Au cours des dernières années de sa vie, alors qu’il travaillait sur l’histoire de la sexualité et qu’il démasquait aussi dans ce domaine les dispositifs du pouvoir, Michel Foucault commença à orienter ses recherches de façon de plus en plus insistante vers ce qu’il appelait la bio-politique : c’est-à-dire l’implication croissante de la vie naturelle de l’homme dans les mécanismes et les calculs du pouvoir. A la fin de la Volonté de savoir, Foucault résume par une formule exemplaire le processus par lequel, au seuil de l’époque moderne, la vie devient l’enjeu de la politique : « L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. » Foucault continua toutefois jusqu’à la fin de sa vie à étudier avec ténacité les « processus de subjectivation » qui, dans le passage du monde antique au monde moderne, conduisent l’individu à objectiver son propre moi et à se constituer comme sujet, en se liant spontanément à un pouvoir de contrôle extérieur. Contre toute attente, il ne déplaça pas son terrain d’enquête vers ce qui aurait pu apparaître comme le champ par excellence de la biopolitique moderne : la politique des grands Etats totalitaires du XX° siècle. Ses recherches, inaugurées avec la reconstruction du grand enfermement dans les hôpitaux et les prisons, ne s’achèvent pas sur une analyse des camps de concentration.
D’autre part, si les pénétrantes analyses qu’Hannah Arendt a consacrées, après la Seconde Guerre mondiale, à la structure des Etats totalitaires présentent quelques limites, cela tient précisément à l’absence de toute perspective biopolitique. Hannah Arendt perçoit clairement le lien entre la domination totalitaire et cette condition de vie particulière qu’est le camp de concentration : « Le totalitarisme – écrit-elle dans un Projet de recherche sur les camps de concentration resté malheureusement sans suite – a pour fin ultime la domination totale de l’homme. Les camps de concentration sont des laboratoires pour l’expérimentation de la domination totale, car la nature humaine étant ce qu’elle est, cet objectif ne peut être atteint que dans les condition extrêmes d’un enfer construit par l’homme » (Arendt 2, p.240) Mais ce qui lui échappe, c’est que le processus est en quelque sorte inverse, puisque c’est précisément la transformation radicale de la politique en espace de la vie nue (c’est-à-dire en un camp de concentration) qui a légitimé et rendu nécessaire la domination totale. C’est seulement parce que la politique, à notre époque, s’est entièrement transformée en biopolitique qu’elle a pu se constituer à tel point en politique totalitaire.
Que les deux auteurs qui ont sans doute pensé avec le plus de subtilité le problème politique de notre temps ne soient pas parvenus à faire en sorte que leurs perspectives s’entrecroisent, voilà certainement un indice de la difficulté du problème. Le concept de « vie nue » ou de « vie sacrée » est le foyer à travers lequel on essayera de faire converger leurs points de vue. C’est là que l’entrelacement de la politique et de la vie devient si serré qu’il se laisse difficilement analyser. L’opacité inhérente à la vie nue et à ses avatars modernes (la vie biologique, la sexualité, etc.) ne peut être dissipée que si l’on prend conscience de leur dimension politique ; inversement, une fois entrée en intime symbiose avec la vie nue, la politique moderne perd l’intelligibilité qui semble encore caractériser l’édifice juridico-politique de l apolitique classique.
Karl Löwith, qui a défini le premier le caractère fondamental de la politique des Etats totalitaires comme « politisation de la vie », a remarqué l’étrange relation de contiguïté qui unit la démocratie au totalitarisme : « La neutralisation des différences politiquement pertinentes et l’affaiblissement de la prise de décision se sont intensifiées depuis l’émancipation du Tiers Etat, la formation de la démocratie bourgeoise et sa transformation en une démocratie industrielle de masse, et jusqu’au moment décisif où le phénomène s’est inversé : il aboutit aujourd’hui à une totale politisation (totale Politisierung) de tout, y compris de certaines sphères de la vie apparemment neutres. C’est ainsi que, dans la Russie marxiste, on a vu apparaître un Etat du travail plus profondément étatique que tout ce qu’on connu les Etats des souverains absolus ; l’Italie fasciste a vu la naissance d’un Etat corporatiste qui règle normativement non seulement le travail national mais aussi l’après-travail (Dopolavoro) et la vie spirituelle dans son ensemble. L’Allemagne nationale-socialiste a connu un Etat totalement organisé qui politise par des lois raciales jusqu’à la vie, alors considérée comme privée. » (Löwith, p.33)
