« La majorité c’est personne, la minorité c’est tout le monde. »
l’Abécédaire de Gilles Deleuze
Entretiens avec Claire Parnet
un film produit et réalisé par Pierre-André Boutang / 1988
« La majorité c’est personne, la minorité c’est tout le monde. »
l’Abécédaire de Gilles Deleuze
Entretiens avec Claire Parnet
un film produit et réalisé par Pierre-André Boutang / 1988
Au début de ses Lettres luthériennes, en 1975, Pasolini écrit quelque chose de tout à fait intéressant. C’est qu’aujourd’hui, on assiste à une rencontre, à une jonction, une unification entre deux histoires, traditionnellement différentes et opposées : celle de la bourgeoisie et celle du peuple.
Ordinairement, dit-il (je résume ainsi sa pensée), l’histoire s’est écrite et pensée du point de vue du capitalisme, de la classe dominante. Elle a été celle des pères et des fils de la bourgeoisie. « L’histoire était leur histoire » dit le poète cinéaste. Quant à celle du peuple, elle se déroulait à part. Elle était celle des anciennes cultures, celles de ces sociétés archaïques ou exotiques étudiées par les ethnologues, se perpétuant et se répétant de génération en génération, où – je cite – « les fils répétaient et réincarnaient les pères ». Mais aujourd’hui tout a changé. Aujourd’hui, c’est-à-dire à l’heure de ceux que Pasolini nomme « les fils » (et je reviendrai tout à l’heure là-dessus), que, dans notre langue banalisée, nous nommerions plutôt « les jeunes », il s’agit, du point de vue de ce qui se passe actuellement dans la culture, aussi bien celle du peuple, des prolétaires ou paysans, que celle des bourgeois, d’une sorte de mutation radicale.
Il n’y a plus de culture populaire à opposer à une culture bourgeoise. Les deux se sont rejointes et confondues dans une même consommation de masse uniformisante et normalisante, qui a posé sur tout le même masque de vulgarité. Il n’y a plus cette réserve culturelle que le peuple conservait en son sein et qui, de tout temps, a nourri, revivifié la culture manifeste, celle des biens culturels proprement dits, dans la littérature, l’art ou les manières de se présenter et de se comporter. Il n’y a plus qu’une seule culture, ou, pour mieux dire, qu’une seule consommation de la culture, réception passive des produits diffusés par le marché capitaliste, concernant identiquement tout le monde, bourgeoisie ou plèbe, qu’il s’agisse de la possession des objets matériels ou idéaux, du vêtement, des modes d’être et d’agir, de jouir ou de vouloir, de l’apparence du corps propre – cette dernière mutation étant, selon l’idiosyncrasie de Pasolini, la plus visible et la plus redoutable. Quelque chose a changé dans l’homme, essentiellement dans sa jeunesse, avec son aspect que l’auteur des Lettres luthériennes n’hésite pas à qualifier de « monstrueux », dans sa présence hostile parmi les autres, sa manière de se distinguer et de se dissocier en s’érigeant en ghettos aux codes aussi débiles que secrets. Une mutation anthropologique résultant de cette unification consumériste.
« Les deux histoires se sont donc rejointes, affirme Pasolini. C’est la première fois dans l’histoire de l’homme. » Et il précise : « Cette modification s’est faite sous le signe et par la volonté de la civilisation de consommation » – autrement dit, du « développement ». Affirmation très intéressante, très curieuse et très importante pour la compréhension du monde contemporain. Du point de vue de la consommation, de la « civilisation de la consommation », tout le monde est identique. Tout le monde consomme ou aspire à consommer les mêmes choses, tout le monde se conforme ou tend à se conformer au même modèle (ou aux mêmes modèles, ce pluriel ne changeant rien, toutefois, à l’identité de la tendance).
Or – et c’est ce que va dire tout de suite après Pasolini – ce trait est celui-là même que, dans un autre domaine, notre société, l’ensemble des politiques et des philosophes, a rejeté récemment sous le qualificatif de « totalitaire ». Et on le retrouve ici, authentiquement, mais non reconnu, sous le masque rassurant, dit « progressiste », du « développement » (1), de l’accès, du droit à un traitement identique. Alors qu’il s’agit de l’illusion majeure, du vice le plus néfaste de notre temps. Cette illusion, toutes les couches sociales la partagent, tous les partis politiques de gauche ou de droite, toutes nuances confondues. « On ne peut pas dire que les antifascistes en général et les communistes en particulier se soient réellement opposés à une telle unification de caractère totalitaire – pour la première fois vraiment totalitaire – même si la répression qu’elle exerce n’est pas archaïquement policière (car elle a plutôt recours à une fausse permissivité) ». (…)
C’est la marche entière de la Civilisation que Pasolini repère et condamne. En cela, je le rapproche de Fourier qui, lui aussi, a repéré et dénoncé « l’ordre subversif », le mouvement rétrograde de la civilisation, responsable de ses dysfonctionnements et de ses maux.
Maintenant, les solutions proposées et les perspectives sont-elles les mêmes ? A première vue, il semblerait que non.
