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Archive journalière du 14 déc 2008

Quelques mots pour Don Quichotte / René Schérer / Chimères 68

On n’aura jamais fini d’épiloguer sur l’alliance, qui est un trait du libéralisme d’aujourd’hui, notre souci insidieux et l’objet d’analyses contradictoires, entre une idéologie du « risque » et les préoccupations de plus en plus tatillonnes de la « sécurité ».
J’en lisais hier un excellent exposé critique dans un article du numéro 27 de Multitudes sous la plume de Valérie Marange : L’intermittent et l’immuable. Elle rappelait avec raison et commentait avec pertinence les cours de Michel Foucault au Collège de France, consacrés dès 1974 à la naissance de ces biopouvoirs qui caractérisent l’Etat moderne, à travers son système économique. Un texte qui plonge ses racines dans le libéralisme de l’âge classique et des Lumières, avec l’amorce des sociétés disciplinaires assurant, en même temps que la « production » du sujet moderne, son « assujettissement » ; et qui conduit jusqu’à l’esprit d’entreprise néolibéral, avec ses risques et le précarité du salaire, de l’emploi.
Le risque, oui ; mais alors, la sécurité ? Ne s’inscrit-elle pas, au contraire, selon la classique thèse libérale, comme son envers, et non comme son complément ? Jetée aux poubelles avec la protection de l’Etat-providence ? C’est la vieille logique selon laquelle l’indépendance s’achète aux dépens de la sécurité. Qui veut être libre le paie de sa certitude du lendemain et la tranquillité d’âme que donne le repas et le gîte assurés se paie de la servitude ; N’est-ce pas la répétition de l’histoire éternelle de la cigale et de la fourmi, du loup et du chien ; comme de celle du savetier et du financier ; de l’inquiétude d’Harpagon pour sa cassette? Car l’accumulation des richesses est aussi un risque. Nul, d’une certaine manière n’est plus heureux que celui qui ne possède rien. Acquérir la chemise d’un homme heureux ? Mais seul est heureux qui n’a pas de chemise ! sagesse du conte, celle des nations.
Sagesse d’un certain libéralisme qui a été la raison de sa séduction au moment où le plus grand danger était les contraintes de la discipline collective présentées comme condition première de la production des richesses, du bonheur matériel.
Ce serait voir pourtant un peu court, et mal comprendre ce qui se passe actuellement : justement, cette paradoxale alliance des opposés, une autre logique.
Car, l’économie du risque, à condition qu’on la replace dans un contexte plus large, qu’on l’envisage comme ce « phénomène social total » char au sociologue, ne se content pas de ce simple balancement. Elle n’oppose pas exactement la liberté à la sécurité ; elle en déplace la répartition et la signification. Le risque est pour l’emploi et la réussite sociale. La sécurité se répartit sur l’ensemble de la société et pèse sur l’individu dans toutes les modalités de sa vie. Il lui est enjoint de se jeter dans une lutte concurrentielle et de se façonner selon ses normes. Le risque a pour corollaire la formation et la préparation, le rejet en cas d’échec. Et cette formation prescrit la sécurité des normes.
Aussi tient-elle chacun au plus intime de lui-même : chacun sommé de se faire « l’entrepreneur de lui-même » d’inventer ses formes d’adaptation, de modulation de soi. La société de contrôle est avant tout d’auto-contrôle, le seul efficace, parce qu’il est intérieur ; une discipline intériorisée, en vue d’un risque calculé.
Cette assurance, quelque illusoire qu’elle soit, édifie l’autre volet de la contrainte sociale qui ne tend à rien de moins qu’à une sécurité universelle. A ériger autour de chaque individu, de chaque groupe, une barrière de sécurité. Une sécurité de l’incertitude, celle de l’emploi restant, au centre, la case vide et donc motivant le mouvement. L’exigence universelle de sécurité entoure l’incertitude de l’emploi à son principe ; une sécurité qui tourne autour d’une incertitude comme son pivot. Et qui motive une suspicion, un contrôle généralisé. Tout doit être assuré, sinon rassuré autour de ce centre incertain qui attire tout. Un risque et une sécurité complémentaires grâce à ce troisième terme qui en assure l’articulation.
