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Archive journalière du 13 déc 2008

Ecrire déloge / Mathilde Girard / Figures de Don Quichotte / Chimères 68

Don Quichotte, la misère du monde et la littérature
Vous disiez ? Figures de Don Quichotte ? Figures des héros pour le temps présent ? C’est une provocation, probablement, sauf à penser que la littérature puisse encore se mêler de la réalité, voire qu’elle aurait vocation à nous en rappeler les traits de vérité. Alors soit. Essayons, circulons sur cette bordure qui sépare encore la littérature de la politique, défrichons ce chemin d’expérience, chemin qui toujours se repeuple de branches, de ronces et d’orties : comment y faire passer la politique? Comment faire passer sur ce chemin d’expérience le peuple absent, invisible ? Seule je n’y parviendrai pas. Nous écrirons collectivement, et nous ne terminerons pas, probablement.
Comment accueillir sur cette percée qu’est Chimères, quelque chose d’un peuple, d’une multitude politique, qui nous manquerait ? Ça sent déjà  le complexe… Peut-être, pour l’instant, ouvrir les yeux. Sur ce paysage étonnant d’une seconde ville dans la ville, urbanité précaire et transitoire des plus visibles : l’espace, la communauté de ceux qui s’appellent eux-mêmes « Enfants de Don Quichotte ».
De fait : nous n’accueillons pas les Enfants de Don Quichotte, nous ne leur ouvrons pas nos maisons, nous ne dormirons pas sous leur tente. Mais risquons néanmoins, par ici, l’expérience d’une hospitalité subjective, de « l’errance hospitalière ».
On associerait alors, par l’envers, sur ceci, de tout à fait éloquent : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Les mots, vous les reconnaissez, sont de Michel Rocard ; ça date, déjà, mais il n’est pas inutile d’y revenir… Et notre misère ? Quel accueil pour notre misère ? Question de principe, du consensus comptable et compté de la démocratie. Question de logement. La réponse trouvée ici a valeur de démonstration : c’est par la production des conditions de visibilité que la multitude prend forme dans l’expression d’une communauté. Triste constat : comme s’il nous avait jusqu’ici manqué l’évidence colorée d’une tente Décathlon pour mesurer et compter avec le paysage les singularités qui restent exposées au dehors : les Sans Domiciles Fixes.
Les singularités de cette multitude, les singularités plurielles des sans papiers et des sans domicile fixe se rencontrent autour du travail de la démocratie, comme procédure de « vérification de l’égalité » (1) qui se pose, s’expose et s’oppose sans terme à l’évidence consensuelle de l’inégalité sociale. Il s’agit en somme, en érigeant des tentes pour les uns, en se réappropriant le droit de grêve pour les autres, de prendre part au processus démocratique, d’y participer, par une « démonstration de communauté ». Mais plus encore, et en témoignent si justement les deux films de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, Paria et la Blessure, c’est à la jonction du visible et de l’invisible, de l’apparition et de la disparition, de la déclaration et du secret, que se joue la politique de la communauté, en tant qu’elle opère par déplacements, d’un territoire à l’autre, créant ainsi des topographies singulières, par où elle s’illustre, et où elle se retire. On retrouve la dynamique de ces mouvements dans l’esprit des luttes qui se mobilisent aux bords de cette communauté : luttes criantes et secrètes, alternativement. Secrètes parce que criantes, violentes, illégales. Secrètes aussi par élection, par désir. Et ce n’est certes pas un hasard si la question du logement est devenue le nerf de la guerre du terrain politique aujourd’hui, rassemblant dans les mêmes actions des jeunes squatteurs de 18 ans, des personnes sans papiers et sans domicile fixe. La violence préalable de la communauté répond alors à la nécessité de l’événement – comme effet / effectuation de puissance -, nécessité de « rendre visible l’invisible, [de] donner un nom à l’anonyme, [de] faire entendre une parole là où l’on ne percevait que du bruit. » (2)
Violence sans violence
Ou comment répondre à ceci : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
Poursuivons notre percée. Si l’affirmation qui précède relève d’une logique consensuelle par ce qu’elle tente, suivant des modalités discursives aujourd’hui particulièrement usitées, d’élaborer « une catégorie spécifique du multiple comme catégorie de l’Autre qui ne peut être accueilli » (3), il faudrait observer comment une telle injonction pourrait être ressaisie subjectivement. Car : « objectivement nous n’avons guère plus d’immigrants qu’il y a trente ans. Subjectivement, nous en avons beaucoup plus. C’est qu’ils avaient alors un autre nom, un nom politique : ils étaient des prolétaires. Depuis lors, ils ont perdu ce nom relevant de la subjectivation politique pour retenir leur seul nom « objectif », c’est-à-dire identitaire » (4).