« Pourquoi cet acceptation du nouveau fascisme ? écrit Pasolini, en fin de son exorde. Parce qu’il y a – nous voici au noeud de la question – une idée directrice que tout le monde partage, sincèrement ou insincèrement, l’idée que la pauvreté est le plus grand malheur du monde, et que donc à la culture des classes pauvres doit se substituer la culture de la classe dominante ». Une culture de la pauvreté, en quelque sorte, reposant sur une prise de conscience des impasses du développement (de la croissance). Alors que Fourier propose une « société avide de richesses » et un développement sans limites, dû à l’association et au travail conjugué, incomparable aux pauvres jouissances que la civilisation, dans le morcellement de ses activités et son désordre anarchique, peut offrir.
Mais le développement selon Fourier est aux antipodes de celui de la société marchande, où l’accroissement de la pauvreté accompagne le gaspillage des ressources et la destruction de la Terre. De même, et en regard, la pauvreté à laquelle, de façon visionnaire, Pasolini accorde une signification directrice de l’histoire, n’a rien à voir avec le désespoir de la misère. Elle rayonne, elle est un surplus de sens et de beauté. Pasolini envisage la pauvreté du point de vue de cet accroissement d’intensité et de sens, à la manière dont Fourier envisageait, comme « issue » de la civilisation, une société où l’attraction passionnée a pris la place de l’illusoire valeur d’échange de la marchandise.
L’un et l’autre comblent les manques d’une modernité qui a fait croître autour d’elle le désert, comme a dit Nietzsche, et, sous couvert d’une course effrénée à la possession, le néant du sens, le nihilisme.
Car notre problème, celui du fondement d’une éthique, est bien d’échapper à ce nihilisme toujours renouvelé qui nous assaille et jette chaque génération, selon ses aspirations et ses limites, dans le malheur.
Je me tourne vers Fourier et vers Pasolini parce qu’ils nous ont donné, de façon que je crois inépuisable, et non encore peut-être explorée, à penser, chacun dans son ordre. Le sens, l’orientation et le but ou destinée de la production, de la consommation et de la jouissance, en en forgeant, chacun à sa manière encore, les figures et les concepts appropriés.
Ainsi, tout en formulant des responsabilités, ils nous libèrent du ressassement indéfini de la culpabilité historique.
Dira-t-on, avec Michel Hardt et Antonio Negri, par exemple, que nous sommes à l’ère d’une « post-modernité » pour laquelle il est nécessaire d’inventer de nouveaux concepts ? (2)
La querelle de la modernité et de la post-modernité me paraît obsolète et un peu dérisoire. Ce qui importe n’est pas de dépasser la modernité, mais de déceler l’erreur et l’impasse d’une modernisation qui ne signifierait rien d’autre que l’acceptation du fait accompli. De même, il n’est pas question d’établir des responsabilités pour juger, dénoncer et punir. Bien au contraire, il importe d’en finir avec le jugement, qu’il soit de Dieu, comme l’a magnifiquement proclamé, et de manière inégalable, phare de toute résistance contemporaine, Antonin Artaud, ou avec celui des hommes qui ne vaut pas mieux, puisque c’est le même. Il s’agit d’échapper à l’ordre du jugement et de la Loi pur affirmer le droit au désir qui ne consiste pas à accaparer et consommer de toujours renouvelées marchandises, mais à construire, avec les autres, avec la nature, avec soi-même, si nous avons bien compris Deleuze, de nouveaux agencements. Les agencements du désir opposés aux dispositifs mortels de la civilisation.
L’histoire coupable ou culpabilisée, jugée, est celle que voudrait nous imposer l’apocalypse libérale, cette révélation à la fois ricanante et résignée entendue généralement comme la fin des espérances idéologiques et la soumission aux diktats d’une réalité confondue avec le triomphe de la valeur d’échange, l’économie de marché, le libéralisme commercial. Donc la société de consommation, telle que la dénonce Pasolini.
Le trait paradoxal de la société consumériste est, qu’à la fois, elle étend la paupérisation et fait disparaître le pauvre, en tant que détenteur d’une culture et de valeurs propres. Tout le monde s’appauvrit et le pauvre disparaît dans l’uniformisation de la consommation culturelle. Dans la vulgarisation des masses qui obéissent à un commun modèle. Ce trait dominant et apparemment irréversible est le conformisme. Celui qui été imposé par l’identification du progrès au développement. Qui s’est produit de manière irréversible à partir du moment où le développement a imposé un type unique de progrès. Et cela dès le XIX° siècle, dans la domination et l’exploitation outrancière de la nature répondant à celle du travail humain. (…)
Nous avons atteint un état de connexion universelle complexe où les actions s’enchaînent en se répondant, où les problèmes d’exploitation sociale sont simultanément ceux de l’exploitation et de la détérioration, sans doute irréversible, des climats et des sols. Les trois écologies, matérielle, sociale et mentale se complètent, comme l’avait génialement établi Félix Guattari. Nous sommes arrivés au point critique où il n’est plus possible de le méconnaître et de nous en détourner. Il ne s’agit plus de discuter des reponsabilités, mais de les prendre en charge. Il ne s’agit plus de jeu de l’esprit, mais d’une tâche à accomplir aux différents points où une action peut mordre sur les choses.