Les sociétés, la jeunesse contemporaine ont donné à cœur joie dans un tel leurre, se sont jetées de propos délibéré dans ce piège. Au nom de la liberté ; au nom du rejet parfaitement légitime et respectable de la discipline et de son enfermement. Elles ont préféré le risque et le dehors. Mais sans prendre garde qu’elles donnaient tête baissée dans les filets du contrôle. A la place du risque aventuré d’une précarité dans la pauvreté, elles sont tombées dans l’indigence sordide et la misère surveillée.
C’est Péguy le premier qui a vu cela, qui a opposé cette pauvreté et cette misère, l’ennoblissement par l’une, l’avilissement par l’autre. Et à une époque, toutefois, où le contrôle n’était pas encore en place, où les disciplines étaient encore limitées aux seuls lieux d’enfermement. Mais il y avait pourtant déjà les contrôles des réglementations administratives ; et c’est à propos, justement, d’un de ces dispositifs de contrôle, un des plus anciens et des pires, celui de la réglementation scolaire, qu’il a, dans De Jean Coste, établi ce parallèle fulgurant, valable pour nous plus que jamais : « la modernité avilit ».
Il faut aller jusqu’à dénicher, faire ressortir, expulser cet avilissement qu’engendre, dans les comportements et dans les âmes, la société de contrôle.
Un avilissement qui est plus encore qu’une servitude ; elle est celle-ci, mais autre chose, de surcroît : une acceptation, une soumission volontaire.
Là aussi, il y en a un modèle ancien, archétypal ou paradigmatique, celui de La Boétie, celui de la Servitude volontaire.
C’est une répétition, mais sous une autre forme. Apparemment, sous la forme de son antithèse : non plus la soumission à l’Un monarchique, mais la revendication de l’individu ayant l’audace de risquer, de l’entrepreneur de lui-même. Et pourtant, c’est au cœur même de l’entrepreneur moderne, au sein du risque néolibéral se soumettant aux réquisitions de la norme que la soumission au contrôle normalisant va faire figure de l’Un.
Lisons Deleuze, que Valérie Marange cité également dans l’article que j’ai mentionné, comme ayant répondu, plus nettement que Foucault peut-être, à la sollicitation fallacieuse d’une éthique du risque qui nous a conduits au plus lamentable asservissement. C’est dans ce bien connu « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » dans Pourparlers : « Contrôle, c’est le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir » (publié en 1990 et nous y voici en plein) (1). Dans un raccourci expressif d’une lumineuse vigueur, Deleuze élucide la logique qui va enchaîner au monstre l’individu ; et par le moyen, non d’une contrainte imposée, mais de ses plus chers désirs, ce à quoi il attache le plus de prix, sa liberté même. La liberté d’oser et d’entreprendre, le risque. Dans la logique du dernier style de ce libéralisme que, de son côté, Pasolini, en préfigurateur, avait nommé « société de consommation », débouchant sur le contrôle généralisé, devant assurer au risque les moyens apparents de la réussite.
La discipline enfermante, explique Deleuze en substance, agissait comme un moule où se façonnait l’individu productivement efficace ; le contrôle à l’air libre étant une « modulation » continue suivant les fluctuations d’un changement identifié à la vie même. La substitution au cadre rigide d’une « géométrie variable » adaptée aux différents points de vue.
