que celles de Robbe-Grillet et de Malcolm Lowry, de Borges et de Blanchot en témoignent. Toute la littérature est dans un rapport au langage qui est fond celui que la pensée entretient avec le savoir. Le langage dit le savoir non su de la littérature.

Les Mots et les choses s’ouvrent par une description des Ménines de Velasquez, qui apparaissent comme l’exemple parfait de l’idée de représentation dans la pensée classique. Si vous deviez choisir un tableau contemporain pour illustrer de la même manière la pensée non dialectique d’aujourd’hui, lequel choisiriez-vous ?

Il me semble que c’est la peinture de Klee qui représente le mieux, par rapport à notre siècle, ce qu’a pu être Velasquez par rapport au sien. Dans la mesure où Klee fait apparaître dans la forme visible tous les gestes, actes, graphismes, traces, linéaments, surfaces qui peuvent constituer la peinture, il fait de l’acte même de peindre le savoir déployé et scintillant de la peinture elle-même.
Sa peinture n’est pas l’art brut, mais une peinture ressaisie par le savoir de ses éléments les plus fondamentaux. Et ces éléments, apparemment les plus simples et les plus spontanés, ceux-là mêmes qui n’apparaissent pas et qui semblaient ne devoir jamais apparaître, c’est eux que Klee répand sur la surface du tableau. Les Ménines représentaient tous les éléments de la représentation, le peintre, les modèles, le pinceau, la toile, l’image dans le miroir, elles décomposaient la peinture elle-même dans les éléments qui en faisaient une représentation.
La peinture de Klee, elle, compose et décompose la peinture dans ses éléments qui, pour être simples, n’en sont pas moins supportés, hantés, habités par le savoir de la peinture.
Michel Foucault
Dits et Ecrits, 1, 1954-1975 / Entretien, juin 1966
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