On pourrait se risquer à définir la condition de l’homme occidental contemporain comme celle d’un vivant qui, à défaut d’avoir totalement renoncé à l’amour et aux plaisirs de la chair, a troqué d’un coeur léger sa condition politique contre un système de couverture immunitaire. Qu’il désigne ces garanties et protections (constamment révocables, quoi qu’il en pense) comme les plus chères de ses « libertés » est l’effet de son inconséquence. Est ici à l’oeuvre un constant aveuglement quant à l’horizon dans lequel est appelée à se manifester l’autonomie des hommes… libres.
Les hommes. Le passage subreptice, au paragraphe précédent, du singulier au pluriel présente une aporie impossible à contourner. La formule vers laquelle incline ce texte, en ses commencements, serait celle-ci : l’homme occidental contemporain est désormais dépourvu de toute constitution politique, alors même qu’il persévère, fût-ce pauvrement, dans son être affectif, et qu’il est surtout, plus que jamais, un « travailleur » (fût-il « désoeuvré »). Cette formule à l’emporte-pièce fait référence au modèle de la cité antique où la politicité d’un sujet ou d’un groupe renvoie à une condition instituée et reconnue – celle d’un homme libre et non d’un esclave ou d’un étranger, ou bien celle d’un patricien par opposition à celle d’un plébéien… Dire donc que l’homme occidental contemporain n’est pas ou plus du tout un « être politique » vise à signifier que l’établissement, dans nos sociétés, de conditions formelles de citoyenneté, de nationalité, d’un système (variable) de libertés publiques et de droits n’est aucunement instituant de ce que les Anciens désignaient comme liberté et qu’ils associaient pleinement à l’être-à-la-cité – non pas simplement en termes de « participation » à la vie publique, mais tout simplement de coïncidence entre un destin individuel et un destin collectif.
Il s’agirait donc d’exposer l’illusion constitutive de l’apparence politique de nos sociétés : celle, notamment, d’une condition de citoyenneté éprouvée par l’immense majorité de ceux qui en bénéficient non pas comme vocation à être-à-la-cité mais comme rente de situation. Nos sociétés sont condamnées à l’apolitisme ou à la dépolitisation, dès lors qu’elles instituent des formes de citoyenneté destinées à établir des garanties immunitaires et non à fonder une vocation à être libre en tant que voué aux affaires publiques (c’est-à-dire pleinement exposé : pris dans le balancement entre le cursus honorum et le risque de la mort).
Mais, d’un autre côté, la disparition, dans nos sociétés, de la liberté en tant qu’état ou condition est assurément la rançon de celle des principes sur lesquels se fonde, dans la cité antique, le hors-champ politique de tous les « exclus/inclus » de la liberté et de la citoyenneté – à commencer par les esclaves. Dans ces conditions, où plus aucun sujet humain n’est a priori placé hors du champ de la politicité (même les enfants, les étrangers, les criminels, les fous… se voient reconnaître, à certains égards, une condition politique, quand bien même celle-ci ne serait pas « entière »), la politique se métamorphose, comme champ d’exercice de « l’être-libre » des individus ou des groupes, en pure potentialité. Tout un chacun, qu’il soit citoyen ou non, majeur ou mineur, malade ou en bonne santé, riche ou pauvre (etc.) peut avoir une expérience politique, peut être l’ingénieur de sa propre liberté politique en tramant des actions singulières intriquées à une multitude d’autres, peut entrer dans un jeu indéfini d’égalisation, de redressement du tort, de présentation des litiges. Mais ces usages de l’autonomie, ces actions se présenteront toujours non pas comme programmées par l’institution dite (à tort) politique, mais au contraire comme cela même qui vient en excédent de celle-ci et en perturbe l’exercice. L’irruption de la politique en tant qu’exercice de la liberté et création de valeurs prend toujours, dans les sociétés occidentales contemporaines, l’institution dite démocratique par le travers, la contrarie et l’offusque. (…)
S’il s’agit de réintensifier le modèle du combat, et même dans une certaine mesure de la guerre, ce n’est pas pour penser les collectifs résistants comme composant une armée en formation, à l’instar des bolcheviks ; être des guerriers, avec ou sans armes, des soldats, jamais. Ne pas rêver de la bataille (Clausewitz) qui tranche et décide de tout pour les temps et les temps, mais multiplier les escarmouches, les embuscades, les lignes d’affrontement ; épuiser l’ordre, exténuer l’Etat. Aussi bien, ne pas céder à l’obsession du nombre ; faire masse, faire meute, parfois, oui, dans un mouvement d’agrégation foudroyant qui emporte tout sur son pasge (c’est le beau modèle de l’émeute, selon Elias Canetti) – mais se délier de l’obsession de la majorité. Les « majorités » (parlementaires, électorales, arithmétiques) sont par définition inaptes à décider et à inventer un monde. Elles entérinent, avalisent, donnent forme et légitimité au déjà-là, déjà décidé ou, tout simplement, à l’ordre des choses. Et donc, être politique ne revient nullement à chercher sans fin à composer une ou des majorités ; c’est se doter d’une puissance, d’une capacité de perforation et de déplacement ; pour cela, selon les circonstances, les objets, les sujets et les lieux, il suffira d’être un seul, dix, cent ou il conviendra d’être un million. (…)