René Scherer
Pour un nouvel anarchisme / 2008
1 On parlerait plutôt de nos jours de « croissance ». Ce mot connote encore mieux qu’il ne s’agit aucunement d’amélioration du sort commun, puisqu’il a simplement rapport à l’accroissement de la masse financière, au « PIB » ou revenu brut d’une nation.
2 Michel Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, en particulier p.202 qui contient de beaux développements sur le pauvre « figure de la post-modernité », omniprésent et « fondement de toute possibilité d’humanité » mais sans référence à Pasolini.
Dire que le genre procède du « faire », qu’il est une sorte de »pratique », (a doing), c’est seulement dire qu’il n’est ni immobilisé dans le temps, ni donné d’avance ; c’est indiquer également qu’il s’accomplit sans cesse, même si la forme qu’il revêt lui donne une apparence de naturel pré-ordonné et déterminé par une loi structurelle. Si le genre est « fait », « construit », en fonction de certaines normes, ces normes mêmes sont celles qu’il incarne et qui le rendent socialement intelligible. Si, en revanche, les normes de genre sont également celles qui bornent l’humain, c’est-à-dire qu’elles déterminent la manière dont le genre doit être construit afin de conférer à un individu la qualité d’humain, alors les normes de genre et celles qui constituent la personne sont intimement liées. Se conformer à une certaine conception du genre équivaudrait alors précisément à garantir sa propre lisibilité en tant qu’humain. A l’inverse, ne pas s’y conformer risquerait de compromettre cette lisibilité, de la mettre en danger.
Je voudrais ici poser une question normative relativement simple que je formulerai ainsi : que se passe-t-il si l’on « défait » les conceptions normatives et restrictives de la vie sexuelle et genrée ? Il peut arriver qu’une conception normative du genre « défasse », « déconstruise », la « personne » (personhood) et l’empêche, à long terme, de persévérer dans sa quête d’une vie vivable. Il peut aussi arriver qu’en déconstruisant une norme restrictive, on déconstruise du même coup une conception identitaire préalable, pour tout simplement inaugurer une nouvelle identité dont le but sera de s’assurer une meilleure viabilité.
Si le genre est une sorte de pratique, une activité qui s’accomplit sans cesse et en partie sans qu’on le veuille et qu’on le sache, il n’a pour autant rien d’automatique ni de mécanique. Bien au contraire. Il s’agit d’une sorte d’improvisation pratiquée dans un contexte contraignant. De plus, on ne « construit » pas son genre tout seul. On le « construit » toujours avec ou pour autrui, même si cet autrui n’est qu’imaginaire. Il peut arriver que ce que j’appelle mon genre « propre » apparaisse comme le produit de ma création et comme une de mes possessions. Mais le genre est constitué par des termes qui sont, dès le départ, extérieurs au soi et qui le dépassent, ils se trouvent dans une socialité qui n’a pas d’auteur unique (et qui met d’ailleurs radicalement en cause la notion même d’auteur).
Si l’appartenance à un certain genre n’implique pas nécessairement que le désir prenne une direction définie, il existe néanmoins un désir qui est constitutif du genre lui-même. C’est pourquoi opérer un clivage entre vie de genre et vie de désir n’est ni facile ni rapide. Que veut le genre ? Si la question peut paraître étrange, ce sentiment s’atténue lorsqu’on réalise que les normes sociales qui constituent notre existence sont porteuses de désirs qui ne sont pas fondateurs de notre individualité. Le problème se complique encore du fait que la viabilité de notre individualité dépend essentiellement de ces normes sociales.
Dans la tradition Hégélienne, le désir est lié à la reconnaissance. Le désir est toujours un désir de reconnaissance et ce n’est que par le biais de cette expérience de reconnaissance que chacun se constitue en tant qu’être socialement viable. Cette conception a, certes, son charme et sa vérité mais deux éléments importants lui échappent. Les termes qui permettent notre reconnaissance en tant qu’humains sont socialement organisés et modifiables. Il arrive parfois que les termes mêmes qui confèrent la qualité d’humain (humanness) à certains individus sont ceux-là mêmes qui privent d’autres d’acquérir ce statut, en introduisant un différentiel entre l’humain et le « moins-qu’humain ». Ces normes ont des effets considérables sur notre compréhension du modèle de l’humain habilité à bénéficier de droits ou ayant sa place dans la sphère participative du débat politique. L’humain est appréhendé différemment en fonction de sa race, de la lisibilité de cette race, de sa morphologie, de la possibilité de reconnaître cette morphologie, de son sexe, de la possibilité de vérifier visuellement ce sexe, de son ethnicité, du discernement conceptuel de cette ethnicité. Certains humains sont reconnus comme étant moins qu’humains et cette forme de reconnaissance amoindrie ne permet pas de mener une vie viable. Certains humains n’étant pas reconnus en tant qu’humains, cette non-reconnaissance les engage à mener un autre type de vie invivable. Si ce que le désir veut en partie, c’est d’être reconnu, alors le genre, dans la mesure où il est animé par le désir, voudra également être reconnu. Mais si les schèmes de reconnaissance dont nous disposons sont ceux qui « défont » la personne en conférant de la reconnaissance, ou encore qui « défont » la personne en lui refusant cette reconnaissance, alors celle-ci devient un lieu de pouvoir par lequel l’humain est produit de manière différentielle. Ce qui signifie que, dans la mesure où le désir est impliqué dans les normes sociales, il est intimement lié à la question du pouvoir et à celle de savoir qui a la qualité d’humain reconnu comme tel et qui ne l’a pas.
