Hannah Arendt a intitulé le cinquième chapitre de son livre sur l’impérialisme, consacré au problème des réfugiés, le Déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme. Cette singulière formulation, qui rattache le sort des droits de l’homme à celui de l’Etat-nation, semble impliquer l’idée d’un lien intime et nécessaire entre eux,que l’auteur laisse inexpliqué. Le paradoxe dont part Arendt, c’est que le réfugié, figure qui aurait dû incarner par excellence l’homme des droits, marque au contraire la crise radicale de ce concept. « La conception des droits de l’homme, écrit-elle, fondée sur le présupposé de l’existence d’un être humain comme tel, fut battue en brèche aussitôt que ses promoteurs se trouvèrent confrontés pour la première fois à des hommes qui avaient perdu toute qualité et relation spécifique – hormis le simple fait d’être humains » (Arendt 3, p.299). Dans le système de l’Etat-nation, les prétendus droits sacrés et inviolables de l’homme s’avèrent privés de toute tutelle et de toute réalité dès lors qu’il n’est pas possible de les représenter comme droits des citoyens d’un Etat. Cela est déjà implicite, à bien y réfléchir, dans l’ambiguïté du titre même de la déclaration de 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. On ne comprend pas si ces deux termes désignent deux réalités autonomes ou s’ils forment au contraire un système unitaire dans lequel le premier est toujours déjà contenu et occulté par le second – et, dans ce cas, quelle relation ils entretiennent. La boutade de Burke, qui déclarait préférer aux droits inaliénables de l’homme ses « droits d’Anglais » (Rights of an Englishman), acquiert dans cette perspective une profondeur inattendue.Arendt ne développe pas au-delà de quelques allusions essentielles le rapport entre les droits de l’homme et l’Etat national ; aussi ses suggestions sont-elles restées sans suite. Après la Seconde Guerre mondiale, l’emphase instrumentale à propos des droits de l’homme et la multiplication des déclarations et des conventions émanant d’organisations supranationales ont fini par empêcher de comprendre la signification historique de ce phénomène. Mais il est temps, désormais, de cesser de lire les déclarations des droits de l’homme comme des proclamations gratuites de valeurs éternelles et méta-juridiques, visant (à vrai dire sans grand succès) à imposer au législateur le respect de certains principes moraux éternels. Il faudra au contraire les considérer selon leur fonction historique réelle dans la formation de l’Etat-nation moderne. Les déclarations des droits de l’homme représentent la figure originelle de l’inscription de la vie naturelle qui était dans l’ordre juridico-politique de l’Etat-nation. Cette vie nue naturelle qui était dans l’Ancien Régime politiquement insignifiante et appartenait à Dieu comme vie de la créature, et qui, dans le monde classique, se distinguait clairement (du moins en apparence), en tant que zōē, de la vie politique (bios), émerge désormais au premier plan dans la structure de l’Etat, et devient le fondement terrestre de sa légitimité et de sa souveraineté.Un simple examen du texte de la Déclaration de 1789 montre en effet que c’est précisément la vie nue naturelle, c’est-à-dire le simple fait de la naissance, qui se présente ici comme source et porteur du droit. « Les hommes, dit l’article 1, naissent et demeurent libres et égaux en droits »; la formulation la plus pointue reste, de ce point de vue, celle du projet présenté par La Fayette en juillet 1789 : « Tout homme naît avec des droits inaliénables et imprescriptibles. » Toutefois, la vie naturelle – qui, en inaugurant la biopolitique de la modernité, est placée ainsi au fondement de l’organisation politique – s’efface immédiatement au profit de la figure du citoyen, en qui les droits sont « conservés » (article 2 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme »). C’est justement parce que la déclaration des droits de l’homme a inscrit la naissance au coeur même de la communauté politique qu’elle peut attribuer la souveraineté à la « nation » (article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation »). La nation, qui dérive étymologiquement de naître, ferme ainsi le cercle ouvert par la naissance de l’homme.
