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Archive journalière du 27 déc 2008

Batman / Christophe Siébert / Chimères 68

Je vis à la station Bonne-Nouvelle depuis deux ans. J’y passe tout mon temps et je n’en sors que pour aller m’acheter à manger et à boire. Les vigiles me connaissent et me laissent dormir là, certains usagers du métro me connaissent aussi et moi je connais leurs visages et leurs pensées. Même s’ils l’ignorent, je les protège. J’ai trente-cinq ans. Ma femme est décédée il y a trois ans, ce qui a fait écho a des années de distance avec la mort de ma mère qui pourtant n’avait rien à voir. Quand j’avais onze ans, mère avait été tabassée à mort par son mec de l’époque et j’y avais assisté caché sous la table. J’ai terminé en foyer et la police n’a jamais retrouvé ce type. Ma femme est morte du cancer, elle fumait et buvait trop et moi je fumais et buvais davantage, mais c’est elle qui est tombée malade. A cause de la douleur, elle a passé un mois sans parler et presque sans manger, ça ne me dérangeait pas puisque j’étais bourré tout le temps. Un jour, elle a eu un malaise. Le temps que le SAMU arrive, elle était inconsciente. Ils lui ont filé de l’oxygène, elle s’est réveillée dans l’ambulance, elle est morte à l’hôpital d’une insuffisance cardiaque. Ils ont retiré de sa gorge une tumeur toute noire et grosse comme le poing. J’ai picolé de plus en plus, j’ai perdu la maison, j’ai fini dans le métro et je n’ai plus parlé à personne. J’ai commencé à fouiller les poubelles pour récupérer les journaux que les gens abandonnaient. Je n’étais pas revenu à Bonne-Nouvelle par hasard, c’est là qu’on habitait avec ma mère et j’avais la conviction que le salopard qui l’avait assassinée n’avait pas déménagé. Je le sentais. Je savais que je le reconnaîtrais aussitôt que je le verrais. Il n’en était pas à son premier crime. En épluchant les journaux et aussi d’autres sources d’informations bien plus confidentielles, j’avais appris qu’il tuait des femmes depuis des années. Il n’avait jamais quitté ce quartier devenu son territoire. Il échappait à la police pour la simple raison que cette affaire était médiocre. Un meurtrier à la petite semaine, qui vivait avec des femmes pauvres et les tuait à coups de poings une ou deux fois par an, pas de quoi exciter un inspecteur, mais moi je ne pensais qu’à ça. Je recoupais, je guettais, je scrutais, je l’attendais et le jour où il serait enfin là je serais prêt à me venger. Je picolais pour tenir le coup. J’étais en contact avec à ma mère. Depuis que je m’étais investi corps et âme dans cette mission, je m’étais découvert des pouvoirs. Je détectais des signes dans les journaux et dans les affiches. Je sentais des odeurs. Je reconnaissais les victimes et les agresseurs. Certains morts me parlaient, pas uniquement ma mère, mais avec elle je discutais tout le temps. J’ai pu mieux la connaître. Je veillais sur cette portion du monde. Cette station de métro était devenue mon territoire, j’en connaissais les rythmes, je connaissais ceux qui la fréquentaient quotidiennement. Je repérais les indésirables et je les surveillais, je punissais ceux qui commettaient une mauvaise action. J’étais devenu un justicier. Il arrivait que je me trompe parce que je buvais trop. Il m’arrivait de croire à une agression alors qu’il ne s’agissait que d’une affiche publicitaire. Il m’arrivait de mal interpréter les signes distillés par le journal parce que j’étais trop torché, mais dans l’ensemble j’étais un bon justicier. Je veux vous raconter l’apogée de ma carrière. J’ai enfin trouvé l’assassin de ma mère. Il va enfin payer. Un indice majeur m’est apparu dans un exemplaire froissé de Vingt minutes. Une femme avait été battue à mort, ici même mais à la surface, dans un immeuble. Je savais lire entre les lignes et ma mère me le confirma : il s’agissait bien du même assassin, de cette ordure que je traquais sans relâche depuis deux ans. Ma quête arrivait enfin à  son couronnement. J’étais fébrile en recueillant les indices, les odeurs, les informations. J’appris qu’il serait à la station à dix-huit heures. Il sortirait du métro. Ce serait l’heure de pointe, tous mes sens devraient être en éveil. Je devrais être d’une vigilance sans faille.
J’étais tellement concentré sur mon affaire que je ne faisais presque plus la manche. Seuls les habitués me donnaient de l’argent, ceux qui connaissaient mon rôle et me remerciaient de la protection que je leur apportais. Je n’avais pas de quoi manger, seulement de quoi boire, mais cela me suffisait. Le matin les affiches publicitaires avaient été changées. Les nouvelles représentaient des hommes et des femmes beaux et bien habillés. Ils m’aideraient. Ils vantaient un parfum et des ordinateurs portables. L’odeur et l’information, mes deux sources de vérité. Ma mère aussi était là. Nous avons passé la journée à discuter. Nous savions qu’une fois ma mission accomplie, elle quitterait définitivement ce monde tandis que moi je pourrais au contraire y retourner. Je voulais quitter cette station et mettre mes pouvoirs au service de la justice.