C’est là que Don Quichotte, le Père, intervient. Grâce à lui peut-être, à sa force de persuasion pour inventer la littérature par l’anachronisme d’une quête impossible et ininterrompue, nous pourrons avancer dans cette expérience subjective. Comment être (devenir) des « enfants de Don Quichotte » ? Il y a un risque à prendre, risque littéraire des enfants mal nés que nous sommes, des enfants que nous restons, fidèles-infidèles à nos pères, enfants dispersés sur un pan de cette communauté de ceux qui n’ont pas de communauté. Quel est notre nom ?
En face de la machine identifiante qui m’incite à justifier d’une telle filiation, qui m’engage à m’engager politiquement, faute de quoi je devrais silence garder, je répondrai avec perversité, mais sans mentir, que je préfère engager la politique (plus qu’engager la littérature, la philosophie ou la psychanalyse), au coeur d’une expérimentation d’écriture. La question, ainsi, concerne le rapport possible à établir entre de possibles enfants de Don Quichotte, Don Quichotte le Père, la littérature, et nous ici, écrivant…
Mais en quoi une revue serait-elle capable de rivaliser avec la société ? Quels sont ses moyens ? Saura-t-elle faire de la place à ceux qui n’en ont pas ? Leur offrira-t-elle, au moins, une meilleure visibilité ? Et finalement, en quoi peut-elle leur être utile ?
A ceci nous répondrons par une nouvelle question : « Que signifie littérature utile sinon traiter les hommes en matière humaine ? A cette triste besogne, en effet, la littérature est nécessaire. Ceci n’entraîne la condamnation d’aucun genre, mais du parti pris, des mots d’ordre. Je n’écris authentiquement qu’à une condition : me moquer du tiers et du quart, fouler les consignes aux pieds. » (5)
C’est encore, d’une certaine manière, les relations du langage et de l’écriture à l’action politique qui sont ici dénoncées, dans un souci cher à Walter Benjamin pour qui la tâche d’une revue consistait à « prendre en considération une relation du langage à l’acte, dans laquelle le premier ne serait pas un moyen pour le second. » La construction d’une revue, son élaboration collective, se tissent sur cette crête éprouvante qui sépare la responsabilité politique de la responsabilité littéraire. Et la figure de Don Quichotte nous précipitera facilement dans l’abyme, dans l’indistinction de cet espace brumeux où s’agrègent la littérature, la poésie, la tragédie même, déplaçant les attentes d’une politique qui communiquerait ses contenus de façon manifeste. Nous ne sommes pas journalistes, et si c’est l’efficacité de notre projet qu’il nous faut prouver, nous décevrons, probablement, en choisissant d’écrire, simplement, attentifs au plus près de « ce qui prend forme ».
Un coup d’épée dans l’ordre des discours…
Mais encore. Pour avancer vers cette intervention de la littérature dans l’espace politique, nous poursuivrons ainsi : si le jeu de la police (entendu ici sous les deux sens du terme), est celui du partage entre l’Un et le multiple, entre Nous et les autres (c’est aussi le partage de l’Europe…), « la littérature est le mode de discours qui défait les situations de partage entre la réalité et la fiction, le poétique et le prosaïque, le propre et l’impropre. [...] le propre impropre de la littérature peut se résumer dans le coup d’épée de Don Quichotte, pourfendant les marionnettes de Maître Pierre. [...] L’installation de son théâtre (celui de Maître Pierre) présuppose une convention de suspension des conventions ordinaires de la référence. Le temps de la représentation, on ne croit que pour s’amuser, tout de même que les moissonneurs, réunis autour de l’aubergiste, se délassent à l’audition des exploits de chevaliers errants qu’ils savent appartenir à un temps révolu. Don Quichotte, lui, brise toutes ces conventions et ces suspensions convenues des conventions, il brise les cercles institués de la fiction et de la représentation et affirme par l’acte que toutes les histoires et tous les textes relèvent solidairement d’un rapport de vérité. [...] Face aux conventions du théâtre et aux contrats de parole en général, le coup d’épée du chevalier errant symbolise bien un mode d’être de la littérature comme mode suspensif de la parole. J’appelle suspensive, en général, une existence qui n’a pas de place dans une répartition des propriétés et des corps. » (6)
Il y a lieu ainsi de mettre en relation deux modalités de démonstration de l’égalité : une modalité qu’on dirait littéraire, esthétique, et une modalité politique. Le geste de Don Quichotte, et le geste de ceux qui se nommeraient ses enfants, les soi-disant « enfants de Don Quichotte ». Dans les deux cas, on assiste à une expression de communauté, à l’expérience commune du traitement d’un tort, lequel étant, pour l’un, le partage des régimes de discours ou des conventions de représentation, pour les autres, le partage social par le consensus inégalitaire.
