Jamais l’Italie ne fut plus odieuse. Surtout avec la trahison des intellectuels, avec ce révisionnisme du parti communiste, loup qui, cette fois, est vraiment agneau – le camarade Longo sur la couverture du Spiegel avait un visage obséquieux d’homme de lettres qui fait désespérément semblant d’être à la page, rejetant ainsi toute violence palingénésique du communisme : oui, le communiste aussi est un bourgeois. C’est désormais la forme raciale de l’humanité. Peut-être que s’engager contre tout ça ne veut pas dire écrire, en homme engagé, dirais-je, mais vivre.
Quant à mes oeuvres futures, tu verras un jeune homme arriver un jour dans une belle maison où un père, une mère, un fils et une fille, vivent richement, dans un état qui ne connaît pas la critique comme si c’était un tout, la vie pure et simple ; il y a aussi une bonne (originaire de villages sous-prolétaires) ; il vient, ce jeune homme, beau comme un Américain, et, tout de suite, la bonne, la première, tombe amoureuse de lui, et retrousse ses jupons. Il lui donne la douce, lourde colère de son membre. Puis le fils tombe amoureux de lui ; ils dorment tous les deux, dans la chambre du garçon, avec les restes de l’enfance ; et au fils aussi, il donne son membre de soie, plus adulte et puissant ; et le même don, condescendant et généreux – parce qu’il est celui qui donne – il fera à la mère, adoratrice de ses vêtements, pantalon, maillot de corps, slip laissés dans un bungalow par une chaude journée d’été, sur la mer tyrrhénienne ; et c’est le même don qu’il fera au père, devenant le père du père – puisque celui-ci, avec une douceur maternelle, ambiguë, n’est père que de nom – au père réveillé à l’aube par une douleur qui le plis en deux, au ventre, et qui découvre, en se levant pour aller aux toilettes la beauté muette du petit matin avec son soleil déjà fulgurant… et il découvrira son amour avec le même étonnement que celui qu’il eut en découvrant ce soleil : un amour pareil à celui d’Ivan Ilitch pour son valet paysan et jeune homme ; mais conscient, et dramatique parce que lui, le vieil industriel avec le visage d’Orson Welles, est un petit-bourgeois, et qu’il dramatise tout. Le même don de son membre, durant les heures de la maladie de son père – et avant de le faire au père – il fera à la fille de quatorze ans, amoureuse de son père et qui le découvre, le jeune homme tout amour, à travers les yeux amoureux, justement, de son père. Puis le jeune homme s’en va : la route au fond de laquelle il disparaît reste déserte pour toujours. Et tout le monde, dans l’attente, dans le souvenir, comme apôtre d’un Christ non crucifié mais perdu, a son destin. C’est un théorème ; et chaque destin est un corollaire. Les destins sont ceux que tu connais, ceux de ce monde où toi, avec ton désagréable sourire anticommuniste, et moi, avec ma haine infantile antibourgeoise, sommes frères : nous le connaissons parfaitement ! Comment se forme une névrose d’angoisse et comment une petite victime féminine de quatorze ans finit dans le lit d’une clinique, les poings tellement serrés que pas même un scalpel ne pourrait les desserrer ; comment un garçon parle tout seul comme un fou peignant et inventant de nouvelles techniques, jusqu’à devenir un Giacometti, un Bacon, avec le spectacle de ses spectres figuratifs, symboliques de la tragédie du monde dans une ame malade, malodorante de la rancoeur mesquine du mal ; comment une femme d’age moyen, encore belle, et soignée, ne sait oublier le Christ de l’Eglise et en même temps, une fois perdue, ne sait pas résister au désir de se perdre encore, et ainsi vit entre des garçons faciles et des angoisses chrétiennes ; et comment, enfin, un père, qui vait confondu la vie avec la possession, une fois possédé, perd la vie, le jette : c’est-à-dire donne ce