Autre question : si j’appartiens à un certain genre suis-je quand même considéré/e comme faisant partie des humains ? Est-ce que l »humain » s’étendra jusqu’à m’inclure dans son champ ? Si mon désir va dans un certain sens, aurai-je la possibilité de vivre ? Y aura-t-il un lieu pour ma vie et sera-t-il reconnaissable pour ceux dont dépend mon existence sociale ?
Il existe, bien sûr des avantages à demeurer en deça de toute intelligibilité, si celle-ci est comprise comme le produit d’une reconnaissance dépendant des normes sociales dominantes. Il faut bien dire que si les options qui me sont offertes me semblent détestables, si je n’éprouve pas le désir d’être reconnu/e au sein d’un certain système de normes, le sentiment de ma survie dépendra de la possibilité d’échapper à l’emprise des normes par lesquelles cette reconnaissance est conférée. Il se peut que, de ce fait, mon sentiment d’appartenance sociale soit affaibli par la distance que je prends, mais pour autant, cette distanciation reste préférable à un sentiment d’intelligibilité conféré par des normes qui par ailleurs ne feraient que m’effacer. En fait, pouvoir développer une relation critique vis-à-vis de ces normes présuppose de s’en écarter, de pouvoir en suspendre ou en différer la nécessité quand bien même resteraient-elles l’objet d’un désir qui permette de vivre. L’établissement de cette relation critique dépend également d’une capacité, toujours collective, d’articuler une version alternative et minoritaire de normes ou d’idéaux consistants me permettant d’agir. Si je suis quelqu’un qui ne peut être sans faire, alors les conditions pour que je fasse recouvrent en partie les conditions mêmes de mon existence. Si ce que je fais dépend de ce qui m’est fait, ou plutôt, des façons dont je suis « fait/e » par les normes, alors la possibilité de ma persistance en tant que « je » dépend de ma capacité à faire quelque chose de ce qui est fait de moi. Ce qui ne signifie aucunement que je puisse refaire le monde pour en devenir le créateur. Ce fantasme de pouvoir quasi-divin n’est que le refus des façons dont nous sommes constitués, toujours et dès l’origine, par ce qui nous est antérieur et extérieur. Ma capacité d’agir ne consiste pas à refuser cette condition de ma constitution. Si j’ai une quelconque capacité d’agir, elle s’élargit du fait même que je suis constitué/e par un monde social qui ne relève en aucune façon de mon choix. Que ma capacité d’agir soit clivée par un paradoxe ne signifie pas qu’elle soit impossible. Cela signifie seulement que le paradoxe est la condition de sa possibilité.
De ce fait, le « je » que je suis se trouve simultanément constitué par des normes et assujetti à ces normes. Mais il s’efforce également de vivre en maintenant une relation critique et transformatrice avec elles. Ce qui n’a rien de facile, car ce « je » devient jusqu’à un certain point « indéchiffrable ». Il est menacé de non-viabilité et de déconstruction totale s’il n’incorpore plus ces normes de manière à rendre ce « je » pleinement reconnaissable. Il faut une certaine rupture avec l’humain pour initier le processus de re-création de l’humain et je risque d’avoir le sentiment de ne pas pouvoir vivre sans une certaine forme de reconnaissance. Mais il est également possible que les termes mêmes qui permettent cette reconnaissance me rendent la vie invivable. C’est de ce point de jonction que la critique émerge, c’est là qu’elle devient une mise en question des termes qui contraignent la vie pour élargir la possibilité de modes de vie différents. Et ceci, non pour célébrer la différence en tant que telle, mais pour établir des conditions plus diversifiées et favorables à la protection et au maintien de la vie tout en résistant aux modèles d’assimilation.
Il me semble que les travaux les plus importants effectués par les études gay et lesbiennes ont surtout porté sur les règlements en vigueur dans les domaines juridique, militaire, psychiatrique et bien d’autres. Les questions ainsi posées de manière « savante » mettent plutôt en cause la codification du genre, la manière dont ce code a été imposé et celle dont il a été intégré et vécu par les sujets à qui on l’impose. Mais codifier le genre n’implique pas simplement de le soumettre à la force extérieure d’une réglementation (1). Si le genre devait pré-exister à sa codification, nous pourrions le choisir comme thème et, de là, énumérer les diverses sortes de réglementations auquel il est assujetti et les modalités de son assujettissement. Mais le problème, pour nous, est plus aigü. Existe-t-il, après tout, un « genre » qui pré-existe à sa codification, ou est-ce, au contraire, en étant soumis à une codification que le sujet genré émerge au sein et par l’entremise de cette modalité d’assujetissement ? L’assujettissement n’est-il pas le processus par lequel les codifications produisent, justement, le genre ?