Une communauté subjective – sans sujet
Au delà d’une réflexion directement politique sur l’espace démocratique, ces expressions nous retiennent par ce qu’elles relèvent de « processus de subjectivation » procédant par « désidentification » et « déclassification ». Le sujet politique s’invente et apparaît ainsi dans l’événement de son impropriété, « existence suspensive » qui l’expose à la communauté. Et quelque chose d’une rencontre, d’une participation, d’un rapport, se tisse entre cette subjectivité temporaire, mal identifiée, exposée au dehors (de la rue, de la société), et le « mode d’être de la littérature », la figure de Don Quichotte le Père, jusqu’à celui qui l’écrit. Filiation étrange, généalogie poético-politique de l’être-au-dehors… Expérience politique et expérience littéraire procèdent du même mouvement, par lequel un sujet parle bientôt pour un peuple, toujours à venir et déjà  venu : « But ultime de la littérature, dégager dans le délire cette création d’une santé, ou cette invention d’un peuple, c’est-à-dire une possibilité de vie. Ecrire pour ce peuple qui manque…(« pour » signifie moins â »à la place de » que « à l’intention de ») » (7).
Quand la multitude traverse les individualités, quand l’extérieur envahit l’intériorité, la communauté enregistre l’irruption d’un peuple au coeur d’une subjectivité devenue « sans sujet ». C’est dire qu’à la communauté (littéraire, politique), le peuple ne saurait manquer : il apparaît sur cet espace rendu vacant par des existences suspendues à leur identification.
De là, territoire, logement, habitation interviennent littéralement : à la jonction de la politique et de la littérature, de l’écriture ; jonction d’une multiplicité en attente, au dehors, d’une détermination sociale qui viendra la relever ; et d’une subjectivité sans sujet, écrivant, l’accueillant, l’accueillant écrivant.
La communauté apparaît ainsi à la lumière d’un double devenir : au cours du processus de subjectivation par lequel le principe d’égalité se vérifie dans un jeu politique d’émancipation ; et dans l’expérience du dehors, l’écriture d’une subjectivité sans sujet. Entre ces deux mouvements, ces deux tendances, on rencontre la même figure d’un sujet exposé à la présence incommensurable de l’Autre, d’un je traversé par un il, impropre, inclassable et égaré. Suivant le désir en fragments qui conduit l’écriture de Blanchot, ce fantôme est l’oubli témoignant du dé-sastre : « le désastre signifie être séparé de l’étoile (le déclin qui marque l’égarement lorsque s’est interrompu le rapport avec le hasard d’en haut), il indique la chute sous la nécessité désastreuse » ; il s’ouvre sur « l’espace sans limite d’un soleil qui témoignerait non pour le jour, mais pour la nuit libérée d’étoiles, nuit multiple ».
Ecrire déloge
« Ecrire ne loge pas en soi-même » écrit Kafka. Ecrire m’expose à la subjectivité sans sujet, à tout ceci, encore : « la solitude ou la non-intériorité, l’exposition au dehors, la dispersion sans clôture, l’impossibilité de se tenir ferme, fermé, l’homme privé de genre, le suppléant qui n’est supplément de rien. » (8). La pensée de la communauté, qui pourra prendre les formes d’une pensée de la démocratie ou d’une épreuve du désastre, prend acte de « l’expérience d’impropriété et d’exil qui lie la littérature à l’inquiétude du multiple » (9). Et s’il nous faut répondre à ceci : comment « accueillir toute la misère du monde » ? Nous répondrons, après Rancière, que « l’accueil passe très précisément par l’expérience de désappropriation de l’écriture. » (10)
Sans logis, sans papiers, écrivains, Don Quichotte père et fils : bien que toute identification soit finalement impossible, « Qui écrit est en exil de l’écriture : là est sa patrie où il n’est pas prophète. » (11)
Mathilde Girard
Article publié dans Figures de Don Quichotte / Chimères n°68 / 2008

1 Jacques Rancière, « Politique, identification, subjectivation », in Aux bords du politique, Paris, Gallimard, p. 112.
2 Jacques Rancière, « La communauté des égaux », in. Aux bords du politique, Ibid., p. 165.
3 Ibid., p. 184.
4 Ibid., p. 125. Souligné par MG.
5 Georges Bataille, « La littérature est-elle utile ? », in Oeuvres complètes, t.XI, Paris, Gallimard, 1988, p.12. Souligné par MG.
6 J. Rancière, « La communauté des égaux », op. cit., p. 190. Souligné par MG.
7 Gilles Deleuze, « La littérature et la vie », in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 15.
8 Maurice Blanchot, l’Ecriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 53.
9 J. Rancière, « La communauté des égaux », op. cit., p.197.
10 Ibid., p. 199.
11 M. Blanchot, l’Ecriture du désastre, op. cit., p. 105.
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