Alors le Top a dit on va en saquer un. Alors le DG a répété on va en saquer un. Les Managers ont applaudi, l’actionnaire coréen ne plaisante pas. Right, il faut dégraisser. Dégainer notre plan social. Il faut prendre les mesures qui s’imposent.
Il faut en saquer un !
- Oui, mais qui ? a demandé le Top.
- Oui, mais qui ? a répété le DG qui, par éclairs, se voyait déjà au sommet.
Les Managers se sont interrogés dans le blanc des lunettes : oui, mais qui ?
Le groupe a recruté un silence passager.
Puis un deuxième silence est venu renforcer le premier. A l’instant même où le groupe s’apprêtait à recruter un silence intérimaire, le Top a dit stop. Stop, cela ne pouvait plus durer. Nous devons décider. Alors le DG a répété cela ne peut plus durer. Nous devons décider. Car, après tout, c’est pour cela que les actionnaires nous payent. Alors le Top l’a regardé d’un drôle d’air. Heureusement pour le DG, les Managers étaient d’accord. Nous devons décider. Après tout c’est pour cela que les actionnaires nous payent ! C’est le credo de la Compagnie :
Nous sommes les Décideurs !
Nous sommes les Entrepreneurs !
Nous sommes les Gagneurs !
Alors le Top a dit OK gentlemen à nous le beurre et l’argent du beurre, on va en saquer un. Bien entendu le DG l’a approuvé. Il a dit je ne peux que vous approuver. On va en saquer un et s’offrir la crémière par-dessus le marché. Les Managers ont renouvelé l’expression de leur solidarité : saquer, oui, mais qui ?
Alors le Top a dit : on va saquer Bracke. Alors le DG a répété : on va saquer Bracke pour le marquer à la culotte. Les Managers se sont enthousiasmés. Bracke, bien sûr, cela tombe sous le sens, comment n’y avons-nous pas im-mé-di-a-te-ment pensé ? Le DG s’est retenu de leur balancer : vous n’êtes pas payés pour ça. Tu gères, tu ne penses pas, c’est la loi du Manager. Sinon, c’est l’Anarchie.
Mais il n’a rien dit.
Le Top s’étant tu, il se tut lui aussi.
Alors le Top a ordonné faites-moi sortir le dossier. Alors le DG a répété faites-moi sortir le dossier. Qu’aurait-il pu dire d’autre ? Alors les Managers se sont énervés parce que le dossier ne sortait pas. Bracke, personne n’avait jamais entendu ce nom-là. Bracke, Bracke, Bracke, personne ne savait où il nichait ni ce qu’il trafiquait dans la Compagnie. Personne ne pouvait dire comment ce nom était arrivé sur les lèvres du Top. Bracke, l’illustre inconnu.
Cet anonymat est une force pensa le DG.
Mais il se garda bien même de le murmurer.
Alors le Top s’est impatienté il n’y a pas qu’une tête qui va tomber ! Alors le DG a répété il n’y a pas qu’une tête qui va tomber. C’est insupportable. L’actionnaire coréen ne plaisante pas. Alors les Managers ont tiré les Assistants par la cravate. Les Assistants se tournés vers les Services. Les Services ont diligenté des Runners. Les Runners ont averti les Chefs. Les Chefs ont convoqué les Sous-Chefs. Car, c’est une règle impérative dans la Compagnie, chacun doit apprendre à reconnaître son Chef. Les Sous-Chefs ont menacé les Adjoints. L’actionnaire coréen ne plaisante pas. Il n’y a pas qu’une tête qui va tomber. C’est insupportable. Les Adjoints ont balisé. Ils ont alerté les Secteurs. Les Secteurs ont réagi auprès du Desk, procédure Emergency. Le Desk a faxé tous azimuts. Ordre à tout le personnel : sortir le dossier Bracke. J’épelle : B.R.A.C.K.E. Urgence absolue.
Hourra ! Hourra !
Le dossier Bracke est sorti juste après déjeuner.
Oui, mais d’où ?
Alors le Top a dit on verra ça plus tard, passez-le moi. Alors le DG a répété passez-le moi, je vais le lui passer. Alors les Managers ont fait passer le dossier en agitant leurs nez pointus.
Le Top a lu bla-bla-bla… bla-bla-bla… Bracke : quarante ans, marié, deux enfants, depuis vingt ans aux Archives de la Compagnie. Le DG a lu la même chose mais il s’est dispensé de tout reblablater. Les Managers n’ont rien lu. Ils s’en tamponnaient le coquillard. Lire n’est pas leur job. Ils ne sont pas payés pour ça. Ils sont payés pour décider.
C’est le credo de la Compagnie :
Nous sommes les Décideurs !
Nous sommes les Entrepreneurs !
Nous sommes les Gagneurs !
Alors le Top a dit hum ! Hum a répété le DG ! Pour manifester leur adhésion totale au groupe, les Managers, en choeur, ont repris hum ! Hum, hum, ce dossier est vide, a humhumé le Top. Je ne vois même pas le dernier entretien d’évaluation de Bracke. Le DG a sauté sur l’occasion pour rappeler que c’est une règle impérative pour chaque individu au sein de la Compagnie – quel que soit son poste, quel que soit son rang – d’avoir, au moins une fois par an, un entretien avec son supérieur hiérarchique. Entretien au cours duquel sont évoqués les points qui ont été bons. Ceux qui ont été mauvais.
Les Managers étaient masqués.
Le DG a précisé sèchement que cet entretien doit être consigné par écrit et signé par les deux parties. Oui, par les deux parties ont repris les Managers pour signifier qu’ils n’étaient pas complètement largués. Mais le DG n’en avait pas fini.
Modulation I, aiguë : comment se fait-il que ce dossier soit vide ?
Modulation II, grave : dois-je vous rappeler que, sans cet entretien d’évaluation, pas de plan de développement de carrière ?
Le Top a dit merci pour cet exposé parfaitement modulé. Le DG a rosi je crois que cela méritait d’être répété. Mais, aujourd’hui, nous devons affronter le principe de réalité : à l’évidence ce dossier est vide. Bracke n’a pas été évalué. A tout hasard les Managers ont fait : ah ? Le Top a dit, gentlemen l’affaire est sérieuse, nous devons constater que Bracke agit en dehors de tout contrôle de la Compagnie. En franc-tireur. En agitateur. Qui sait, peut-être même en espion ? Spy ! ont fait les Managers qui ont toujours quelque chose à faire. Le DG a répété Bracke agit en marge de la hiérarchie. En solitaire. En free-lance. Qui sait, peut-être pour son compte ou pour le compte d’une compagnie étrangère ? Les Managers ont fait oh ! pour signifier qu’ils avaient du vocabulaire.
Puis ils ont redressé la tête :
Nous sommes les Décideurs !
Nous sommes les Entrepreneurs !
Nous sommes les Gagneurs !
Hourra ! Hourra ! Il faut en saquer un ! Il faut saquer Bracke.
Alors ils se sont transportés aux Archives derrière le Top et le DG qui n’avait pas l’intention de se laisser distancer.
Gérard Mordillat
Comment calmer M. Bracke / 2003
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