Avancer que le genre est une « norme » nécessite de creuser notre argumentation. Une norme n’est pas une règle et ce n’est pas non plus une loi (2). La norme fonctionne au coeur des pratiques sociales en tant que critère implicite de normalisation. Si une norme peut être distinguée de manière analytique des pratiques dans lesquelles elle est « enchâssée », elle peut également résister à toute tentative visant à la décontextualiser de son fonctionnement. Les normes peuvent être explicites, ou ne pas l’être. Lorsqu’elles opèrent en tant que principe normalisateur de la pratique sociale, elles demeurent en général implicites, difficiles à déchiffrer et ne sont clairement et manifestement décernables que par les effets qu’elles produisent.
Que le genre soit une norme implique qu’il est toujours, quoique de manière ténue, incarné par tout acteur social dans sa singularité. La norme régit l’intelligibilité sociale de l’action, or elle-même diffère de l’action qu’elle régit. La norme paraît indifférente aux actions qu’elle régit, c’est-à-dire que tout simplement, elle paraît avoir un statut et un effet indépendant des actions qu’elle gouverne. C’est la norme qui régit l’intelligibilité, elle autorise certaines formes de pratiques et d’action à se manifester en tant que telles en imposant une grille de lecture sur le social, en définissant les paramètres de ce qui se manifestera ou ne se manifestera pas dans le champ du social. La signification d’une position extérieure à la norme est un paradoxe pour la réflexion. En effet, si la norme rend le champ social intelligible et qu’elle nous le normalise, alors être en dehors de la norme c’est, dans un certain sens, être encore défini dans un rapport avec elle : ne pas être tout à fait masculin ou tout à fait féminin c’est encore être compris exclusivement en termes de relation au « totalement masculin » ou au « totalement féminin ».
Dire que le genre est une norme ne revient pas tout à fait à dire qu’il existe des conceptions normatives de la féminité et de la masculinité, même si manifestement ces conceptions normatives existent. Le genre ne se définit pas exactement par ce que l’on « est » ni par ce que l’on « a ». Le genre est l’appareillage par lequel se produisent simultanément production et normalisation du masculin et du féminin et les formes interstitielles d’ordre hormonal, chromosomique, psychique et performatif qui sont adoptées par le genre. Soutenir que le genre signifie toujours et exclusivement « la matrice » du « féminin » et du « masculin » c’est précisément manquer le point le plus crucial du débat : en effet, la production de ce binôme cohérent est contingente, elle a un certain coût et les permutations de genre non-conformes au binôme relèvent autant du genre que son occurrence la plus normative. En alliant la définition du genre à son expression normative, on reconsolide par inadvertance le pouvoir de la norme afin de contraindre la définition du genre. Si le genre est le mécanisme par lequel la notion de masculin et de féminin est produite et naturalisée, il pourrait tout autant être l’appareillage par lequel ces termes sont déconstruits et dénaturalisés. Il se peut, en réalité, que l’appareillage même qui vise à établir la norme soit également celui qui sape cet établissement lui-même, qui serait pour ainsi dire, incomplet dans sa définition. Séparer le terme de « genre » de la masculinité ou de la féminité, c’est sauvegarder une perspective théorique permettant d’expliquer comment le binôme masculin-féminin vient épuiser le champ sémantique du genre. Les références au trouble du genre (gender trouble) au mixage du genre (gender blending), aux notions de « transgenre » ou de « genre croisé » suggèrent déjà que le genre a le moyen de dépasser ce binôme naturalisé. L’alliance du genre avec le couple masculin-féminin, homme-femme, mâle-femelle, opère donc cette naturalisation même que la notion de genre est censée empêcher.
Ainsi donc, un discours restrictif sur le genre qui se sert du binôme « homme » et « femme » comme outil exclusif de compréhension du champ du genre accomplit une opération de pouvoir d’ordre régulateur car elle naturalise cette occurrence hégémonique en excluant la possibilité de sa perturbation.
Cependant, comme le remarque Pierre Macherey, loin d’être des entités ou des abstractions autonomes et auto-suffisantes les normes doivent être comprises comme des formes d’action. En s’appuyant sur l’œuvre de Spinoza et de Foucault, Macherey dit clairement que les normes n’exercent pas un type transitif de causalité, mais bien un type de causalité immanent. « Penser l’immanence de la norme, c’est bien sûr renoncer à considérer son action de manière restrictive, comme une « répression » formulée en termes d’interdit, s’exerçant a l’encontre d’un sujet donné préalablement à cette action, et qui pourrait lui-même se libérer ou être libéré d’un tel contrôle : l’histoire de la folie, comme celle des pratiques pénitentiaires, comme aussi celle de la sexualité, montre bien qu’une telle « libération », loin de supprimer l’action des normes, la renforce au contraire. Mais on peut aussi se demander s’il suffit de dénoncer les illusions de ce discours antirépressif pour leur échapper : ne risque-t-on pas de les reproduire à un autre niveau, où elles ont cessé d’être naives, mais où, pour être devenues instruites elles n’en restent pas moins décalées par rapport au contenu qu’elles semblent viser. » (3) En soutenant que la norme ne persiste que dans et par ses actions, Macherey fait de l’action le lieu de l’intervention sociale. « De ce point de vue, il n’est plus possible de penser la norme elle-même avant les conséquences de son action, et en quelque sorte en arrière d’elles ; mais il faut penser la norme telle qu’elle agit précisément dans ses effets, de manière, non à en limiter la réalité par un simple conditionnement, mais à leur conférer le maximum de réalité dont ils sont capables. » (4)
J’ai dit ci-dessus que la norme ne peut se réduire à aucune de ses occurrences mais je voudrais ajouter ceci : la norme ne peut pas être non plus totalement dégagée de la manifestation de ses occurrences. La norme ne se situe pas en dehors de son champ d’application. Non seulement, suivant Macherey, est-elle responsable de la production de son champ d’application, mais la norme se produit elle-même dans la production de ce champ. La norme est un producteur de réel actif ; ce n’est en vérité qu’en vertu de son pouvoir réitéré à conférer du réel qu’elle se constitue comme norme.
