Le capital et sa crise / Isaac Johsua

Dire le capital, c’est dire sa crise. Telle est, telle fût toujours l’instabilité foncière du système : ses phases d’essor ne sont que le prélude aux phases d’effondrement. Le libéralisme postule que la défense des intérêts privés converge en un équilibre collectif. La thèse de Marx est l’exact opposé, car elle voit au cœur du dispositif capitaliste la contradiction entre le caractère de plus en plus social de la production et la forme étriquée d’une propriété privée maintenue. Cette contradiction, latente en période normale, se dévoile lors des crises. Les décisions que chaque propriétaire privé prend pour sa sauvegarde particulière menacent alors la stabilité générale du système, précisément parce qu’elles ont une portée sociale.
Pendant longtemps, cependant, le système capitaliste a baigné dans un environnement de petite production (paysannerie, etc.) qui a atténué la portée de ses crises. Un milieu hétérogène introduit des discontinuités qui freinent la diffusion de l’épidémie. L’homogénéité d’une économie réduite à ses deux seuls pôles extrêmes des sociétés par actions et du salariat est au contraire un élément aggravant. J’ai ainsi pu interpréter la grande crise américaine de 1929 comme résultant d’un recul rapide de la petite production à la jonction des 19ème et 20ème siècles. Le bond en avant de l’espace couvert par les sociétés et le salariat a brutalement réduit la diversité de l’espace économique américain, libérant la déferlante des années trente. La crise américaine de 1929 ouvre donc l’ère des crises majeures car elle ouvre l’ère des crises à dominante salariale.
Comment alors expliquer qu’après la fin de la deuxième guerre mondiale on n’ait pas constaté une succession de crises de plus en plus violentes, mais, au contraire, trente années d’une expansion forte et régulière ? La première explication est qu’un nouveau mode de régulation de l’économie (dit fordiste) a été instauré, tirant les conséquences de la salarisation massive des économies développées, en prévoyant des moyens de stabiliser la demande en cas de récession débutante. Ce qui passait par un rôle accru de l’Etat, l’affirmation d’un nouveau rapport salarial, une place grandissante des transferts sociaux dans le revenu disponible des ménages ou encore un poids croissant des dépenses publiques dans le Produit intérieur brut (PIB).
Il est cependant impossible de penser la conjoncture d’après-guerre sans prendre également en compte la période 1914-45, exceptionnelle entre toutes, englobant sur une seule trentaine d’années, coup sur coup, les deux guerres mondiales et la plus grave crise économique que le monde ait connue. J’avance pour ma part l’hypothèse que les taux de profit élevés constatés à partir de 1946 en Europe et aux Etats-Unis s’expliquent comme étant, au premier chef, ceux d’une phase de rattrapage. En Europe, les deux guerres mondiales et la grande crise ont entraîné énormément de destructions, d’usure et de non-renouvellement du capital fixe. Dès que les conditions du redémarrage de l’activité ont été réunies, une vague d’accumulation s’est gonflée, alimentée par la possibilité d’importer l’avance technique déjà acquise par les Etats-Unis. Aux Etats-Unis, sous l’impact de la grande crise, le volume du stock de capital fixe productif recule ou stagne à partir de 1931. Ici aussi il y a un effet de rattrapage, au sens de « rattraper son retard » par rapport à ce qui aurait pu avoir lieu si le trend du passé s’était prolongé sur sa lancée. Dans un cas et dans l’autre, en Europe ou aux Etats-Unis, le renouvellement d’ampleur du stock de capital fixe, son rajeunissement massif ou la diffusion accélérée des innovations ont poussé vers le haut productivités du capital et du travail, soutenant le taux de profit.
Mais toute parenthèse doit se refermer : l’effet de rattrapage doit, par définition, s’épuiser. En Europe et aux Etats-Unis, les taux de profit entament leur chute à partir de la seconde moitié des années 1960 et le mouvement se poursuit jusqu’au début des années 1980. Un plus bas est alors atteint, l’existence même du système est menacée. Il lui faut absolument redresser le taux de profit et, pour cela, avoir à nouveau les mains libres. La régulation fordiste est brisée, les gardefous jetés par-dessus bord, les divers marchés libéralisés, l’Etat confiné.
La trajectoire séculaire du capital que nous venons de dessiner à grands traits montre que le capitalisme chemine sur un étroit sentier entre deux gouffres : celui de l’effondrement, si l’encadrement de l’activité est insuffisant, et celui de l’étouffement, s’il est excessif. La recherche acharnée du profit pousse à étendre la surface couverte par le système capitaliste aux dépens de la petite production, à augmenter ainsi son homogénéité, donc son instabilité, comme l’a montré la crise de 1929 aux Etats-Unis. Les méfaits de l’instabilité mènent ensuite à la réglementation, comme cela a été le cas après la grande crise, ce qui, en corsetant les entreprises, pousse à la chute du taux de profit. Au-delà d’un certain seuil de dégradation de ce taux, la réglementation mise en place est démantelée. Ce qui accroît à nouveau l’instabilité, comme on a pu l’observer dans les années 1990 après l’instauration de la mondialisation libérale : la crise mexicaine de 1994-95 n’a concerné qu’un seul pays ; celle de 1997 toute une région continentale, l’Asie du sud-est ; celle de la « nouvelle économie », en 2001, s’est attaquée au centre, aux Etats-Unis. Quant à la crise financière actuelle, elle menace le monde entier.