Au reste, s’il est un trait commun entre la démocratie antique et la démocratie moderne et contemporaine en tant que figures historiques, c’est celui-ci : elles sont des régimes de la politique dont le propre est de créer des synergies entre des hétérogéneités : l’isonomie et l’esclavage, le délibératif et l’absence des femmes à la politique, le sacre du citoyen et la colonisation, le suffrage universel et la généralisation des disciplines… Ce trait de la démocratie comme régime, machine à rendre compatibles les dispositifs les plus antagonistes, a atteint son stade terminal dans la galaxie des démocraties contemporaines ; pas regardante, la démocratie contemporaine fait bon ménage avec tout et son contraire : l’apartheid, le pouvoir militaire, le régime des castes, le servage, le travail forcé des enfants, le fondamentalisme religieux, la torture, les bains de sang et le reste. L’inscription du régime démocratique dans le sensible est celle-ci ; on peut évidemment dénoncer toutes ces figures de sa réalisation comme autant d’impostures et de mensonges et lui opposer une axiomatique philosophique du demos. C’est une posture philosophique possible, mais on peut douter de son efficience politique. La dispute autour du nom de la démocratie, de sa définition et de ses usages se trouvera promptement recouverte, dans un champ d’opinions diffractées, par les effets coagulants d’une conciliation inévitable autour du nom de l’Un-seul en partage – démocratie.
Or, tel est bel et bien le terreau fertile de l’opération contemporaine d’extermination de la politique : la pseudo-universalisation d’une forme politique unique, la proclamation d’une interdiction de différer d’avec ce régime. Porter l’assaut contre les abuseurs du nom de la démocratie en assignant celle-ci à d’autres approches et définitions ne permet pas de briser le cercle du Même dans lequel la politique vit sa mort aujourd’hui. Elle revient à se manifester personnellement, encore et toujours, en tant que « démocrate » exemplaire et vrai défenseur de la démocratie contre d’autres « démocrates » – défaillants ou transfuges. Or, dans un monde aussi inflexiblement romain que l’est notre présent toujours plus impérial, la posture démocratique, avec son culte du logos (que ce soit en forme de prise de parole ou de délibération) est dépourvue de la capacité de susciter des effets d’ébranlement. Dans un monde romain, il faut, pour produire des déplacements ou tailler des brèches, se faire plèbe ou gaulois. Présenter la différence vitale en ajustant le masque non pas du vrai démocrate, du Même restauré, mais en posant l’axiome : nous sommes l’autre. Nous, plèbe, nous barbares si vous voulez – pas du tout conservateurs des antiquités grecques. Nous ne vous demandons rien, nous présentons, nous déclarons, nous créons. Nous ne tenons pas particulièrement à être vos « égaux » – notre ironie est dans cette reformulation plébéienne du préjugé aristocratique : nous ne voulons pas être les égaux de n’importe qui – du quelconque, sans doute, mais certainement pas de toute la nomenklatura qui administre le malheur du monde et de sa séquelle ; il est un point où procédures d’égalisation et pratique conséquente de l’adversité se séparent.
Et donc : politiquement, nous ne sommes pas des démocrates. Nous ne sommes pas contre la démocratie, pour la bonne raison que celle-ci n’est qu’un de ces « mots puissants » qui, comme celui de Dieu, tire son efficience d’être l’indéfinissable même. Nous ne sommes pas contre, nous sommes plus outre. Nous vantons les puissances de l’oubli. La revitalisation de la politique passe par l’affaiblissement de ces mots thromboses qui encombrent nos espaces mentaux : démocratie, démocrate, démocratique. Par l’invention d’autres mots de la politique. Ne plus du tout nous penser et nous éprouver comme des « démocrates », lorsque nous nous éprouvons comme politiques et nous activons en faveur de la renaissance de la politique, mais plutôt comme des aliens, des Scythes, des Parthes. Et qui sont les vrais barbares – c’est ce que vous verrez à l’usage.
Alain Brossat
la Résistance infinie / 2006
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