Les déclarations des droits de l’homme doivent être considérées comme le lieu où se réalise le passage de la souveraineté royale, d’origine divine, à la souveraineté nationale. Elles assurent l’exceptio de la vie dans le nouvel ordre étatique qui succède à l’écroulement de l’Ancien Régime. Le fait que le « sujet » se transforme à travers elles en « citoyen » signifie que la naissance – c’est-à-dire la vie naturelle en tant que telle – devient ici pour la première fois (par une transformation dont nous commençons à peine à mesurer les conséquences biopolitiques) le porteur immédiat de la souveraineté. Le principe de naissance et le principe de la souveraineté qui, dans l’Ancien Régime (où la naissance donnait lieu seulement au sujet), étaient séparés, s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du « sujet souverain », pour constituer le fondement du nouvel Etat-nation. Il est impossible de comprendre le développement et la vocation « nationale » et biopolitique de l’Etat moderne au XIX° et XX° siècles, si l’on oublie que son fondement n’est pas l’homme, en tant que sujet politique libre et conscient, mais avant tout sa vie nue, sa simple naissance qui, dans le passage du sujet au citoyen, est investie en tant que telle du principe de souveraineté. La fiction impliquée ici est que la naissance devienne immédiatement nation sans qu’il puisse y avoir aucun écart entre les deux termes. Les droits ne sont attribués à l’homme (ou ne découlent de lui) que dans la mesure où il constitue le fondement, qui disparaît immédiatement (ou plutôt qui ne doit jamais émerger à la lumière en tant que tel) du citoyen.
C’est seulement si l’on comprend cette fonction historique essentielle des déclarations des droits de l’homme que l’on peut comprendre, du même coup, leur développement et leur métamorphose au cours de notre siècle. Après les bouleversements de l’assise géopolitique en Europe à la suite de la Première Guerre mondiale, et lorsque l’écart refoulé entre la naissance et la nation apparaît comme tel à la lumière, et que l’Etat-nation entre ainsi dans une période de crise durable, on voit surgir le fascisme et le nazisme, c’est-à-dire deux mouvements biopolitiques au sens propre du terme, qui font de la vie naturelle le lieu par excellence de la décision souveraine. On est habitué à résumer l’essence de l’idéologie nationale-socialiste dans le syntagme « sol et sang » (Blut und Boden). Quand Rosenberg tente d’exprimer par une formule la vision du monde de son parti, c’est bien à cette expression qu’il a recours. « La vision du monde nationale-socialiste, écrit-il, naît de la conviction que le sol et le sang constitue l’essentiel de la Germanité, et que, par conséquent, c’est par rapport à ces deux données qu’une politique culturelle et étatique doit être orientée » (Rosenberg, p.242). Mais on trop souvent oublié que cette formule politiquement si déterminée a, en vérité, une origine juridique tout à fait anodine. Elle n’est que l’expression qui résume les deux critères qui, à partir du droit romain déjà, servent à définir la citoyenneté (c’est-à-dire l’inscription première de la vie dans l’ordre étatique) : le ius soli (la naissance sur un certain territoire) et le ius sanguinis (la naissance de parents citoyens). Ces deux critères juridiques traditionnels qui, dans l’Ancien Régime, n’avaient pas de signification politique essentielle et exprimaient un simple rapport de sujétion, acquièrent une importance nouvelle et décisive dès la Révolution française. La citoyenneté, désormais, ne définit plus simplement un assujettissement générique à l’autorité royale ou à un système de lois déterminé. Elle n’incarne pas non plus le nouveau principe égalitaire (comme le pense Charlier quand, le 23 septembre 1792, il demande à la Convention que dans chaque acte public le titre de citoyen remplace le traditionnel monsieur ou sieur); elle nomme plutôt le nouveau statut de la vie comme origine et fondement de la souveraineté, désignant donc littéralement, suivant l’expression de Lanjuinais à la Convention, les membres du souverain. D’où la centralité (et l’ambiguïté) de la notion de « citoyenneté » dans la pensée politique moderne, ce qui fait dire à Rousseau qu’ « aucun auteur en France… n’a compris le véritable sens du terme citoyen« ; mais c’est de là aussi que découle, dès la Révolution, la multiplication des dispositions normatives destinées à préciser quel homme était ou non citoyen et à articuler ou à restreindre graduellement les cercles du ius soli et du ius sanguinis. Ce qui jusqu’alors n’avait jamais constitué un problème politique (les questions : « Qu’est-ce qui est français ? Qu’est-ce qui est allemand ? »), mais seulement un sujet de discussion parmi d’autres dans l’anthropologie philosophique, devient désormais une question politique essentielle, soumise à une élaboration incessante. Jusqu’à ce que, avec le national-socialisme, la réponse à la question « Qu’est-ce qui est allemand ? (et donc, aussi : « Qu’est-ce qui ne l’est pas ») coïncide immédiatement avec la tâche politique suprême. Le fascisme et le nazisme sont, avant tout, une redéfinition du rapport entre l’homme et le citoyen ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, ils ne deviennent pleinement intelligibles qu’une fois replacés sur l’arrière-fond biopolitique inauguré par la souveraineté nationale et les déclarations des droits de l’homme.