De là sa séduction, de là son emprise. D’elle à l’entreprise (osons l’à peu-près) la conséquence est bonne. « L’entreprise, écrivait Deleuze, est une âme, un gaz ». Elle nous pénètre, elle nous imprègne. Tout, dans la société contemporaine, – et ne disons pas seulement les sociétés du capitalisme avancé, puisqu’il est devenu la planète entière, l’humanité dans son unité feinte – porte son empreinte : « L’entreprise ne cesse d’introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même ». L’entreprise, c’est le mérite, l’entretien de la « motivation », de la formation. « Beaucoup de jeunes, conclut Deleuze, réclament étrangement d’être « motivés », ils redemandent des stages et la formation permanente ; c’est à eux de découvrir ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés ont découvert non sans peine la finalité des disciplines ». Voilà pour le désir qui anime l’entreprise et son esprit. Son âme, disait Deleuze en en dissimulant pas la répulsion qu’en lui cette association provoquait : « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde ». Le désir, attraction-répulsion et tout ce qui s’ensuit de paradoxes, puisque si, incontestablement, le risque a de la grandeur, il est, normé, indexé à celui de l’entreprise, marqué du sceau trivial du gain, de l’abjection de devoir gagner en marchant sur le corps des autres.
On évoquait la « logique ». Mais la logique sociale, pour parler comme Gabriel Tarde, a deux moteurs qui l’entraînent sans cesse sur son champ d’exercice et d’expansion, et qui, en l’occurrence, suivent les modulations de l’entreprise et de la société de contrôle : désir, certes, mais aussi croyance. Et quelle est-elle, que peut-elle être d’autre que, précisément, la sécurité, le cadre de croyance(s) et de certitudes(s) qui entoure le risque, le rende possible et légitime, tout en lui conservant cette tonalité d’aléatoire qui le constitue. La certitude s’est déplacée hors de son champ, elle fige en lui-même un « social » où la course est d’autant plus libre que les barrières sont assurées et les lignes rigides. Plus le risque s’accroît, plus le travail est aléatoire, plus les prescriptions deviennent draconiennes, plus s’étend le domaine des juridictions. Une société de contrôle tend à quadriller tout ; par principe elle ignore le « vide juridique » et, là où elle le détecte, a tôt fait de la combler. Grâce à son langage numérique binaire, dont je vois reprises et complétées les propriétés dans une intervention d’un colloque de novembre 2005 récemment publié (2), elle couvre le champ entier du virtuel, ou de l’anticipation jusqu’au détail des comportements, des déplacements, des intentions menaçantes.
C’est le règne universel de la police – qui a toujours signifié, avant tout, celle des conduites, des « moeurs ». Avec elle, plus d’ombre, plus de repli. Plus de pli du corps ou de l’âme qui ne soit à portée de connaissance. Avec elle, l’impulsion de croyance est comblée.
On se demande souvent pourquoi, ce qui est l’objet d’ailleurs d’un constat général, l’expansion du nouveau capitalisme s’accompagne d’une législation des moeurs de plus en plus coercitive et minutieuse. On y a vu, à l’époque où dominait théoriquement l’Ecole de Francgort, l’application d’un principe de « rendement » opposé au loisir délétère de l’Eros, idée illustrée par le fameux Eros et civilisation d’Herbert Marcuse, reprise de diverses manières dans toutes les analyses de tonalité marxo-freudienne opposant le principe de réalité à celui du plaisir. De telles relations de cause à conséquence pèchent sans doute par un peu trop de mécanisme. Elles ont le tort, également, d’opposer, en termes de classes, une censure s’appliquant unilatéralement à celle des travailleurs ; les capitalistes, selon une tradition fermement établie, étant supposés se livrer à toutes les licences. En quoi, cependant, la conception puritaine de Max Weber fondée sur l’ascétisme au travail, au coeur même du capital, n’est guère plus convaincante.
Bien plus probante, si l’on renonce à toute recherche de causalité unilinéaire, à une dialectique causaliste de type marxiste, est le recours à la simultanéité d’une commune émergence ; ce qui ne signifie pas, au demeurant, une simple rencontre. Mais renvoie la réponse à une logique sociale, à l’articulation des pièces dans le fonctionnement d’une machine, un dispositif commun, pour employer le terme de Foucault. Il appartient au dispositif du contrôle que le risque et la sécurité aillent de pair, que l’un s’appuie sur l’autre, que le panoptique qui fut déjà au principe de la société disciplinaire de l’enfermement soit intériorisé et ainsi rendu mobile, modulé.