Dans les pays développés, le salariat constitue désormais l’essentiel de la population active. La petite production réduite à la portion congrue, il n’y a plus d’obstacle à ce que l’instabilité foncière du système puisse se manifester dans toute son ampleur. Dès lors, le fordisme détruit, quelque chose doit le remplacer, car le problème auquel il s’attaquait demeure : dans les moments difficiles, il faut soutenir la demande globale, pour éviter qu’une récession ne se transforme en dépression. La révolution conservatrice s’opposant énergiquement au partage négocié de la valeur ajoutée, il ne reste plus qu’une porte de sortie : pousser à toutes forces les dépenses des ménages vers le haut avec de moins en moins d’épargne, de plus en plus de dettes. En effet, à revenu constant, la baisse du taux d’épargne des ménages accroît la consommation sans bourse délier ; quant à la montée du taux d’endettement, elle augmente les dépenses de ces derniers sans passer par le « cauchemar » de la hausse des salaires réels. Aux Etats-Unis, le surendettement de ménages mis en régime de surconsommation a remplacé le pacte social keynésien. Ce pacte, négocié, pouvait par tâtonnements trouver un point d’équilibre. Le nouveau modèle, par contre, est explosif, car il repose sur une aggravation constante des déséquilibres. En principe pourtant, la hausse des taux d’intérêt devrait, si nécessaire, pousser les ménages à accroître leur épargne et à réduire leur endettement. Mais ce n’est guère le cas, le système emprunte la plus forte pente, celle de la facilité : c’est-à-dire consommer en confiant la fonction d’épargne aux gains virtuels de la Bourse ou de l’immobilier et s’endetter en comptant sur la montée du prix des actifs détenus ou sur de futures possibilités de refinancement. On s’habitue à l’argent facile qui, dans un univers de finances libéralisées et dénué de contrôles, ira alimenter les bulles spéculatives.
L’enchaînement qui, aux Etats-Unis, mène de la crise de la « nouvelle économie » (en 2001) à la crise financière actuelle est une parfaite illustration des impasses de ce modèle. La crise de la nouvelle économie a été précédée d’une bulle boursière d’une extraordinaire ampleur, le seul précédent comparable étant celui des années vingt. La spéculation aidant, une crise de suraccumulation et de surendettement est venue se greffer sur une montée rapide des profits. Comme on pouvait s’y attendre, la réaction ultérieure a été en proportion : l’éclatement de la bulle boursière a débouché sur une violente chute de l’investissement des entreprises (- 4,2% en 2001 et – 9,2% en 2002), entraînant un affaissement des niveaux de l’activité et de l’emploi.
Pourtant, la récession ne s’est pas transformée en dépression. L’explication se trouve du côté des dépenses des ménages, qui ont résisté. Les ménages ont poussé leur taux d’épargne à un plus bas historique (1,8% en 2001), favorisant la consommation. Surtout, une véritable thérapie de choc a été mise en œuvre, combinant politiques budgétaire et monétaire. Tournée vers le soutien au revenu des ménages, la politique budgétaire a opéré une stupéfiante volte-face, passant d’un confortable excédent de 239,4 milliards de dollars en 2000 à un imposant déficit de 282,1 milliards en 2002. Cependant, c’est la politique monétaire qui a joué le rôle essentiel : le principal taux de la Fed a été ramené en un temps très court de 6% à 1%. Du coup, entre 2001 et 2006, le taux d’endettement des ménages américains a réalisé un bond sans précédent de 30 points, ouvrant la voie à la crise de surendettement que nous observons aujourd’hui. On n’a pu surmonter les effets de la première bulle, boursière, qu’en se lançant tête baissée dans une deuxième bulle, immobilière. La crise actuelle, c’est en somme la crise de la nouvelle économie qui continue : celle-ci n’a pas été surmontée, mais seulement stockée dans les déséquilibres accumulés. Par une fuite en avant depuis longtemps engagée, les échéances ont été reportées, à l’aide du modèle que nous venons de décrire : de moins en moins d’épargne (privée et publique), de plus en plus de dettes (celles des ménages). Encore faut-il financer la surconsommation ainsi portée à bouts de bras. Compenser le déficit d’épargne intérieur et alimenter la boulimie consommatrice exige du reste du monde un apport constamment renouvelé de sommes énormes, atteignant en 2006 plus de 6% du PIB américain. Aux déséquilibres internes de l’économie américaine, le modèle rajoute les incertitudes constamment renouvelées du financement d’un déficit externe devenu abyssal.