Si l’on prend en compte la notion de norme telle que je viens de la définir, on pourrait dire que le champ du réel produit par les normes de genre constitue le contexte dans lequel celui-ci vient manifester en surface et dans ses dimensions idéalisées. Mais comment faut-il comprendre la formation historique de tels idéaux et leur persistance dans le temps, comment comprendre leur lieu comme la convergence complexe de significations sociales qui ne sont pas immédiatement perceptibles comme relevant du genre. Dans la mesure où les normes de genre sont reproduites, elles sont invoquées et en quelque sorte citées par des pratiques corporelles qui ont elles aussi la capacité de les modifier tout en les citant. Dresser un compte-rendu exhaustif de l’histoire citationnelle de la norme s’avère être une tâche impossible : en effet, non seulement la normativité s’attache à dissimuler sa propre historicité, mais il est impossible de retracer une « origine » unique de la norme.
Une signification importante de ce concept de régulation résulte du fait que les individus sont réglementés par le genre et que ce type de réglementation est la condition de l’intelligibilité de chacun. S’écarter de la norme de genre, c’est produire l’exemple aberrant dont les pouvoirs régulateurs (médical, psychiatrique et juridique, pour n’en citer que quelques uns) risquent de se servir immédiatement pour consolider l’argumentation qui justifie leur zèle permanent. Une question subsiste tout de même : quelles ruptures avec la norme seraient donc autre chose qu’une excuse ou un argument pour la maintenir ? Quelles ruptures d’avec la norme parviennent à perturber le processus de réglementation lui-même ?
Considérons par exemple la question des « corrections » chirurgicales effectuées sur les enfants intersexués. L’argument donné en général dans ce cas est qu’il faut « corriger » ces enfants nés avec des caractéristiques sexuelles « déviantes » (irregular) pour leur permettre de s’adapter, d’être plus à l’aise et d’atteindre à la normalité. Bien que ces interventions chirurgicales « forcées » se pratiquent parfois avec l’accord des parents et au nom de la normalisation, on a prouvé leur coût psychique et physique énorme pour ceux qui ont été soumis, pour ainsi dire, au scalpel de la norme (5). Les corps que produit cette application régulatrice de la norme sont des corps douloureux, stigmatisés par la violence et la souffrance. Dans ce cas, l’idéalité de la morphologie genrée est littéralement gravée dans la chair.
Le genre est donc une norme régulatrice, mais c’est également une norme produite au service d’autres types de régulations. Par exemple, les mesures contre le harcèlement sexuel supposeraient, selon Catherine MacKinnon, que le harcèlement fût un assujettissement systématique des femmes sur le lieu de travail, là où les hommes occupent en général la position de harceleurs et les femmes celle de harcelées. Pour Mac Kinnon, l’origine du harcèlement se trouve dans la sujétion sexuelle des femmes à un niveau plus fondamental. Or ces mesures, dont l’objet est d’éviter les comportements dégradants sur le lieu de travail, sont également porteuses de normes de genre implicites. Dans un sens, la régulation implicite du genre passe par l’intermédiaire d’une régulation explicite de la sexualité.
Pour Mac Kinnon, le genre est le produit de la structure hiérarchique de l’hétérosexualité dans laquelle les hommes sont compris comme subordonnant les femmes : « Saisie comme un attribut attaché à une personne, l’inégalité sexuelle assume la forme du genre, en se déplaçant elle devient une relation inter-individuelle et prend la forme de la sexualité. Le genre émerge comme la forme figée de la sexualisation de l’inégalité entre hommes et femmes. » (Feminism Unmodified, 6-7)
Si le genre est la forme saisie que prend la sexualisation de l’inégalité, alors celle-ci précède le genre et le genre en est un effet. Serait-il possible, à vrai dire, de conceptualiser la sexualisation de l’inégalité sans s’appuyer sur une conception préalable du genre ? Peut-on soutenir que les hommes assujettissent sexuellement les femmes sans avoir a priori une idée de ce sont les hommes et les femmes ? Il me semble que Mac Kinnon soutient que le genre ne peut se constituer en dehors de ce cadre et, par implication, en dehors de cette définition de la sexualité comme assujetissante et exploitante.
En proposant de réglementer le harcèlement sexuel par le recours à ce type d’analyse, c’est-à-dire à celle du caractère systématique de la subordination sexuelle, Mac Kinnon institue une régulation d’un autre type : avoir un genre, c’est être déjà impliqué/e dans une relation de subordination hétérosexuelle. De ce fait, aucun individu ne se situerait en dehors de telles relations, il n’existerait pas de relations hétérosexuelles qui ne soient pas assujettissantes, il n’existerait pas de relations non hétérosexuelles ni de harcèlement au sein du même sexe.