Mais la contiguïté de la démocratie de masse et des Etats totalitaires (contrairement à ce que Löwith semble penser ici, sur les traces de Schmitt) ne prend pas la forme d’un renversement immédiat. Avant d’émerger impétueusement à la lumière de notre siècle, le fleuve de la biopolitique, entraînant dans son cours la vie de l’homo sacer, s’écoule d’une façon souterraine mais continue. Comme si, à partir d’un certain moment, tout événement politique décisif était toujours à double face : en gagnant des espaces, des libertés et des droits dans leurs conflits avec les pouvoirs centraux, les individus préparent à chaque fois simultanément une inscription tacite mais toujours plus profonde de leur vie dans l’ordre étatique, offrant ainsi une assise nouvelle et plus terrible au pouvoir souverain dont ils voudraient s’affranchir. « Le « droit » à la vie – écrit Foucault pour expliquer l’importance prise par le sexe dans les conflits politiques -, le droit au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins, le « droit », par-delà toutes les oppressions ou « aliénations », à retrouver ce qu’on est et tout ce qu’on peut être, ce « droit » si incompréhensible pour le système juridique classique, a été la réplique politique à toutes ces procédures nouvelles de pouvoir » (Foucault 1, p.190). De fait, c’est une même revendication de la vie nue qui dans les démocraties bourgeoises conduit à la suprématie du privé sur le public,des libertés individuelles sur les obligations collectives et qui, dans les Etats totalitaires, devient au contraire le critère politique décisif et le lieu par excellence des décisions souveraines. Et c’est seulement parce que la vie biologique et ses besoins sont devenus partout le fait politiquement décisif que l’on peut comprendre la rapidité, autrement inexplicable, avec laquelle les démocraties parlementaires se sont transformées, au cours de notre siècle, en des Etats totalitaires, et les Etats totalitaires se convertissent aujourd’hui presque sans solution de continuité en des démocraties parlementaires. Dans les deux cas, ces renversements se sont produits dans un contexte où la politique s’était transformée depuis longtemps déjà en biopolitique et où l’enjeu, désormais, ne consistait plus qu’à déterminer la forme d’organisation politique la plus efficace pour garantir le contrôle, la jouissance et le souci de la vie nue. Les distinctions politiques traditionnelles (droite et gauche, libéralisme et totalitarisme, privé et public) perdent leur clarté et leur intelligibilité une fois que la vie nue devient leur référent fondamental, et elles entrent ainsi dans une zone d’indifférence. C’est de là aussi que viennent le glissement inattendu des classes dirigeantes ex-communistes vers le racisme le plus extrême (comme en Bosnie, avec le programme « dépuration ethnique ») et la renaissance sous de nouvelles formes du fascisme en Europe.
Parallèlement à l’affirmation de la biopolitique, on assiste en effet à un déplacement et à une extension progressive, au-delà des limites de l’état d’exception, de la décision sur la vie nue, qui définissait la souveraineté. Dans tout Etat moderne, il existe un point qui marque le moment où la décision sur la vie se transforme en une décision sur la mort, et où la biopolitique peut ainsi se renverser en thanatopolitique. Aujourd’hui, ce point ne se présente plus comme une frontière fixe, divisant deux zones clairement distinctes : il s’agit plutôt d’une ligne mouvante qui se déplace dans des zones de plus en plus vastes de la vie sociale, et dans lesquelles le souverain agit de plus en plus en symbiose non seulement avec le juriste, mais aussi avec le médecin, le savant, l’expert et le prêtre. Dans les pages qui suivent, on tentera de dmontrer comment certains événements fondamentaux de l’histoire politique moderne (comme les déclarations des droits de l’homme), et d’autres qui semblent au contraire manifester une intrusion incompréhensible de principes biologico-scientifiques dans l’ordre politique (comme l’eugénique nazie, qui élimine la « vie indigne d’être vécue », ou le débat actuel sur la définition normative des critères de la mort), n’acquièrent leur véritable signification qu’une fois replacés dans le contexte biopolitique ou thanatopolitique qui est le leur. Dans cette perspective, le camp comme espace biopolitique pur, absolu et infranchissable, (et fondé en tant que tel uniquement sur l’état d’exception) nous apparaîtra comme le paradigme caché de l’espace politique moderne dont il faut apprendre à reconnaître les métamorphoses et les travestissements.
Le première apparition de la vie nue comme nouveau sujet politique se trouve déjà dans le document que l’on place habituellement à la base de la démocratie moderne : le writ d’Habeas corpus de 1679. Quelle que soit l’origine de la formule que l’on rencontre dès le XIII° siècle pour garantir la présence physique d’une personne devant une cour de justice, il est curieux qu’elle ne soit ni centrée sur l’ancien sujet des relations et des libertés féodales ni sur le futur citoyen, mais sur le pur et simple corpus. Lorsque, en 1215, Jean sans Terre octroie à ses sujets la « Grande charte des libertés », il s’adresse « aux archevêques, aux évêques, aux abbés, aux comtes, aux barons, aux vicomtes, aux prévôts, aux officiers et aux baillis », « aux villes, aux bourgs et aux villages » et, plus généralement, « aux hommes libres de notre royaume », pour qu’ils jouissent de « leurs anciennes libertés et de leurs libres coutumes » ainsi que des libertés qu’il leur reconnaît désormais spécifiquement. L’article 29, qui garantit la liberté physique des sujets, précise qu’ « aucun homme libre (homo liber) ne doit être arrêté, emprisonné, privé de ses biens, ni mis hors la loi (utlagetur) ou molesté en aucune façon ; nous ne mettrons ni ne ferons mettre la main sur lui (nec super eum ibimis, nec super eum mittimus), sinon après un jugement légal de ses pairs et selon la loi du pays ». De la même façon, un ancien writ qui précède l’habeas corpus, et qui était destiné à assurer la présence de l’accusé dans un procès, s’intitule de homine replegiando (ou repigliando).