qu’il possède – une usine dans la banlieue de la grande ville – à ses ouvriers, pour se perdre dans le désert, comme les Hébreux. Ce sont tous des cas de conscience. Mais la bonne, au contraire, devient une sainte folle. Elle va dans la cour de sa vieille maison sous-prolétaire, se tait, prie et fait des miracles ; guérit des gens, ne mange que des orties, jusqu’à ce que ses cheveux en deviennent verts, et, enfin, pour mourir, se fait ensevelir, en pleurant, par une excavatrice, et ses larmes, jaillissant de la boue, deviennent une source miraculeuse. (…) Tu sais – je te l’ai dit, vieil ami, père un peu intimidé par le fils, hôte allophone puissant aux humbles origines – que rien ne vaut la vie. C’est pourquoi je ne voudrais que vivre, meme en étant poète, parce que la vie s’exprime aussi par elle-même. Je voudrais m’exprimer avec des exemples. Jeter mon corps dans la lutte. Mais si les actions de la vie sont expressives, l’expression, aussi, est action. Non pas cette expression de poète défaitiste, qui ne dit que des choses et utilise la langue comme toi, pauvre, direct instrument ; mais l’expression détachée des choses, les signes faits musiques, la poésie chantée et obscure, qui n’exprime rien sinon elle-même, selon l’idée barbare et exquise qu’elle est un son mystérieux dans les pauvres signes oraux d’une langue. Moi, j’ai abandonné à ceux de mon âge, et même aux plus jeunes, une telle illusion barbare et exquise : je te parle brutalement. et, puisque je ne peux revenir en arrière, et me prendre pour un garçon barbare qui croit que sa langue est la seule langue au monde, et perçoit dans ses syllabes des mystères de musique que seuls ses compatriotes, pareils à lui par caractère et folie littéraire, peuvent percevoir – en tant que poète je serai poète de choses. Les actions de la vie ne seront que communiquées, et seront, elles, la poésie, puisque, je te le répète, il n’y a pas d’autre poésie que l’action réelle (tu trembles seulement quant tu la retrouves dans les vers ou dans les pages de prose, quand leur évocation est parfaite). Je ne ferai pas cela de bon coeur. J’aurai toujours le regret de cette autre poésie qui est action elle-même, dans son détachement des choses, dans sa musique qui n’exprime rien sinon son aride et sublime passion pour elle-même. Eh bien, je vais te confier, avant de te quitter, que je voudrais être compositeur de musique, vivre avec des instruments dans la tour de Viterbe que je n’arrive pas à acheter, dans le plus beau paysage du monde, où l’Arioste serait fou de joie de se voir recréé avec toute l’innocence des chênes, collines, eaux et ravins, et là, composer de la musique, la seule action expressive peut-être, haute, et indéfinissable comme les actions de la réalité.
Pier Paolo Pasolini
Qui je suis, Poeta delle ceneri / 1966/ Théorème / 1968
Merci pour votre dévouement et votre ferveur d’archiviste !
Cordialement,
K.
MERCI ! VOUS NOUS RESTITUEZ PIER PAOLO VIVANT, TOUT PROCHE, ET IL NOUS PARLE !
C’est un texte sublime que j’ai acheté lors de sa première publication.
De toutes façons, tout ce qu’a écrit Pier Paolo a toujours une tonalité testamentaire, il a dès ses textes de jeunesse, écrit et pensé comme un oiseau de passage, destiné à ensemencer dans un vol unique mais d’une rare rectitude, d’un preste coup d’ail l’empire arriéré de nos évidences par les jugement impartiaux d’une intelligence hors du commun, la voix la plus douce du monde, un sourire en coin, au charme fou apparaissait tardivement sur les traits d’un visage émacié surgissant des temps bibliques.
C’est mu par une élémentaire bonté qu’il répudia le médium poétique pour optimiser son immense érudition à travers l’outil cinématographique, plus adapté aux exigences de la communication individuelle. Sa vigilance nous manque encore.