Au sein de la queer theory contemporaine, cette réduction du genre à la sexualité a provoqué deux types de démarche distinctes, mais qui se recoupent. La première consiste à opérer un clivage entre sexualité et genre de sorte que, d’une part, avoir un genre ne présuppose pas un engagement quelconque dans telle ou telle pratique sexuelle et que, d’autre part, l’engagement dans une pratique sexuelle donnée : anale, par exemple, ne présuppose pas l’appartenance à un genre déterminé (6).Dans la seconde démarche, (liée à la première) le genre n’est pas réductible à une hétérosexualité hiérarchisée et prend donc des formes différentes dans un contexte de sexualités homosexuelles (queer). En échappant au cadre hétérosexuel, la binarité sexuelle ne peut donc plus être considérée comme allant de soi. Par ailleurs, le genre lui-même étant marqué par une certaine instabilité interne, les vies transgenrées sont la preuve d’une rupture de toutes les chaînes de déterminisme causal qui lient sexualité et genre. La discordance entre genre et sexualité se voit donc affirmée à partir de deux perspectives différentes : l’une cherche à ouvrir des possibilités de sexualité non contraintes par le genre, en vue de briser le caractère causal et réducteur des arguments qui lient les deux termes, la seconde veut ouvrir au genre des possibilités non prédéterminées par des formes d’hétérosexualité hégémoniques.
Si les mesures anti-harcèlement sont fondées sur la thèse selon laquelle le genre est un effet caché de la subordination sexuelle dans la relation hétérosexuelle, le problème est que tout raisonnement concomitant viendra renforcer les définitions du genre et de la sexualité données. Dans la théorie de Mac Kinnon, le genre est produit dans le cadre de la subordination sexuelle, c’est-à-dire qu’en réalité, le harcèlement sexuel devient l’allégorie de la production du genre. À mon avis et dans ce cas, les mesures anti-harcèlement sexuel servent elles-mêmes à reproduire les normes de genre.
Ne sous-estimons pas la violence exercée par ces normes, surtout quand elles en viennent à distinguer ce qui est une vie vivable de ce qui ne l’est pas. Parmi les sanctions sociales appliquées aux transgressions de genre je citerai, par exemple, la « correction » chirurgicale des personnes intersexuées, la pathologisation médicale et psychiatrique et la criminalisation des personnes souffrant de « dyxphorie du genre » (gender dysphoric) dans plusieurs pays, dont les Ètats-Unis, le harcèlement des personnes ayant des « troubles du genre » (gender troubled) dans la rue ou au travail, la discrimination à l’embauche et la violence.
C’est pourquoi, si l’on croit que ces normes régulatrices n’agissent pas par la force, mais qu’elles sont une violence exercée par souci d’humanité ou même une forme atténuée de la violence elle-même, on se trompe. Pour moi, il n’y a pas d’autre manière de comprendre la violence exercée contre les minorités de genre et de sexe : il s’agit en effet toujours de l’imposition forcée d’un système normatif. L’assassinat d’hommes d’apparence féminine, de femmes d’apparence masculine ou de personnes transgenrées doit nous interroger : quelle est donc cette anxiété intolérable provoquée par l’apparition publique d’une personne ouvertement gay, de quelqu’un dont le genre n’est pas conforme aux normes, de quelqu’un dont la sexualité défie l’interdit public qui lui est intimé, de quelqu’un dont le corps n’est pas conforme à certains idéaux morphologiques ? À quoi donc obéissent ceux qui en viennent à tuer quelqu’un au prétexte de son homosexualité ou à menacer quelqu’un parce qu’il ou elle est intersexué/e ?
Le désir de tuer quelqu’un ou l’acte lui-même par lequel cette personne refuse de se conformer à la norme de genre qui devrait réguler sa vie laisse à penser que, d’une part, la vie elle même exige l’existence de normes protectrices et que, d’autre part, se situer et vivre en dehors de cette norme c’est tout simplement s’exposer à la mort. L’auteur/e de menaces d’une telle violence obéit à une croyance apeurée et rigide lui faisant redouter une désintégration radicale du sens du monde et de soi si un tel être, inclassable, avait l’autorisation de vivre au cœur du monde social. La négation, par la violence, de ce corps est un effort vain et violent pour restaurer l’ordre, pour renouveler le monde social sur la base d’un genre donné comme intelligible, elle tend à refuser le défi de re-penser ce monde comme étant autre que naturel ou nécessaire. Ceci n’est pas très éloigné de la menace de mort ou même des assassinats de transsexuels perpétrés dans différents pays et de la perception d’ hommes gays comme « féminins » ou de lesbiennes comme « masculines ». Ces crimes ne sont pas toujours immédiatement reconnus comme actes criminels. Ils sont parfois dénoncés par certains gouvernements ou organismes internationaux, mais il arrive qu’ils ne soient pas inclus dans la liste des crimes lisibles ou « réels » commis contre l’humanité dressée par que ces institutions elles-mêmes.
