Il faut abandonner l’idée que la culture serait, aujourd’hui comme hier, un domaine de distinctions particulières, associé à l’intelligence, à l’émancipation, à la capacité critique. La culture est de nos jours, et tout particulièrement dans un pays comme le nôtre, un moyen de gouverner les vivants – elle est l’une des composantes essentielles d’une biopolitique globalisée, au même titre que le sanitaire ou le sécuritaire, elle est l’élément, toujours plus efficace, d’une police générale du vivant. Le propre du gouvernement des populations, dans nos sociétés, est d’en appeler sans cesse à des technologies nouvelles, à des innovations incessantes, de s’exprimer sans fin, ne pouvant manifestement plus faire fond sur les vieilles recettes de la souveraineté ou des disciplines.
La « culturisation » de nos sociétés suppose un processus de radicale indifférenciation et de dé-hiérarchisation ; la sphère des « biens » culturels s’étend sans fin, elle est une sorte de plasma, de ciment liquide qui contribue puissamment à »faire tenir ensemble » les segments disjoints de nos sociétés, elle est un puissant principe agrégateur qui « rassemble » les chefs-d’oeuvre de la peinture exposés au Louvre, les vins de Bordeaux, le yoga et les séries TV. La puissance du motif culturel aujourd’hui tient à son installation à l’intersection des logiques du marché (elle est, pour l’essentiel, « marchandise ») et de la dimension la plus avantageuse du gouvernement des vivants (une marchandise… « pas comme les autres »). Le gouvernement à la culture, en effet, jouit de cet immense bénéfice d’être furtif, c’est-à-dire de se dérober en tant que forme, mode et procédure de gouvernement – il apparaît comme un moyen de promotion, d’occupation, d’amélioration – d’optimisation – de la vie, différencié mais non hiérarchisé, proposant des « biens » et des « produits » adaptés aux différents publics auxquels il s’adresse.
Dans le Grand dégoût culturel, j’essaie de tenir une position dont l’incommodité ne m’échappe pas : celle d’une radicale hétérogénéité de l’art à la condition culturelle. Ce que je veux dire par là, c’est, sommairement, que l’art, en tant qu’il est une sorte d’action, dévoilement d’une puissance d’agir et d’une puissance vitale avant tout (j’essaie d’éviter le recours au vocable trop chargé de « création »), l’art ainsi entendu se tient plus près de la politique que de la culture. Je ne veux pas dire par là que tout art aurait vocation à être politique, dans ses intentions et contenus manifestes, loin de là, je veux simplement suggérer que la possibilité, qui se vérifie constamment, que l’art scelle des pactes secrets ou publics avec la politique tient à une sorte « d’homomorphisme » de leurs procédures respectives : l’un comme l’autre, que l’on envisage les choses du côté des sujets agissants ou de ce qui découle du déploiement de leurs puissances (objets ou situations), ont la propriété (rare) de produire des déplacements significatifs et donc, à ce titre, de réinventer le monde. Ce que ne fait surtout pas la culture qui n’est, au mieux, que le mode gestionnaire, la police générale de ces effets produits, une fois que ceux-ci sont arrêtés, figés. L’art (comme la politique) est dynamique, la culture est statique. Dans la culture (une exposition, un musée, une commémoration, une visite du patrimoine…), il n’y a que des arrêts sur image(s), proposés à un public dont le propre est de « passer » et d’oublier. L’art, comme la politique, dispose de cette potentialité : il peut réinventer le monde, lorsqu’il a vraiment lieu il invente un monde, qui est une sorte de singularité universelle, et avec ce monde, sa mémoire inépuisable. Il a, à ce titre, partie entièrement liée à l’événement et à la communauté. De ce point de vue, bien loin que la culture constitue le prolongement naturel de l’art dont le propre est de discontinuer et de produire des commotions, la vocation de celle-ci est d’agir comme un système de domestication, d’anesthésie, voire d’annihilation des effets, disons, douloureux, périlleux de l’art (et de la politique aussi, d’ailleurs) : en réintégrant les effets de l’art dans la continuité des choses, en rétablissant l’emprise de la durée, en réifiant les chocs produits par l’art sous la forme d’objets culturels apprivoisés, appropriables, consommables. La vocation de la culture n’est donc pas du tout de rendre l’art « accessible » (à quelques uns ou à « tous »), mais bien d’en dissoudre le poison et de le retraiter en agrément et eau de toilette de la survie généralisée.
Alain Brossat
Entretien à la revue Mouvement / octobre 2008
le Grand dégoût culturel / 2008
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