L’éclatement d’une bulle immobilière a des effets bien connus. Le risque le plus grand vient de la restriction de crédits que peuvent pratiquer des banques qui se sentent menacées, qu’il s’agisse des crédits hypothécaires (pour les achats de logement), des crédits à la consommation ou de ceux destinés aux entreprises. Une telle politique pourrait paralyser l’économie américaine et la précipiter dans la récession. Elle peut peser particulièrement lourd sur des ménages habitués à consommer à crédit. N’oublions pas l’effet richesse, qui postule un impact négatif sur la consommation de la baisse de la valeur du logement, surtout pour des ménages habitués à « adosser » leurs divers crédits sur la valeur de leur maison. Or, la consommation des ménages occupe une place exceptionnelle aux Etats-Unis (70% du PIB).
Les crédits à risque (subprime), dont on a beaucoup parlé, ne sont qu’un accompagnement logique de la bulle. La véritable innovation réside dans la titrisation des créances bancaires. Nombre de banques américaines ont pris leurs précautions, en transformant les crédits hypothécaires qu’elles ont accordé en titres de créances, qu’elles ont vendu. L’avantage est d’éviter la concentration dans les bilans des banques de créances douteuses. L’inconvénient est de disséminer le risque dans toute l’économie nationale, voire internationale : les milliards et milliards de créances douteuses n’ont pas disparu, ils sont logés quelque part, mais où ? La méfiance devient universelle. Deux types de crise menacent alors les banques. Une crise de liquidité, car il devient de plus en plus difficile pour les banques d’emprunter de l’argent auprès d’autres banques, ce qui contraint les banques centrales à des interventions massives. Une crise de rentabilité, car les pertes liées à la crise immobilière viennent en déduction des profits, ou sont couvertes par de nouveaux apports de capitaux (s’ils sont possibles) ou mènent à la faillite. Des institutions aussi prestigieuses que Citigroup, Merrill Lynch ou JP. Morgan ont annoncé des sommes colossales de dépréciations d’actifs pour les troisième et quatrième trimestres 2007. Une nouvelle phase de la crise est franchie : l’appareil bancaire de la première puissance mondiale est durement atteint, certaines parmi les plus grandes banques sont menacées.
Face aux périls, les marges de manœuvre de la politique américaine sont fortement réduites. En 2001, on est parvenu à éviter une vraie dépression en portant à bouts de bras la dépense des ménages. Ces moyens ne peuvent plus être utilisés, en tous les cas pas à la même échelle. Le taux de la Fed a été ramené en catastrophe (le 22/01) à 3,50%, mais, d’une part, il n’est pas sûr que cela incite les entreprises à investir et, d’autre part, jusqu’à quel point cela peut-il pousser les ménages à s’endetter, alors que nous sommes précisément face à une crise de surendettement ? De son côté, le taux d’épargne des ménages est nul, et, pour financer le plan de relance Bush (de 150 milliards de dollars), il n’y a plus d’excédent budgétaire, mais un déficit (qui s’élève déjà à 2,6% du PIB en 2006). Enfin, nous avons toujours l’épée de Damoclès du déficit de la balance américaine des transactions courantes, qui pousse à la chute du billet vert face à l’euro.
L’économie américaine est placée devant un dilemme redoutable : soit on réduit les déséquilibres, mais au risque de la dépression ; soit on relance l’activité, mais en aggravant les déséquilibres. Si le taux d’endettement des ménages baisse, le niveau d’activité est menacé ; s’il poursuit son ascension, il prépare la future crise. Si le taux d’épargne des ménages reste à son niveau d’insignifiance, il ne garantit pas le financement de l’économie américaine ; s’il se redresse, il porte atteinte à la consommation. Si la Fed continue à baisser ses taux, elle risque un krach du dollar ; si elle veut écarter ce risque, elle ne baisse pas ses taux, mais n’apporte pas d’aide à l’économie.
L’économie américaine joue le rôle de locomotive pour le monde entier, et il n’y en a pas d’autre. C’est dire ce que serait l’impact d’une récession américaine. La mondialisation libérale a renforcé cette fragilité, en généralisant le salariat, en instaurant une financiarisation grosse de périls nouveaux, en interconnectant la planète entière. La fabuleuse croissance chinoise n’est pas un recours : elle est en réalité largement dépendante du niveau d’activité américain et ainsi en est-il pour nombre de pays émergents.
Alors qu’on n’en avait plus connu depuis la grande dépression, la succession de crises financières depuis les années 1990 montre que le grand responsable de la situation actuelle est la mondialisation libérale. Il faut tout reprendre de A à Z, balayer le tout marché et l’inadmissible liberté laissée à la rapacité du profit. Il y a un devoir d’ingérence économique, en faveur de l’immense masse de la population, les travailleurs, de façon à ce qu’ils ne supportent pas les conséquences d’une crise qui n’est pas la leur, et que l’on ouvre enfin la voie à un système tourné vers la satisfaction des véritables besoins sociaux.
Isaac Johsua
Economiste, membre du Conseil scientifique d’Attac / 29 janvier 2008
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