Ainsi l’ordre des valeurs s’emboîte-t-il dans celui des faits. La réussite couronne la morale, la fortune récompense la vertu. Certes, cela, non plus, n’est pas nouveau et relève même de la plus vieille des rengaines catéchisantes. Mais aujourd’hui, s’insérant dans un autre contexte, l’accord des banques et de la morale trouve une justification plus raisonnable, apparemment, que celle de l’harmonie préétablie et de la finalité du bien, puisqu’elle est gouvernée par les lois de la productivité, de la rentabilité, de la concurrence, de la croissance ou du développement. Le mystère des voies divines est dissipé ; leur impénétrabilité s’ouvre, étale ses ressorts sur l’écran transparent de l’estimation numérique des chances. Apocalypse dont l’acteur, l’opérateur, est un sujet équilibré structuré par les efforts conjugués des sciences et thérapies, éthiques et diététiques de la personne.
A la fin de son article, Deleuze, se hasardant, pour une fois, dans une lice politique qu’il ne fréquentait guère, osant se prononcer sur un « programme » ou, plus simplement peut-être, s’exprimant à la manière du sage antique, s’interrogeait sur les ripostes possibles à un tel état de choses : « Une des questions les plus importantes concernant l’inaptitude des syndicats : liés dans toute leur histoire à la lutte contre les disciplines ou dans les milieux d’enfermement, pourront-ils s’adapter ou laisseront-ils place à de nouvelles formes de résistance contre les société de contrôle ? peut-on déjà saisir des ébauches de ces formes à venir, capables de s’attaquer aux joies du marketing ? » Et c’est là qu’il faisait part de l’inquiétante proportion des « jeunes gens » à se faire partie prenante dans un jeu dont les finalités ne peuvent que confirmer leur asservissement.
Il n’est pas de mon propos, ici de suivre (c’est encore une expression deleuzienne) « les anneaux d’un serpent ». Mais il me semble clair que la résolution de la problématique ouverte se trouvait certainement, dans l’esprit du philosophe, du côté, non d’un renforcement syndical, mais de celui « des marges », d’initiatives ponctuelles ; se glissant, à l’occasion, dans la logique d’entreprise, usant de la fluidité, de la précarité, comme d’une arme.
Aujourd’hui que souffle un renouveau de l’intérêt offert par la politique et que l’on peut questionner légitimement sur la forme qu’elle a adoptée chez Deleuze, je pense qu’il faut la chercher dans ces méandres, dan une appréciation juste de l »événement, une saisie de « l’occasion ». L’occasion, ce concept dont les sciences dites politiques, abusivement imbues de principes rigides, d’impératifs juridiques, ont rarement fait état, ce « kairon » de l’intelligence antique, l’opportunité source d’invention auquel seul, parmi les modernes, Kierkegaard a rendu justice.
Saisir l’occasion aux cheveux, retourner contre un système (ou, en l’occurrence, un dispositif) sa propre logique, voilà une stratégie qui n’était pas étrangère au situationnisme et qui n’a pas manqué d’inspirer, à mon sens, les diverses initiatives dont les sociétés de contrôle nous offrent, depuis quelques années, des exemples. On peut comprendre aussi ces ripostes sectorielles sous un concept large de l’anarchisme ou de la « désobéissance civile », qui fut chère à Henry David Thoreau lorsqu’il s’agissait, dans les Etats-Unis esclavagistes, de protéger les fugitifs contre la répression. Elles vont, de la revendication d’un statut des intermittents à la défense largement partagée des sans papiers, à la protection des enfants expulsés, aux interventions sur le « front » écologique. Voilà autant de résistances permettant de définir, plus un style qu’une théorie organisée, mais dont l’orientation est bien déterminée, et le sens clair, bien inséré dans une biopolitique, s’il s’agit de garantir, sur tous les points, de garantir la vie contre des atteintes devenues intolérables.
René Schérer
Extrait d’un article publié dans Figures de Don Quichotte / revue Chimères n°68 / 2008
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