A dix-huit heures, j’étais posté sur le quai qui allait vers la station Grand Boulevard, juste à côté du plan de Paris. J’attendais. Les signes indiquaient qu’il sortirait de la prochaine rame. J’avais dans la poche une bouteille de vin et un couteau avec lequel je lui percerais le cœur. Je ne voulais pas le faire souffrir, je n’étais pas un assassin. Ma mère se tenait à mes côtés, et mes autres alliés invisibles patrouillaient. Le quai grouillait de voyageurs bien habillés qui sentaient bons. La tension était palpable par tout le monde. Les animaux frémissaient. Une atmosphère de traque et de sauvagerie électrisait l’air.
Le métro arriva, stoppa, un flot de voyageurs en descendit et croisa le flot de ceux qui montaient. Il était quelque part. Il était là. J’observais la foule à la recherche d’un signe. La plupart des gens me lançaient des regards dégoûtés. Ils étaient confondus par mon apparence physique lamentable, par mon odeur, par ma posture, par ma bouteille. Ils étaient aveuglés par mon costume, ils ne comprenaient pas que j’étais l’instrument de la justice et du bien, mais quelques-uns savaient et l’admiration que je lisais dans leurs yeux me donnait du courage.
Je ne le vis pas, mais lui me vit. Il me parla. Ca n’était pas une voix mais mille voix, un brouhaha, toutes les conversations et toutes les pensées de tous les voyageurs qui, au lieu de s’entremêler en une cacophonie douteuse, convergeaient vers l’unique phrase, concentrée comme une flamme et dirigée vers le centre de mon crâne. Elle me brûlait, j’avais les larmes aux yeux, mon cerveau poussait de tous les côtés pour sortir.
« je suis là, je suis là, je suis là, je suis là… » Dans le brouillard de ma douleur, je compris que lui aussi avançait déguisé. Il aurait pu être n’importe qui. J’étais ballotté par les gens, ses pouvoirs me réduisaient à l’impuissance, je souffrais. J’étais consterné. Je reçus un coup par-derrière qui brisa le lien et dissipa la douleur. C’était deux jeunes habillés de survêtements informes et au visage de brute à demi dissimulé par une capuche. Ils me bousculèrent pour entrer dans le wagon. Ils étaient deux, mais c’était lui, c’était lui qui avait pris ce masque révoltant et dans leur sourire, je reconnus le sien, dans leurs yeux, je vis son regard. Tandis que la rame s’éloignait, dans ma tête, il disait : « je reviendrai, petit ; je reviendrai. » Je passais une heure en état de choc. Non seulement je me suis révélé incapable de le stopper, mais encore c’est lui qui m’avait nargué et défié. Je retournais à mon banc, des heures passèrent. Je réfléchissais. On me donnait du fric. Je ne sortais de la station que pour acheter à boire, je ne sais même plus s’il faisait jour ou nuit, je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je ne faisais que boire et réfléchir. Trois jours, peut-être quatre, passèrent ainsi. Ma mère m’aidait. Nous cherchions une faille, un moyen de le repérer, nous guettions des signes. Je lisais tous les journaux, tous les prospectus, le moindre papier froissé et jeté dans la poubelle ; je reniflais les tâches d’urine et les restes de nourriture, je cherchais une piste mais il n’y avait rien. J’étais défait. Il était venu, il s’était montré, il m’avait défié et je n’avais rien pu faire… J’étais au désespoir. C’est au bout d’une semaine de cette attente pesante et déprimante que j’ai enfin obtenu l’information cruciale. Je l’ai obtenue au prix d’un crime. Une autre femme avait été battue à mort quelque part à la surface, mais le journal me révéla enfin la part de vérité qui me manquait et me donna enfin une piste que je pourrais suivre : une odeur, un fumet de sang, un remugle qui venait des profondeurs, une trace qui menait à sa tanière. C’est là que je m’apprête à me rendre pour vaincre ou périr et là-bas, j’y vais seul, ma mère a cessé de m’accompagner, ça y est, je suis face à mon destin, mais pour que mon combat ou mon sacrifice ne soit pas vain, j’ai décidé de vous écrire ceci. Le témoignage d’un héros, d’un champion du bien. Il y a un passage secret et je le trouverai. Dans les ténèbres qui relient les stations, il y a un passage qui mène à l’infra-monde et c’est là que le meurtrier se cache, c’est là que je me rends avec l’espoir de revenir victorieux.
Christophe Siébert
Extrait de Batman, publié dans la revue Chimères n°68 / 2008
Auteur de J’ai peur aux éditions La Musardine
Christophe Siébert est membre du collectif Konsstrukt.
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