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Archive journalière du 10 nov 2008

Gargantua / François Rabelais

Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux,
Dans le dialogue de Platon intitulé le Banquet,
Alcibiade faisant l’éloge de son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes,
Le déclare, entre autres propos, semblable aux Silènes.
Les Silènes étaient jadis de petites boîtes comme on en voit à présent dans les boutiques des apothicaires.
Au-dessus étaient peintes des figures amusantes et frivoles :
Harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants,
Cerfs attelés et autres semblables figures imaginaires,
Arbitrairement inventées pour inciter les gens à rire,
A l’instar de Silène, maître du bon Bacchus.
Mais à l’intérieur, on conservait les fines drogues comme le baume, l’ambre gris, l’amome,
Le musc, la civette, les pierreries et autres produits de grande valeur.
Alcibiade disait que tel était Socrate,
Parce que, ne voyant que son physique et le jugeant sur son aspect extérieur,
Vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon tant il était laid de corps et ridicule en son maintien :
Le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fol, ingénu dans ses moeurs, rustique en son vêtement,
Infortuné au regard de l’argent, malheureux en amour, inapte à tous les offices de la vie publique ;
Toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir.
Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au-dedans un céleste et inappréciable ingrédient :
Une intelligence plus qu’humaine, une force d’âme prodigieuse, un invincible courage, une sobriété sans égale,
Une incontestable sérénité, une parfaite fermeté,
Un incroyable détachement envers tout ce pour quoi les humains s’appliquent tant à veiller,
Courir, travailler, naviguer et guerroyer.
A quoi veut aboutir, à votre avis, ce prélude, ce coup d’envoi ?
C’est que vous, mes bons disciples, et quelques autres fols en disponibilité,
Lorsque vous lisez les joyeux titres de certains livres de notre invention comme :
Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, la Dignité des Braguettes,
Vous jugez trop facilement qu’il n’y est question au-dedans que de moqueries, pitreries et joyeuses menteries
Vu qu’à l’extérieur l’écriteau (c’est-à-dire le titre) est habituellement compris, sans examen plus approfondi,
Dans le sens de la dérision ou de la plaisanterie.
Mais ce n’est pas avec une telle désinvolture qu’il convient de juger les oeuvres des humains.
Car vous dites vous-mêmes que l’habit ne fait point le moine ;
Et tel a revêtu un habit monacal, qui n’est en dedans rien moins que moine,
Et tel a revêtu une cape espagnole, qui, au fond du coeur, ne doit rien à l’Espagne.
C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé.
C’est alors que vous vous rendrez compte que l’ingrédient contenu dedans
Est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte ;
N’avez-vous jamais attaqué une bouteille au tire-bouchon ? Nom d’un chien !
Rappelez-vous la contenance que vous aviez.
Mais n’avez-vous jamais vu un chien rencontrant un os à moelle ?
C’est, comme le dit Platon au Livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde.
Si vous en avez vu un, vous avez pu remarquer avec quelle sollicitude il guette son os,
Avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelles précautions il l’entame,
Avec quelle passion il le brise, avec quelle diligence il le suce.
Quel instinct le pousse ? Qu’espère-t-il de son travail, à quel fruit prétend-il ?
A rien de plus qu’un peu de moelle.
A l’exemple de ce chien, il vous convient d’avoir, légers à la poursuite et hardis à l’attaque,
Le discernement de humer, sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse :
Puis, par une lecture attentive et une réflexion assidue,
Rompre l’os et sucer la substantifique moelle
Avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux grâce à cette lecture :
Vous y trouverez un goût plus subtil et une philosophie cachée
Qui vous révélera de très hauts arcanes et d’horrifiques mystères,
En ce qui concerne tant notre religion que, aussi, la situation politique et la gestion des affaires.
A présent, réjouissez-vous, mes amours, et lisez gaiement la suite pour le plaisir du corps et la santé des reins !
Mais écoutez, vits d’ânes, et puisse le chancre vous faucher les jambes !
Souvenez-vous de boire à ma santé pour la pareille et je vous ferai raison
Subito presto !
François Rabelais
Gargantua / 1535
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