Si nous nous opposons à cette violence, au nom de quoi le faisons nous ? Quelle est l’alternative à cette violence, et quelle transformation du monde social revendiquons nous ? Cette violence surgit en fait d’un profond désir de conserver le caractère naturel ou nécessaire de l’ordre binaire du genre, d’en faire une structure, soit naturelle, soit culturelle, ou les deux, à laquelle aucun humain ne puisse s’opposer et ceci en restant humain. Quiconque s’oppose à ces normes, non seulement en exprimant son opposition, mais en intégrant cette opposition à son corps, à son style corporel, en la rendant lisible, s’expose à une violence lui intimant de défaire cette lisibilité, de mettre en cause sa possibilité, de la rendre irréelle et impossible en dépit d’une apparence qui le dément. Rien ne sépare clairement ces différents points de vue. Contester, par la violence, une opposition « incarnée » c’est dire de manière concrète que ce corps, ce défi à une version patentée du monde est et demeure impensable. Pour appliquer les limites de ce qui sera considéré comme réel, il faudra tenir à distance ce qui est contingent, fragile et susceptible de transformations fondamentales dans l’ordre genré des choses.
De cette analyse surgit une interrogation d’ordre éthique : comment aborder cette différence qui conteste notre grille d’intelligibilité sans pour autant forclore le défi qu’elle produit ? Que signifierait d’apprendre à vivre avec l’angoisse née de ce défi, de sentir la certitude épistémologique et ontologique partir à la dérive tout en acceptant, au nom de l’humain, que l’humain devienne autre chose que ce qu’il est traditionnellement supposé être ? Il nous faudrait alors apprendre à vivre, à embrasser à la fois la destruction et la désarticulation de l’humain au nom d’un monde plus accueillant et finalement moins violent, renoncer à connaître à l’avance la forme précise que prend et prendra notre qualité d’humain, tout en restant ouvert à sa permutation et ceci au nom de la non-violence.
Lorsque nous voulons définir ce qui rend une vie vivable, nous nous interrogeons sur certaines conditions normatives qui doivent être remplies pour que la vie devienne « une vie ». Il y a donc au moins deux sens à la vie, d’une part celui qui fait référence à sa forme biologique minimale et de l’autre, celui qui intervient à la source, qui établit les conditions minimales d’une vie vivable au regard d’une vie humaine. Ce qui n’implique pas que nous puissions écarter le simple fait d’être vivant (living) en faveur d’une « vie vivable », mais plutôt que nous devons demander, tout comme nous l’avons fait pour la violence du genre, ce que les humains requièrent pour maintenir et reproduire les conditions de leur propre capacité de vivre (livability). Quels choix politiques nous permettraient d’établir, d’une manière ou d’une autre, la vivabilité au plan conceptuel en même temps que nous l’assurerions au plan institutionnel ?
Le sens de cette question sera toujours un objet de discorde et les partisans d’une orientation politique unique choisie en vertu de cet engagement se tromperaient lourdement. Il en est ainsi parce que vivre, c’est vivre une vie politique en relation avec le pouvoir et avec autrui, c’est accepter sa part de responsabilité dans la construction d’un avenir collectif. Mais attention, prendre une responsabilité pour l’avenir, ne signifie aucunement en connaître l’orientation à l’avance, puisque l’avenir et en particulier l’avenir avec et pour autrui, exige une certaine ouverture et l’acceptation d’un état d’ignorance, cela implique la participation à un processus dont aucun sujet ne peut prédire l’issue. Cela implique également l’acceptation d’une certaine forme de conflit et mise en cause de l’orientation à prendre. La contestation est la condition indispensable d’une vie politique démocratique. La démocratie ne parle pas d’une seule voix, les airs qu’elle produit sont dissonants et il est nécessaire qu’ils le soient. Il ne s’agit pas d’un processus prévisible, mais d’un processus qui doit être vécu au même titre qu’une passion doit être vécue. La vie elle-même risque d’être forclose si l’on décide à l’avance de ce qu’est la voie juste, si l’on impose ce qui est juste à tout un chacun sans le moyen de pénétrer une communauté qui permette de découvrir le « juste » au cœur de la traduction culturelle. Il peut se faire que le « juste » et le « bon » impliquent de rester ouvert aux tensions qui assaillent les catégories les plus essentielles que nous exigeons, en acceptant un état d’ignorance au cœur même de notre savoir et de nos besoins, en sachant reconnaître la manifestation de la vie dans ce que nous subissons sans pour autant avoir de certitude sur ce qui adviendra.
Judith Butler
Article publié dans la revue Multitudes / 2004
1 Voir Carol Smart, Regulating Women.
2 Voir François Ewald, Norms, Discipline and the Law, A Concept of Social Law, A Power Without an Exterior, and Charles Taylor, To Follow a Rule.
3 Pierre Macherey, Pour une histoire naturelle des normes, in Michel Foucault philosophe, Rencontre internationale Paris 9, 10 et 11 janvier 1988, Des Travaux / Seuil, 1989, pp.213-214 (III).
4 Ibid, p. 215 ,
5 Cheryl Chase, Hermaphrodites with Attitude.
6 C’est une position avancée par Gayle Rubin dans son essai Thinking Sex.