Lisons, en revanche, la formule du writ que l’acte de 1679 généralise et transforme en loi : Praecipimus tibi quod Corpus X, un custodia vestra detentum, ut dicitur, una cum causa captionis et detentionis, quodcumque nomine idem X censeatur in eadem, habeas coram nobis, apud Westminster, ad subjiciendum… Rien ne permet mieux que cette formule de mesurer la différence séparant la conception antique et médiévale de la liberté de celle qui est au fondement de la démocratie moderne : le nouveau sujet de la politique n’est pas l’homme libre avec ses prérogatives et ses statuts, ni simplement homo, mais corpus, et la démocratie moderne naît proprement comme revendication et exposition de ce « corps » : habeas corpus ad subjiciendum, tu devras avoir un corps à montrer.
Que l’Habeas corpus, parmi les différentes procédures juridictionnelles destinées à protéger la liberté individuelle, soit précisément celle qui reçoit forme de loi et devient ainsi inséparable de l’histoire de la démocratie occidentale relève certainement de circonstances fortuites. Mais il est également certain que, de cette façon, la démocratie européenne naissante place au coeur de son combat contre l’absolutisme non pas bios, la vie qualifiée du citoyen, mais zōē, la vie nue dans son anonymat, prise comme telle dans le ban souverain : ainsi lisons-nous encore, dans les formulations modernes du writ : the body of being taken… by whatsoever name he may be called there in.
Ce qui émerge des oubliettes pour être exposé apud Westminster, c’est encore une fois le corps de l’homo sacer, c’est encore une fois la vie nue. Telle est la force et, en même temps, la contradiction intime de la démocratie moderne : sans abolir la vie sacrée, elle la brise et la dissémine dans chaque corps singulier pour en faire l’enjeu du conflit politique. Et c’est ici qu’il faut voir la racine de sa secrète vocation biopolitique : celui qui se présentera plus tard comme le détenteur des droits et, par un curieux oxymoron, comme le nouveau sujet souverain (subiectus superaneus, qui est tout à la fois dessous et plus haut) ne peut se constituer comme tel qu’en répétant l’exception souveraine, et en isolant à l’intérieur de lui-même corpus, la vie nue. S’il est vrai que, pour être appliquée, la loi a besoin d’un corps, si en ce sens on peut parler du « désir de la loi d’avoir un corps », la démocratie répond à son désir en obligeant la loi à prendre soin de ce corps. Un fait manifeste bien ce caractère ambigu (ou polaire) de la démocratie : tandis que l’Habeas corpus était destiné initialement à garantir la présence de l’accusé dans un procès et donc à l’empêcher de se soustraire au jugement, dans sa forme nouvelle et définitive, l’Habeas corpus se renverse en obligation pour le magistrat d’exposer le corps de l’accusé et de justifier sa détention. Corpus est un être ambivalent, porteur aussi bien de l’assujettissement au pouvoir souverain que des libertés individuelles.
Cette nouvelle centralité du « corps » dans la terminologie politico-juridique coïncide avec le processus, plus général, qui confère à corpus une position privilégiée dans la philosophie et dans les sciences de l’époque baroque, de Descartes à Newton et de Leibniz à Spinoza. Dans la réflexion politique, toutefois, même quand corpus devient la métaphore centrale de la communauté politique, comme dans le Léviathan ou dans le Contrat social, il garde toujours un lien étroit avec la vie nue. L’utilisation du terme chez Hobbes est, à cet égard, particulièrement instructive. S’il est vrai que le De homine distingue chez l’homme un corps naturel et un corps politique (homo enim nonmodo corpus naturale est, sed etiam civitatis, id est, ut ita loquar, corporis politici pars, Hobbes 3, p.1), dans le De cive, c’est justement la posssibilité de tuer le corps qui fonde aussi bien l’égalité naturelle des hommes que la nécessité du Commonwealth : « Car si nous considérons des hommes faits, et prenons garde à la fragilité de la structure du corps humain (sous les ruines duquel toutes les facultés, la force, et la sagesse qui nous accompagnent demeurent accablées) et combien aisé il est au plus faible de tuer l’homme du monde le plus robuste, il ne nous restera point de sujet de nous fier à nos forces, comme si la nature nous avait donné par là quelque supériorité sur les autres. Ceux-là sont égaux, qui peuvent choses égales. Or ceux qui peuvent ce qu’il y a de plus grand et de pire, à savoir ôter la vie, peuvent choses égales. Tous les hommes sont donc naturellement égaux.. » (Hobbes 1, p.82)
C’est sous cet éclairage que doit être lue la grande métaphore du Léviathan, dont le corps est formé par tous les corps des individus. Ce sont les corps des sujets, absolument exposés au meurtre, qui forment le nouveau corps politique de l’Occident.
Giorgio Agamben
Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue / 1995
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