Seul ce lien entre les droits de l’homme et la nouvelle détermination biopolitique de la souveraineté permet de comprendre correctement un phénomène singulier, souligné plusieurs fois par les historiens de la Révolution française : en coïncidence immédiate avec la déclaration des droits inaliénables et imprescriptibles de la naissance, les droits de l’homme furent en général distingués en droits actifs et passifs. Sieyès affirmait déjà très clairement dans ses Préliminaires de la constitution que « les droits naturels et civils sont ceux pour le maintien desquels la société est formée ; et les droits politiques, ceux par lesquels la société se forme. Il vaut mieux, pour la clarté du langage, appeler les premiers droits passifs et les deuxièmes droits actifs… Tous les habitants d’un pays doivent jouir des droits de citoyen passif… tous ne sont pas des citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l’état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à fournir l’établissement public, ne doivent point influencer activement sur la chose publique » (Sieyès 2, p.189-206). De même, le passage de Lanjuinais cité plus haut, après avoir défini les membres du souverain, continue en ces termes : « Ainsi les enfants, les insensés, les mineurs, les femmes, les condamnés à peine afflictive ou infamante (…) ne seraient pas des citoyens » Sewell, p.105).
Plutôt que de voir dans ces distinctions une simple restriction du principe démocratique et égalitaire, en contradiction flagrante avec l’esprit et la lettre des déclarations, il convient de comprendre avant tout la cohérence de leur signification biopolitique. Un des caractères essentiels de la biopolitique moderne (qui connaîtra son paroxysme au XX° siècle) est qu’il lui faut redéfinir sans cesse dans la vie le seuil qui articule et sépare ce qui est dedans et ce qui est dehors. Une fois que la vie naturelle impolitique, devenue le fondement de la souveraineté, franchit les murs de l’oikos, et pénètre de plus en plus au coeur de la cité, elle se transforme en une ligne mouvante qu’il faut sans cesse redessiner. Dans la zōē, que les déclarations des droits de l’homme ont politisée, il faut redéfinir les dispositifs et les seuils qui permettront d’isoler une vie sacrée. Et lorsque, comme c’est le cas aujourd’hui, la vie naturelle est intégralement incluse dans la polis, ces seuils se déplaceront au-delà des frontières obscures qui séparent la vie et la mort, pour y repérer un nouveau mort vivant, un nouvel homme sacré.
Si les réfugiés (dont le nombre n’a cessé d’augmenter au cours de ce siècle, au point de comprendre aujourd’hui une partie non négligeable de l’humanité) représentent un élément si inquiétant dans l’organisation de l’Etat-nation moderne, c’est avant tout parce qu’en brisant la continuité entre l’homme et le citoyen, entre naissance et nationalité, ils remettent en cause la fiction originaire de la souveraineté moderne. En exposant en pleine lumière l’écart entre la naissance et la nation, le réfugié fait apparaître un court instant, sur la scène politique, cette vie nue qui en constitue le présupposé secret. En ce sens, comme le suggère Arendt, il est vraiment « l’homme des droits », sa première et unique apparition réelle sans masque du citoyen qui le recouvre constamment. Mais c’est précisément pour cela que sa figure est si difficile à définir politiquement. A partir de la Première Guerre mondiale, en effet, le lien naissance-nation n’est plus capable d’assumer sa fonction légitimante à l’intérieur de l’Etat-nation, et les deux termes commencent à afficher leur scission irrémédiable. Avec le déferlement sur la scène européenne des réfugiés et des apatrides (en peu de temps 1 500 000 Russes blancs, 700 000 Arméniens, 500 000 Bulgares, 1 000 000 de Grecs et des centaines de milliers d’Allemands, de Hongrois et de Roumains quittent leur pays d’origine), le phénomène le plus significatif à cet égard est l’introduction simultanée, dans l’ordre juridique de nombreux Etats européens, de lois qui permettent la dénaturalisation massive et la déchéance nationale des citoyens. La France donna l’exemple, en 1915, avec les citoyens naturalisés d’origine « ennemie » ; elle fut suivie en 1922 par la Belgique, qui révoqua la naturalisation des citoyens qui avaient commis des « actes antinationaux » pendant la guerre ; en 1926, le régime fasciste promulgua une loi analogue à l’encontre des citoyens qui s’étaient montrés « indignes de la citoyenneté italienne »; en 1933, ce fut le tour de l’Autriche, et ainsi de suite. Jusqu’à ce que les lois de Nuremberg sur la « citoyenneté du Reich » et sur la « protection du sang et de l’honneur allemands » poussent ce processus à l’extrême, divisant les citoyens allemands en « citoyens de plein droit » et citoyens de second rang, et introduisant le principe que la citoyenneté était quelque chose dont il fallait se montrer digne et qui dès lors pouvait sans cesse être remis en question. L’une des rares règles auxquelles les nazis se sont constamment référés pendant la « solution finale », était qu’on ne pouvait envoyer les juifs dans les camps d’extermination qu’après les avoir entièrement déchus de leur nationalité (et même de la citoyenneté résiduelle qui leur avait été laissée après les lois de Nuremberg).Ces deux phénomènes, du reste intimement apparentés, montrent que le lien naissance-nation, sur lequel la déclaration de 1789 avait fondé la nouvelle souveraineté nationale, a perdu désormais tout automatisme et tout pouvoir d’autorégulation. D’une part, les Etats-nations opèrent un réinvestissement massif de la vie naturelle, discriminant ainsi en elle une vie pour ainsi dire authentique et une vie nue privée de toute valeur politique (on ne peut comprendre le racisme et l’eugénique nazis qu’après les avoir replacés dans ce contexte); d’autre part, les droits de l’homme qui n’avaient de sens qu’en tant que présupposé des droits du citoyen, se séparent d’eux progressivement et on se met à les invoquer en dehors du contexte de la citoyenneté, aux fins supposées de représenter et protéger une vie nue de plus en plus rejetée aux marges des Etats-nations avant d’être ensuite recodifiée dans une nouvelle identité nationale. Le caractère contradictoire de ces processus est sans doute l’une des raisons de l’échec des différents comités et organisation par le biais desquels les Etats, la Société des nations et plus tard l’ONU ont essayé de faire face aux problèmes des réfugiés et de la défense des droits de l’homme, depuis le bureau Nansen (1922) jusqu’à l’actuel Haut commissariat pour les réfugiés (1951), dont l’activité n’a pas statutairement un caractère politique, mais seulement « humanitaire et social ». L’essentiel est que, lorsque les réfugiés ne représentent plus des cas individuels mais un phénomène de masse (cas de plus en plus fréquent), malgré l’invocation solennelle des droits « sacrés et inaliénables » de l’homme, ces organismes aussi bien que les Etats se sont révélés parfaitement incapables non seulement de résoudre le problème mais aussi tout simplement de l’affronter de manière adéquate.La séparation entre l’humanitaire et e politique à laquelle nous assistons aujourd’hui représente la phase extrême de la séparation entre les droits de l’homme et les droits du citoyen. Les organisations humanitaires, qui à notre époque concurrencent de plus en plus l’activité des organismes supranationaux, ne peuvent en dernière analyse que comprendre la vie humaine à l’intérieur de la figure de la vie nue ou de la vie sacrée. Elles entretiennent ainsi, malgré elles, une solidarité secrète avec les forces qu’elles devraient combattre. Il suffit de penser aux récentes campagnes publicitaires destinées à recueillir des fonds pour les réfugiés du Rwanda pour se rendre compte que la vie humaine est considérée ici (et il y a certainement de bonnes raisons à cela) exclusivement comme vie sacrée, autrement dit comme vie exposée au meurtre et insacrifiable. C’est seulement comme telle qu’elle devient un objet d’aide et de protection. Les « yeux implorants » de l’enfant rwandais, dont on voudrait exhiber la photographie pour recueillir de l’argent, mais qu’il « est difficile désormais de trouver encore en vie », constituent peut-être le signe le plus prégnant de la « vie nue » à notre époque, dont les organisation humanitaires ont besoin d’une façon parfaitement symétrique au pouvoir étatique. Séparé du politique, l’humanitaire ne peut que reproduire l’isolement de la vie sacrée sur lequel se fonde la souveraineté ; et le camp – l’espace pur de l’exception – est le paradigme biopolitique dont il ne parvient pas à venir à bout.Il convient de séparer définitivement le concept de réfugié (et la figure de la vie qu’il représente) du concept des droits de l’homme, et de prendre au sérieux la thèse d’Arendt qui lie le sort des droits de l’homme à celui de l’Etat-nation moderne, de sorte que le déclin et la crise de celui-ci impliquent nécessairement l’obsolescence de ceux-là. Le réfugié doit être considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire rien de moins qu’un concept-limite qui met radicalement en cause les catégories fondamentales de l’Etat-nation, depuis le lien de la naissance-nation jusqu’au rapport homme-citoyen, permettant ainsi de déblayer le terrain pour un renouvellement des catégories qu’il est désormais devenu urgent de penser en vue d’une politique où la vie nue ne serait plus séparée et exceptée au sein de l’ordre étatique, même à travers la figure des droits de l’homme.
Giorgio Agamben
Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue / 1995
(Le pamphlet Français, encore un effort si vous voulez être républicains, que Sade fait lire au libertin Dolmancé dans la Philosophie dans le boudoir, est le premier manifeste biopolitique de la modernité, et sans doute le plus radical. Au moment même où la Révolution fait de la naissance – c’est-à-dire de la vie nue – le fondement de la souveraineté et des droits de l’homme, Sade met en scène (dans toute son oeuvre et en particulier dans les 120 Journées de Sodome le theatrum politicum comme théâtre de la vie nue, où, à travers la sexualité, la vie physiologique même des corps se présente comme l’élément politique pur. Mais aucune oeuvre ne présente aussi explicitement la revendication du sens politique de son projet que ce pamphlet, dans lequel les maisons où chaque citoyen peut convoquer publiquement autrui pour l’obliger à satisfaire ses propres désirs, deviennent le lieu politique par excellence. La philosophie, mais aussi et surtout la politique sont passées ici au crible du boudoir ; ou mieux, dans le projet de Dolmancé, le boudoir a entièrement remplacé la cité, dans une dimension où public et privé, vie nue et existence politique échangent leurs rôles.
L’importance croissante du sadomasochisme dans la modernité s’enracine dans cet échange de rôles ; car le sadomasochisme est précisément cette technique sexuelle qui consiste à faire émerger la vie nue chez le partenaire. Non seulement l’analogie avec le pouvoir souverain est explicitement évoquée par Sade (« Il n’est point d’homme, écrit-il, qui ne veuille être despote quand il bande ») mais la symétrie entre l’homo sacer et le souverain se retrouve ici dans la complicité qui lie le masochiste au sadique, la victime au bourreau.
L’actualité de Sade ne consiste pas à avoir annoncé le primat impolitique de la sexualité dans notre époque impolitique ; sa modernité tient au contraire au fait qu’il a exposé de façon incomparable la signification absolument politique (c’est-à-dire biopolitique) de la sexualité et de la vie physiologique elle-même. Comme dans les camps de nos jours, l’organisation totalitaire de la vie dans le château de Silling, avec ses minutieux règlements quine négligent aucun des aspects de la vie physiologique (pas même la fonction digestive, codifiée et rendue publique de façon obsessionnelle), s’enracine dans le fait que pour la première fois une organisation normale et collective (donc politique) de la vie humaine, fondée exclusivement sur la vie nue, est ici pensée. / G.A.)